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Livre - Page 10

  • Le Clézio, ron, ron...

    Pine ivre.JPGNos deux filles, ennemies inséparables, arrivent au Kremlin-Bicêtre si cher à Fernand Raynaud, Maubeugeois d'honneur : "Malraux, Disney, au Kremlin-Bicêtre, c'était notre nouveau monde" (retour aux sources lecléziennes). Un endroit bizarre, à moitié accroché à un tertre, des immeubles alentour, des rues qui ont l'air d'aller nulle part" (on allait le dire), sauf l'autorouote avec son bruit de fleuve en crue, et le grand cimetière de l'autre côté. Au début Bibi et moi nous nous bouchions le nez quand nous passions par là, on faisait ça autrefois devant le cimetière sur la route de l'école à Takoradi" - qu'est-ce qu'ils sont primitifs ces gens-là, ils ne sont pas près de s'assimiler je vous le dis, "Attaque aux radis!" "Et puis tous ces gens, dans le métro, dans les bus, à pied dans les rues, ces gens qui ne s'arrêtaient jamais. Très vitre on a appris qu'il fallait effacer le passé. Pour moi c'était facile, parce que ça faisait longtemps que je n'avais plus de vie. Tout ça là-bas était frappé d'irréalité" - c'est vrai, Modiano nous fait ce coup-là aussi. "Mais pour Abigaïl (elle ne voulait plus que je l'appelle Bibi) c'était presque insurmontable. Quand elle revenait du collège du 14-Juillet" ( ce n'est pas l'école primaire de Troyes), "elle s'enfermait dans sa chambre avec ses poupée, ses photos, avec les magazines de mode que Chenaz" (le père) "ramenait du boulot, car la Madame Badou" (la mère) "avait trouvé à travailler comme secrétaire chez un dentiste de la rue Friant, qui était aussi son amant", car dans les livres, les vagins sont voraces. Monsieur Badou, lui" (le père), n'avait plus sa place parmi nous. Après un passage par Paris il était allé vivre en Belgique, il était devenu factotum dans un restaurant populaire" ( ou garde-barrière dans l'aviation sous-marine on n 'en a rien à foutre) "au bord de la mer du Nord. Il avait bien essayé de reprendre Bibi, mais Chenar" (la mère) "n'avait pas voulu, elle avait fait une croix sur leur histoire commune, elle avait même demandé le divorce. Tout ça pour moi n'avait pas beaucoup d'importance. C'étaient les trucs et les machins des adultes, qui ne se soucient que d'eux-mêmes." Bien vu Le Clézio pour se glisser dans les jeunes filles. "Mais celle qui m'attristait, c'était Bibi, parce que je voyais bien qu'elle ne s'en remettait pas. Je restais avec elle après l'école, je la regardais tourner les pages des magazines ou bien tresser les cheveux de ses poupées comme si elle avait encore dix ans. On parlait un peu, on faisait semblant d'être encore là-bas, dans la maison banche" (évidemment, pas noire), avec le jardin et la guenon Chuchi, la chienne Zaza" (amie intime de Simone de Beauvoir), le chien-loup et les oiseaux", l'un dans l'autre, et que ça devait durer toujours", et toujours en été. Un jour on se réveillerait, et tout serait comme avant", comme dans la jeunesse de Finkielkraut.

    "Elle s'endormait dans mes bras, je caressais ses cheveux soyeux. Je lui chuchotais des histoires". Arrêtons, les larmes coulent, comme après quatre ou cinq bâillements. De deux choses l'une : ou bien la dimension littéraire n'a plus rien à nous apporter, ou bien le lecteur que nous sommes n'est plus capable de lire que des choses qui le concernent directement, comme les immigrés (ceux de maintenant, pas ceux des années 6o), Marine Le Pen ou la tronche à Hollande. Mais c'est très banal aussi. Enfin, vu d'ici, à Bordeaux-sur-Garonne. Que dire de plus ? Le titre, Tempête, par Jean-Marie-Gustave-Adolphe-Antonin Le Clézio de la Margelle-aux-Douilles et de l'Académie Française, chez Gallimard.

  • N'importe quoi hors de propos

    Personne ne peut plus montrer des preuves sans se faire opposer des preuves inverses, des calculs sans en recevoir d'autres en pleine poire et qui disent le contraire, tout le monde a raison et tout le monde à tort, et comme dit Montaigne à peu près, "il n'est cause si juste ni si fausse qu'elle ne trouve ses approbateurs et ses détracteurs 10 tonnes, et ceci à l'infini" - donc, il préférait soutenir les catholiques et le roi, et se taire lors du massacre de la St-Barthélémy, silence assourdissant passé sous silence par des commentateurs et thuriféraires bien embarrassés de l'auteur des Essais. Un tel reflux, un tel refus de la raison engendre un conservatisme plombant, "on sait ce qu'on perd mais on ne sait pas ce qu'on gagne", ou bien au contraire une fuite en avant, bougeons, bougeons il en sortira toujours quelque chose, voir l'Education nationale, ou bien, tous vont se replier sur leur communauté ou leur petit cervelet individuel et portatif, depuis celui qui croit avoir raison etevient fanatique, en passant par les sectes, jusqu'au gros j'men-foutisme individualiste et qui, disait Coluche, "ne demande qu'une chose, c'est qu'on ne lui demande rien".

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    Et maintenant, allez-y, gouvernez. A votre tour de prendre des pierres dans la gueule. Car, disait un humoriste américain mort, "si votre aversaire vous écrase du poids de ses arguments, rien n'est perdu : VOUS POUVEZ ENCORE L'INSULTER"' ! Vu que Le Pen se prétend apaisante, Bachar el Assad défenseur des libertés et que madame Pinochet répète que son mari était un grand homme, que voulez-vous que je vous dise ? N'importe quel gouvernement, quel qu'il soit, trouvera toujours en face de lui des empêcheurs de gouverner, qui lui foutront des bâtons dans les roues, multiplieront les manifestations pour tous ou les bloquages de carburant, et qui gueuleront ensuite "on vous l'avait bien dit que ça ne marcherait pas".

    Gouverner c'est prévoir ? certes, mais comment un navire comme le Titanic peut-il slalomer à toute pompe au milieu des icebergs sans se fracasser la panse ? Il faudrait à la fois un forte personnalité, avec un ensemble de personnes estimables et estimées, qui pourrait dire parfois "nous nous sommes trompés" sans aussitôt déclencher un tir de feux d'artifice malfaisant de la part de l'opposition qui interpréterait cela comme une reculade, ni pour autant museler la presse ni empêcher qui que ce soit d'aboyer. Il n'y a rien d'original dans cet enfonçage de portes ouvertes. Et Zemmour direz-vous, nous l'avons perdu de vue ? Non. Il affirme lui-même n'être qu'un sismographe, enregistrer comme un miroir stendhalien, mais c'est faux : le moindre de ses propos suinte l'ironie fielleuse et revancharde, personne ne peut rendre compte de la réalité dans toute sa complexité.

    Ce qu'il faudrait, alors, c'est du calme, une renonciation à la politique-spectacle, à la guignolisation générale de la société, à la paranoïa des journaux télévisés qui empoisonnent la France depuis des décennies. Mélangeons (Mélenchon, c'est marrant) tous les ingrédients de la raison, du coeur, de la méfiance, de la confiance, mais pour cela, prenons le temps de respirer, de ne pas chercher le conflit à tout pris, un peu de bromure pour tous par pitié, soyons sereins cui-cui, et sincères. La politique n'est pas un combat de boxe. N'exaspérons pas les mauvaises nouvelles, mais ne les passons pas sous silence non plus. Ah c'est dur de tenir le juste milieu sans piquer un roupillon.

    Mille excuses pour ce prêchi-prêcha, moi aussi je voulais devenir curé avant ma puberté, c'est curieux j'ai changé, comem Sarko, ou Coppé. On écoute Zemmour, que je n'ai voulu ni défendre ni attaquer, lâchement. De plus, cet ouvrage est largement antérieur aux grandes vagues migratoires catastrophiques pour ceux qui partent ou pour ceux qui refusent, mais c'est top petit chez moi et comme c'est curieux, tout le monde manque d'espace chez soi. N'encensons pas ce trublion de Zemmour, qui n'est ni la Bible ni le Coran ni le Talmud, mais ne l'ensevelissons pas non plus sous les crachats glaireux, attention, je vais lire :

    "En devenant une ville-monde, Paris est atteinte de schizophrénie, prenant son autonomie par rapport à l'Etat-nation, tout en continuant à abriter le lieu d'un pouvoir étatique de plus en plus vidé de sa substance.¨Paris - et sa région - continue d'assurer la redistribution à l'échelle nationale, mais sa richesse et ses habitants deviennent de plus en plus extérieurs au reste du pays.

    ¨"Paris incarne cette France moderne, qui bénéficie des retombées favorables de la mondialisation, chérie à la fois par les élites mondialisées et par les représentants de l'Etat français, ceux-ci désormais inféodés à celles-là. Auparavant, il y avait Paris et, au-delà des fortifs, la Zone. Aujourd'hui, il y a la ville-monde et le reste est "la Zone".

    "Paris installe des socialistes rose pâle à sa tête et vote oui à tous les référendums européens, abrite la jeunesse favorisée et diplômée qui ne jure que par la diversité et le multiculturalisme." C'est Braudel qui a parlé pour la première fois de "ville-monde", concentrant l'économie mondiale ; de nos jours, Zemmour mentionne New York, Londres, Tokyo, Francfort, Paris, Shanghaî. A signaler cependant qu'il me semble excessif d'attribuer aux seuls bourges de Paris la disposition d'esprit ci-dessus décrite, qui me semble bien plus relever d'une localisation sociale que d'une localisation géographique.

    Il est vrai aussi que les péteux du Vingt-Heures qualifient aussitôt de "village" toute agglomération comptant moins de 10 000 habitants, ce qui est pour le moins exaspérant. "Paris incarne cette France des métroples globalisées, polarisées entre classes supérieures et immigrés, que le reste de la France (classes moyennes et populaires dans le périurbain et les petites villes qui souffrent des délocalisations industrielles et des suppressions de services publics, postes, tribunaux, casernes, hôpitaux, au nom des économies budgétaires) regarde avec un mélange d'envie, de ressentiment, de tristesse, de sentiment d'abandon et d'incompréhension. Les colères de la "manif pour tous" contre le mariage homosexuel, ou la fureur des "bonnets rouges" bretons contre l'écotaxe ont en 2013 exprimé la fureur de la France des parias contre la ville-monde Paris et ses petites sœurs globalisées.

  • Dernier message avant suppression de tout blog parce qu'avec Hautetfort c'est le merdier bien fort

    Croix.JPG

    Néron fut peint par Domenico Fetti, au début du XVIIe siècle, illustrant le livre éponyme d'un certain Franzero, Italien écrivant en anglais (1955). C'est un étagement chronologique : 60, 1615, 1956, 2014. Néron est représenté en contreplongée, dans les ocres et les bistres. Le raccourci de perspective nous jette à la gueule d'abord un poing agrippé à un sceptre, lequel forme un angle de 45° avec le rebord de couverture. Nous ignorons si c'est un détail de tableau, ou le tableau entier ; mais Fetti est classé "peintre baroque", mort à 35 ans, son modèle Néron s'étant suicidé à 31. Ce poing, grossier, brutal, impossible à desserrer, s'élargit en avant-bras raccourci, musclé de graisse, blême, crispé sur la prérogative du pouvoir qu'il entend bien ne pas lâcher.

    Le retroussis de manche marque le début d'une escalade textile à gros plis rocheux jusqu'à l'épaule, prolongé dans le dos par un drapé rudimentaire. Le vêtement de l'Empereur s'agrafe en avant, sous le cou rond et gras. Alors commence la physionomie d'une brute, d'un fou abruti, couronné d'un laurier jeté là comme une touffe hirsute, correspondant en sombre aux renflures du dos et prolongeant l'ocre jaue en vert noir d'algues malades. Entre la touffe de lauriers et le grassouillet du cou s'étale le plus somptueux visage d'abruti : un double menton veule, une mâchoire mal rasée, une oreille vaste et rose. Le front reste bas, buté, sans trace d'intelligence.

    L'œil que l'on voit reste fixe, dardé sur un point inconnu, parallèle aux deux limites du cadre. Le nez, petit, droit, sans caractère. La bouche gourmande et grasse, bloquée par une fossette, une pommette immense. L'expression est lippue, le menton en galoche ronde et surplombant tout le tableau de sa masse énergique et molle : Néron est un méchant gros, un cruel gras. Il semble fardé et parfaitement crétin, surestimé, dangereux. Ce profil dégage une profonde répulsion chez celui qui le regarde. Il dépeint une grosse vache qui doute profondément de sa virilité, de son être, de sa force ou de sa faiblesse, qui en rajoute tant qu'il peut dans l'orgueil et la cruauté, la dissimulation brutale et la raideur molle.

    Lâche et féroce, imbu de sa personne au point de prendre ses sursauts de vanité pour un profond sentiment artistique. Aveugle et fou furieux. C'est ainsi que l'Eglise et le sens commun veulent représenter Néron, véritable repoussoir, incarnation de tout ce que l'embonpoint peut avoir de répugnant et de bestial. De ce point de vue, ce tableau est une réussite. Sous le poing et le sceptre, le flanc se recouvre de vert véronèse décomposé (ce peintre mourut en 1588). Un vague baudrier, ou bien la bande d'un tissu, forme avec le sceptre un triangle équilatéral : ici la rigidité géométrique ne laisse place à aucune pitié, à aucune structure humaine ou miséricordieuse, mais s'accorde à toutes ces teintes rompues, malsaines, cadavériques. Cette tête fascinante et poupine, cette mâchoire arrondie, ces traits comme inachevés, nous surplombent de toute leur majesté surjouée, de carton pâte et de chairs morte, de viande avariée. Le visage n'est pas exactement de profil, nous y voyons la jonction animale des sourcils, une ébauche d'orbite gauche, une poursuite d'arrondi dans le menton ; une dégringolade à peine marquée sous la mâchoire , une barbe mal faite plaquée là sur des adiposités nourrissonnes : c'est à de tels traits que fut soumise la Ville de Rome.

    N.B. Ce tableau est représenté comme le portrait de Domitien (81-96), autre grand malade

  • Belle du Seigneur ou Celle du Baigneur

    Le lecteur s'étouffe, se gave, suffoque, plein de ricotta jusqu'à la glotte. Il a hâte, lui aussi, que cela finisse. Le drame est que la comédie se poursuit jusqu'aux dernières pages où l'on sent qu'il n'y aura pas de fin, comme en enfer, comme en huis-clos - jusqu'au suicide dans une chambre de grand hôtel, en 1937, ce qui nous épargnera la Shoah, car cette oeuvre fut commencée avant la guerre et finie après elle. Dommage tout de même dirai-je en premier lieu qu'un livre se termine par un gros ouf. Dommage qu'on n'ait rien appris de classable, dommage que la dénonciation des clichés n'ait abouti qu'à ce cliché supplémentaire appelé "dénonciation des clichés". A présent, 57 ans après mai 68, c'est l'ouvrier qui se fait caricaturer chez les Deschiens, c'est les Arabes qui s'en font mettre plein la gueule et méchamment, tout est devenu beaucoup plus grave, non pas au sens sérieux, mais au sens épidémique du terme. C'est l'humour qui de nos jours a pris un coup de vieux, un coup d'aigre, un coup de vert-de-gris. Bien qu'il soit devenu plus nécessaire que jamais, plus difficile que jamais, au point que certains fanatiques veuillent l'interdire, femmes, religieux, charbonniers faisant suspendre d'antenne Le bougnat de Sheïla ou Les jolies colonies de vacances que l'on n'entend plus sur les ondes, voire un couplet des Trompettes de la renommée qui n'ont plus l'heur de plaire à certains "groupes de pression" comme on dit.

    Et comme disent les intoxicateurs appelés "présentateurs du JT", "voyons un peu ce qu'en disent nos voisins", non pas les Anglais de Monty Python mais le hawaïen Wikipédia. Nous nous apercevons alors de notre immense superficialité, de notre refus à notre tour de prendre au sérieux ce livre qui chie sur le sérieux tout en voulant qu'on le porte aux nues. Certes, comme l'a dit alors François Nourissier, le jeu en valait la chandelle, et nous n'avons rien lu de plus vrai ni de plus... nourrissant, ce que nous écrivons sur l'amour se sert de Belle du Seigneur comme d'une pierre de touche ou même première pierre, et nous ne pourrons plus en parler comme avant, mais notre frilosité, notre écheveau personnel, nos chers entortillements ombilicaux n'ont pas trouvé ici leur compte.

    Notre confort, nos conventions, nos pleurnicheries, nos émois de caniche, nos désirs de dorlotage et d'apitoiement n'ont pas été comblés, nous avons été mis mal à l'aise et même mis à mal. Je boude. Il y a trop de courants d'air là-dedans, aucune possibilité de complaisance ou de facilités quelconques de classification. Souhaitons de rencontrer souvent d'autres bousculades de cette ampleur, demeurons conscients de nos limites et sachons les aérér, les dénaphtaliser, avant de les rebichonner peut-être, mais nous ne pouvons plus désormais ignorer que pour évoluer, voire, soyons fous, pour agir enfin, il existe une fenêtre que nous eûmes bien du mal à refermer sous les bourrasques : Belle du Seigneur, d'Albert Cohen.

    Passons au texte, qui intervient après ma conclusion, et s'achève le plus souvent ex abrupto : c'est au début. Le mari d'Ariane va recevoir celui qui lui chipera sa femme, et qui se trouve être son chef hiérarchique, le "babouin dominant" dixit l'auteur : il ne viendra pas, mais nul ne le sait encore. La maman de ce monsieur fraîchement promu dans la hiérarchie se livre à une dernière tournée d'inspection : "Après une courte visite de la cuisine ou elle ne manque pas de gratifier la bonne d'une remarque condescendante ("On voit bien, ma pauvre fille, que vous sortez d'un miyeu populaire") aussitôt suivie de l'habituel sourire inexorablement décidé à pratiquer l'amour du prochain, elle alla inspecter le salon où tout lui parut parfait. Elle déplaça néanmoins trois fauteuils et les rapprocha du canapé pour faire coin intime. Donc elle et Hippolyte sur le canapé, l'invité sur le fauteuil du milieu, le plus confortable, Didi et sa femme sur les deux autres fauteuils. Entre le canapé et les fauteuils, le joli guéridon marocain avec les liqueurs, es cigares de luxe. Elle passa l'index sur le guéridon, l'examina. Pas de poussière." La réception se déroule à Genève, et l'invité, c'est le futur amant, sous-secrétaire d'Etat à la Société des Nations. Une fois tous assis, elle proposerait du café ou du thé et puis on ferait la conversation. Un bon sujet serait les van Offel. "Des amis de longue date, d'une grande finesse de sentiments." Cette ébauche de répétition générale fut interrompue par M. Deume qui, du haut de son premier étage, demanda s'il pouvait descendre un moment, ajoutant qu'il ne risquerait pas de salir "vu que z'ai gardé mes protèze-parquets".

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    " - Que veux-tu encore, mon ami ? dit-elle, déjà excédée, lorsqu'il entra, manquant de glisser sur le parquet trop encaustiqué.

    " - Z'ai réfléci et vraiment ze crois qu'il faut commencer par une soupe." Ce personnage boudiné plein d'obéissance est tendrement aimé par l'auteur me dit-on. "Il aime ça peut-être.

    " - Qui, il ? demanda-t-elle par petit sadisme.

    " - Eh bien, le supérieur de Didi.

    " - Tu pourrais te donner la peine de lui donner son titre.

    " - C'est que c'est tellement long que ze m'embrouille dedans. Tu comprends, il aime peut-être la soupe. (Le petit hypocrite pensait à lui plus qu'à l'invité d'honneur. Il adorait la soupe, disait souvent de lui même qu'il était un "gros soupier".)

    " - Je t'ai déjà dit qu'il n'y en aurait pas." Didi, c'est leur fils, promu en classe "A", rendez-vous compte ma chère. "La soupe, c'est vulgaire.

    " - Mais nous en manzeons tous les soirs !

    " - Au point de vue du style, gémit-elle. On ne dit pas soupe, on dit potage. On ne sert pas de soupe à une personnalité. Ce soir nous aurons un potage bisque."

    Passags facile, mais irrésistible. Moi aussi je le trouve vulgaire. On ne sert pas cette daube à une personnalité comme moi. Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, Folio 3039.

  • Thèmes de Gracq

    Deuxième thème : C'est l'infiniment grand qui me fascine. Cher Julien Gracq, c'est l'infiniment étriqué qui me ronge. Les vastes paysages où l'on respire, où la ligne des conifères moutonne à l'horizon, me semblent une inadéquation, une usurpation, une fausseté. Pour nous qui ne possédons aucune de ces qualités qui forcent l'admiration. Nous qui baignons dans la palpitation inquiète (l'ai-je bien descendu ? suis-je suffisamment bon sur scène ? suis-je aimé ? me suis-je bien suffisamment contourné, déformé, conformé, ridiculisé – pour être aimé ? ) - nous sentons que ces étendues-là ne sont pas pour nous, ne nous correspondent pas, ne nous parlent plus, ne font que nous promettre ce que jamais nous n'aurions le cœur ni le goût d'atteindre, et qu'après avoir contemplé les immenses dunes landaises ou les confins arctiques, devoir revenir dans nos petites chambres ou regueuler devant les chefs et les esclaves seraient des trahisons immondes.
    Certains sont petits. Infects. Rancuniers. Ce qui nous plaît ce sont les banlieues, les bourgades, les pavillons autour de Bourg-en-Bresse et de Moulins, ces zones où habitent les petites gens, celles que vous semblez mépriser, vous autres albatros, où l'on vous méprise aussi car lire ne sert à rien. Ces bas-côtés détrempés de nationales où gisent les paquets de clopes, ces pavillons Mon rêve où grognent les chiens puceux, ces petits jardins avortés de nains et de canards en plastique. Et lorsqu'on a marché durant deux ou trois heures et qu'épuisé l'on parvient enfin en bordure de ce qui pourrait prétendre au rang de paysage, lisière de forêt, échappée de prairie, le Puy de Sancy neigeux dans le lointain, c'est l'heure de rentrer : on a déjà trop longtemps marché, peiné dans le gravillon, tordu ses pieds entre les pavillons de lotissements.
    La chambre d'hôtel ou la femme au foyer vous attendent, et il ne faut pas faire souffrir autour de soi. Alors vos grand vents, vos embruns et vos Sahara, qu'ils soient réservés à leurs découvreurs, que ces derniers se les soient appropriés dans leurs immenses espaces internes de St-Florent-le-Vieil, qu'ils demeurent donc loin de moi avec leurs paysages. Moi quand j'ai fini de regarder Ushuaïa, c'est l'heure de sortir la poubelle et personne ne le fera à ma place. Ce goût de l'immense impose quelques procédures. C'est cela, M. Lapouge : entrons un peu dans l'arrière-cuisine. C'est que, réflexion faite, moi aussi j'éprouve mes petites grandeurs. Non pas entre mes rebords de grillages, mais dans mes petites églises à bondieuseries, d'encaustique et d'encens, avec encore l'odeur des oraisons de la veille et leur ferveur, où je me parle, où je me prie en pensant que c'est Dieu.
    La vaisselle inférieure.JPGDans ces soliloques où je me fais parfois surprendre de derrière un pilier, une haie : là je vide mes sacs de haines et de ressentiments, devant précisément les étendues venteuses. Pourtant, comme vous, ce que je préfère ce sont les immenses sous-bois domaniaux : forêts d'Orléans, de Châteauroux, de Porqueyrolles. Seul. Quand il marche, et il marche beaucoup, sur « des routes désertes » et parmi « des bourgs perdus », Julien Gracq est à la recherche d'un point élevé qui lui permettra d'embrasser l'entièreté d'un panorama. Voilà toujours qui nous rapproche... Ce qui plaît tout de même dans sa biographie, c'est l'accessibilité des pays où il séjourna : Vendée, Massif Central, Ardennes.
    Les « bourgs perdus », nous les avons toujours adorés : ces murs, ces moëllons, ces vies mornes – j'imagine de récurrents dialogues de justification sur « ce que je foutais là », champs traversés, jardins côtoyés. Tout promeneur est nécessairement suspect, intrus, violateur de terrain privé. Il me faut ma haine fictive, des gens de qui me défier. Je marche pour me cacher, ils sont toujours plus ou moins là, les autres, los demàs, « ceux qui sont de trop ». Ce sont là des choses que Gracq ne mentionne pas, n'aime pas, ne pratique pas : ces autres haïs et redoutés, imaginés, désirés, toute femme, tout homme, tout humain, derrière les murs et les fenêtres murmurantes des villes nocturnes. Il est entre 22h et minuit, souvent plus. Et tous dorment ou s'endorment là, baisant, se taisant ou cuvant. Seul sous les lumignons auréolés de pluie fine je suspens mes pas et mon souffle et je reconstitue les hommes. Captivé quant à lui par les liens qui maintiennent ensemble les différents éléments du paysage, Julien Gracq est toujours en quête d'un mamelon, d'un belvédère, d'un balcon. Nulle trace chez lui de cette jouissance de les avoir tous semés, ces salauds d'hommes. Où l'inintéressant paranoïaque ne s'oublie jamais, même seul, Julien Gracq se projette. Le paysage, il doit le dominer. Où le hargneux aspire à soi le paysage, révélation enfin entière de soi-même à soi, Julien Gracq, du bord extérieur du chemin de ronde, mêle ce qu'il contemple au dehors à ce qu'il contemple en lui-même. Au-dessus de Gracq je ne vois personne. Et je veux lire Un balcon en forêt avant de mourir. L'obéissance à soi, aussi, est un engagement. En vérité, toutplutôt que le « pense comme moi sinon t'es con ». Toujours, vu d'un point haut – admire quel raccourci de syllabes – la perspective des collines s'emmêle – il ne cherche pas l'unitébon point, bon point – les petites routes sinuent par monts et par vaux pleines d'insouciance et de paresse – nous n'avons pas cru voir pourtant de poésie, nous étant contenté de nous gaver d'air et de grandes formes, avant le retour au brouet d'avant. Tel le joli chemin d'écolier, buissonnier et soudain un peu féerique qui va de Marciac à Éauze, et passe par Lupiac en vue du Castel de d'Artagnan. Je connais ces endroits-là, où Gracq voit plus que moi.
    Le cœur de Gascogne dégage souvent de ces débouchés de crêtes, de ces infinies ampleurs. Même les arbres et les bois, il aimerait les voir en les surplombant, non par-dessous. Pourquoi ne pas aimer non plus tenir les yeux à terre, pour ne pas buter, voir la feuille morte, traquer le déchet humain qui immanquablement marquera le passage antérieur de l'autre : pourquoi jeté là, pour qui naguère encore utile – ne voyez pas de présomption dans mon dialogue : se promener, se taire, nous devrions le faire. « Une terre de bataille » : Julien Gracq lui aussi se figurait des imminences. De grandes manœuvres à la Froissart. Des « enveloppements par l'aile ». De grandes persécutions de foules qui nous montreraient du doigt. Les textes de Gracq sont riches en références militaires. Annonçant peut-être des « Route de Flandres ».