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Thèmes de Gracq

Deuxième thème : C'est l'infiniment grand qui me fascine. Cher Julien Gracq, c'est l'infiniment étriqué qui me ronge. Les vastes paysages où l'on respire, où la ligne des conifères moutonne à l'horizon, me semblent une inadéquation, une usurpation, une fausseté. Pour nous qui ne possédons aucune de ces qualités qui forcent l'admiration. Nous qui baignons dans la palpitation inquiète (l'ai-je bien descendu ? suis-je suffisamment bon sur scène ? suis-je aimé ? me suis-je bien suffisamment contourné, déformé, conformé, ridiculisé – pour être aimé ? ) - nous sentons que ces étendues-là ne sont pas pour nous, ne nous correspondent pas, ne nous parlent plus, ne font que nous promettre ce que jamais nous n'aurions le cœur ni le goût d'atteindre, et qu'après avoir contemplé les immenses dunes landaises ou les confins arctiques, devoir revenir dans nos petites chambres ou regueuler devant les chefs et les esclaves seraient des trahisons immondes.
Certains sont petits. Infects. Rancuniers. Ce qui nous plaît ce sont les banlieues, les bourgades, les pavillons autour de Bourg-en-Bresse et de Moulins, ces zones où habitent les petites gens, celles que vous semblez mépriser, vous autres albatros, où l'on vous méprise aussi car lire ne sert à rien. Ces bas-côtés détrempés de nationales où gisent les paquets de clopes, ces pavillons Mon rêve où grognent les chiens puceux, ces petits jardins avortés de nains et de canards en plastique. Et lorsqu'on a marché durant deux ou trois heures et qu'épuisé l'on parvient enfin en bordure de ce qui pourrait prétendre au rang de paysage, lisière de forêt, échappée de prairie, le Puy de Sancy neigeux dans le lointain, c'est l'heure de rentrer : on a déjà trop longtemps marché, peiné dans le gravillon, tordu ses pieds entre les pavillons de lotissements.
La chambre d'hôtel ou la femme au foyer vous attendent, et il ne faut pas faire souffrir autour de soi. Alors vos grand vents, vos embruns et vos Sahara, qu'ils soient réservés à leurs découvreurs, que ces derniers se les soient appropriés dans leurs immenses espaces internes de St-Florent-le-Vieil, qu'ils demeurent donc loin de moi avec leurs paysages. Moi quand j'ai fini de regarder Ushuaïa, c'est l'heure de sortir la poubelle et personne ne le fera à ma place. Ce goût de l'immense impose quelques procédures. C'est cela, M. Lapouge : entrons un peu dans l'arrière-cuisine. C'est que, réflexion faite, moi aussi j'éprouve mes petites grandeurs. Non pas entre mes rebords de grillages, mais dans mes petites églises à bondieuseries, d'encaustique et d'encens, avec encore l'odeur des oraisons de la veille et leur ferveur, où je me parle, où je me prie en pensant que c'est Dieu.
La vaisselle inférieure.JPGDans ces soliloques où je me fais parfois surprendre de derrière un pilier, une haie : là je vide mes sacs de haines et de ressentiments, devant précisément les étendues venteuses. Pourtant, comme vous, ce que je préfère ce sont les immenses sous-bois domaniaux : forêts d'Orléans, de Châteauroux, de Porqueyrolles. Seul. Quand il marche, et il marche beaucoup, sur « des routes désertes » et parmi « des bourgs perdus », Julien Gracq est à la recherche d'un point élevé qui lui permettra d'embrasser l'entièreté d'un panorama. Voilà toujours qui nous rapproche... Ce qui plaît tout de même dans sa biographie, c'est l'accessibilité des pays où il séjourna : Vendée, Massif Central, Ardennes.
Les « bourgs perdus », nous les avons toujours adorés : ces murs, ces moëllons, ces vies mornes – j'imagine de récurrents dialogues de justification sur « ce que je foutais là », champs traversés, jardins côtoyés. Tout promeneur est nécessairement suspect, intrus, violateur de terrain privé. Il me faut ma haine fictive, des gens de qui me défier. Je marche pour me cacher, ils sont toujours plus ou moins là, les autres, los demàs, « ceux qui sont de trop ». Ce sont là des choses que Gracq ne mentionne pas, n'aime pas, ne pratique pas : ces autres haïs et redoutés, imaginés, désirés, toute femme, tout homme, tout humain, derrière les murs et les fenêtres murmurantes des villes nocturnes. Il est entre 22h et minuit, souvent plus. Et tous dorment ou s'endorment là, baisant, se taisant ou cuvant. Seul sous les lumignons auréolés de pluie fine je suspens mes pas et mon souffle et je reconstitue les hommes. Captivé quant à lui par les liens qui maintiennent ensemble les différents éléments du paysage, Julien Gracq est toujours en quête d'un mamelon, d'un belvédère, d'un balcon. Nulle trace chez lui de cette jouissance de les avoir tous semés, ces salauds d'hommes. Où l'inintéressant paranoïaque ne s'oublie jamais, même seul, Julien Gracq se projette. Le paysage, il doit le dominer. Où le hargneux aspire à soi le paysage, révélation enfin entière de soi-même à soi, Julien Gracq, du bord extérieur du chemin de ronde, mêle ce qu'il contemple au dehors à ce qu'il contemple en lui-même. Au-dessus de Gracq je ne vois personne. Et je veux lire Un balcon en forêt avant de mourir. L'obéissance à soi, aussi, est un engagement. En vérité, toutplutôt que le « pense comme moi sinon t'es con ». Toujours, vu d'un point haut – admire quel raccourci de syllabes – la perspective des collines s'emmêle – il ne cherche pas l'unitébon point, bon point – les petites routes sinuent par monts et par vaux pleines d'insouciance et de paresse – nous n'avons pas cru voir pourtant de poésie, nous étant contenté de nous gaver d'air et de grandes formes, avant le retour au brouet d'avant. Tel le joli chemin d'écolier, buissonnier et soudain un peu féerique qui va de Marciac à Éauze, et passe par Lupiac en vue du Castel de d'Artagnan. Je connais ces endroits-là, où Gracq voit plus que moi.
Le cœur de Gascogne dégage souvent de ces débouchés de crêtes, de ces infinies ampleurs. Même les arbres et les bois, il aimerait les voir en les surplombant, non par-dessous. Pourquoi ne pas aimer non plus tenir les yeux à terre, pour ne pas buter, voir la feuille morte, traquer le déchet humain qui immanquablement marquera le passage antérieur de l'autre : pourquoi jeté là, pour qui naguère encore utile – ne voyez pas de présomption dans mon dialogue : se promener, se taire, nous devrions le faire. « Une terre de bataille » : Julien Gracq lui aussi se figurait des imminences. De grandes manœuvres à la Froissart. Des « enveloppements par l'aile ». De grandes persécutions de foules qui nous montreraient du doigt. Les textes de Gracq sont riches en références militaires. Annonçant peut-être des « Route de Flandres ».

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