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OMMA

C O L L I G N O N

O M M A

É D I T I O N S D U T I R O I R

Semper clausus

Omma. Prononcez ôm-ma. « L’œil, le regard ». Génitif « ommatos ». Ȋle d’Omma, cent wercz de diamètre. Iris aveugle – bouclier d’Iliade.

Omma flotte sous les brouillards arctiques. Sa pupille est un lac, que perça l’éclat détaché de quelque planète errante ; le choc a fendu l’œil comme une vitre – qui s’est fissurée d’interminables fjords, écartelées de longs golfes aux eaux troubles, et qui désagrégeraient sa circonférence, si l’on tranchait les ponts qui le suturent comme autant d’agrafes.

Au sud-est l’iris s’est crevé, boursouflant une épaisse presqu’île : le Plateau des Yeux-Morts.

Oui, je n’ai que dédain pour ceux qui ne sont pas d’ici – qui n’ont pas planté jusqu’au roc leurs racines dans cette terre si peu profonde. Il faut à mon estime des quartiers de noblesse – quartiers de terre.

Vôutes floues b.JPG

Et moi non plus je ne suis pas d’ici – mais j’ai très vite, fût-ce à mon corps défendant, poussé mes attaches, suffisamment pour rattraper l’acquis de plusieurs générations, au point qu’il me semble qu’Omma n’est plus qu’une boule que je puis serrer à volonté dans mes circonvolutions cérébrales.

Je suis de loin de très avant sur le Continent, où l’on n’a jamais vu la mer. C’est un vaste creux d’argile et de craie où les vignes mûrissent dès septembre.. Un pays chaud et humide où le bonheur suffoque comme une vapeur.

 

OMMA 3

Un jour je suis parti pour ce doigt de grès tendu sur la carte vers Omma, cette île projetée au loin d’une simple chiquenaude.

Là, pas de routes ; on se rend d’un village à l’autre en barque, si la mer le permet. Aussi dit-on « aller en Pélédie » comme «aller au diable » ; les pères en menacent leurs enfants, et les bureaux, leurs fonctionnaires. Un port, autrefois grand, s’ouvre à la base de la presqu’île : un chancre tapi sous un os. Nous devions longer tout un jour cette presqu’île pour voguer vers Omma – c’est au cours du trajet que j’avais fait connaissance d’un garçon de dix-neuf ans, qui fuyait : Léÿnn. Tandis que derrière nous la machine rebroussait chemin sur sa voie en cul-de-sac, nous découvrions notre vaisseau. La rouille en recouvrait le nom. C’était son dernier trajet : après nous, toute liaison maritime avec Omma serait supprimée.

 

Le premier jour, Léÿnn et moi n’avons pas quitté la rambarde, voyant défiler à lente allure le gigantesque tumulus de cailloux que longeait notre nef poussive. Au droit des hameaux nous voyions les pêcheurs tirer leurs barques plates sur les galets, entre leurs cahutes basses.

Le soir nous avons relâché à Kyzralèk. Léÿnn se porta volontaire pour décharger les caisses. Je le suivis dans un café de planches, où se trouvaient quelques pêcheurs velus assis sur des billots. Léÿnn s’adressa a eux en une espèce de langage sémaphorique, des doigts, des mains et des avant-bras, scandé de grognements syllabiques. Quand nous eûmes perdu de vue, dans le crépuscule, l’extrémité redressée vers le nord du grand doigt décharné du Cap sur les cartes, un soulagement malsain s’empara de nous tous. Quinze jongleurs, bateleurs, baladins, funambules – des fruits, des cris, de la musique. Le bateau faisait eau de toute part, la pompe fonctionnait jour et nuit. Pendant quarante-huit heures, de panne en avarie, nous avons circulé, flairé l’île, courant d’un arc de cercle à l’autre.

Onze hommes et quatre femmes en état d’ébriété, lâché dans le navire comme des rats – nous avons galopé, sifflé, hurlé le long de toutes les cursives. Nous avons arraché, bouteille en main, la barre à son pilote, et le navire dérivait. Nous avons embrouillé les cartes, aimanté le compas, et toujours le rhum blanc et les chants fous grand train, les farandoles – et la farine… Six chaises passèrent par-dessus bord. À ce moment, nouvelle voie d’eau… Ça nous faisait rire. Nous formions barrage pour empêcher les marins de descendre pomper. L’un d’eux a brandi sa hache pour nous menacer.

« Le capitaine est cocu ! À poil ! »

Le soleil se levait. Les plus ivres ronflaient à même les planches.

 

Sur le pont, je me suis réveillé le premier. Je me suis mis sur mon séant. L’équipage, les yeux bouffis, avait repris le travail. On balayait les détritus entre les corps étendus par de savants détours de serpillières. Sous moi, machines relancées, le pont vibrait. Le soleil était haut. Je me levai péniblement jusqu’à la lisse.

Je voyais Omma pour la première fois.

 

Une immense falaise noire déchiquetait le ciel de ses aspérités, se précipitant dans l’eau par de grands éboulis. Léÿinn vint me rejoindre d’un pas titubant. Nous nous taisions, pénétrés de sensations indicibles, contemplant cette gigantesque muraille couleur de fer, aux clivures acérées, aux pans coupés de failles noires.

Par vastes cicatrices la roche s’éventrait sur des hectomètres carrés. Une arête plongeait sous notre étrave son tranchant ébréché. Des oiseaux sombres se distinguaient à peine, planant silencieusement comme un vol de vermine. La marche ralentie de notre vaisseau révélait de loin en loin des effondrements en forme de V s’interrompant net, où les moutons gris en équilibre grignotaient des touffes couleur de fer. Deux bergers hirsutes nous lancèrent des quartiers de pierre. Instinctivement, nous nous reculâmes.

Chacun de mes compagnons se portait à son tour en direction de la falaise. Un oiseau noir rasa les têtes avec un sifflement sourd.

Nous longeâmes la falaise jusqu’aux premières heures de l’après-midi. Les machines, avariées, ne pouvaient fournir une vitesse supérieure ; des râles mécaniques montaient de l’entrepont.

« J’entends de la musique » dit Léÿnn.

Je tendis l’oreille, incrédule ; c’était exact. Le son, faible encore, et intermittent, par-dessus les vagues, ne pouvait provenir que de la côte. En même temps se rapprochaient les premières silhouettes de Wreggen, port principal et seule ville d’Omma – de hauts bâtiments de pierre à ras de l’eau, comme des blocs détachés de la falaise.

La musique se fit plus précise, indubitable : c’était une fanfare de gros cuivres, où passaient des éclats de cymbales.

Le front des immeubles ne tenait qu’une faible distance – la ville s’étendait en profondeur, sur les deux rives d’un fjord. Une embarcation nous montra une douzaine de passagers, hâves et déguenillés, qui tendaient les mains vers nous.

« Ils veulent gagner le Continent, dit un officier, mais ce sont des moutons que nous devons ramener, pas des hommes !

Léÿnn leur jeta une bouteille de vin qu’ils ne purent atteindre et qui coula – une vedette de gendarmerie vira vers eux – de la barque surchargée montaient des imprécations – la police maritime la remorqua de force vers la côte. Une femme à genoux tirait en vain sur le câble pour le rompre.

« Bienvenue à Omma », ricana un matelot qui passait derrière nous.

À mesure que nous avancions la musique se faisait plus triomphale. Une salve de sirènes salua notre entrée dans le port.

Nous accostâmes. Au pied des murs noircis, le quai étroit grouillait d’une foule en habits vert et brun, aux yeux inexpressifs de poissons morts, poussant des exclamations et tendant des bouquets de plastique.

Le matelot repassa près de nous en haussant les épaules :

« Ils n’ont pas changé, à Wreggen !

Il avait hâte de repartir.

Devant ces manifestations disproportionnées, nous avions compris, dès de jour-là, que les Ommides étaient à la fois, ou alternativement, les plus sinistres et les plus exubérants qui soient.

 

X

 

Il y a longtemps de cela. Et j’ai tant bu depuis ce soir-là qu’il me semble avoir rêvé. Ainsi dans ma mémoire la salle apparaît-elle longue et basse, alors que nous avons tous pu sans difficulté nous tenir debout sur les tréteaux disposés au centre et sauter tout notre soûl sans heurter le plafond. Mais qu’elle était immense, j’en suis certain.

 

Nous avions pris place. Léÿnn à présent m’évitait. Il se tenait à l’autre extrémité, au sein d’un groupe où dominait la haute taille brune d’une Ommide vêtue d’émeraude, - je ne pensais pas la revoir. Qu’il était loin ce temps où je l’avais rencontrée, elle, Jrinka, sur le « Stella Maris ». Car c’était elle. Taille d’anguille, sourire aigu, aussi troublante qu’en ces heures de fusillante mutinerie sur cette autre embarcation, et où je l’entraînais par les coursives, tout effilochée de peur, vers la cabine passagère…

 

Jrinka, je sais que tu te souviens de moi…

Sous cette apparence que je te vois, je sais que tu n’as pas oublié. Je sais aussi qu’il n’en faudra rien dire.

Mais quel est ce gnome qui pose sur toi ses doigts courts et spatuleux ?

 

Assez vite l’espace s’était empli d’une épaisse et tenace fumée de tabagie : fumées de cigares et de rhum, directement importés des tropiques à 5 000 milles juste en dessous d’Omma, sans terre intermédiaire.

Nous voyions sur l’estrade au niveau de nos têtes à travers les exhalaisons des piments d’importation s’empourprer les paillasses, chanteurs, énergumènes de profession, brassant l’air épais à grands coups d’accordéon, cavalcadant sur les tréteaux parmi de grands essoufflements de saxophones.

Nous frappions dans nos mains, perdant toute cadence, puis l’un, puis l’autre, avalant de gros bols de punch ; alors, les jongleurs épuisés ressautaient par dessus les tables, et c’était à nous, c’était à toit, à moi, de monter dans les brumes rougies.

Et nous chantions, nous tournoyions dans les fumées rousses des longues pipes en zinc d’Omma, faisant courir en gigues nos cuisses tremblantes d’échouer.

J’ai sauté sur les planches. J’ai amusé et j’ai vu s’esclaffer. J’ai vu s’ouvrir les abîmes voraces des gueules pleines de viande et de glace au café. J’ai fait hurler les vieilles et leurs princes, les gigolos d’acier aux profils de poissons, j’ai fait trembler les goitres et craquer les baleines autour des longues tables rapprochées.

J’ai succédé aux danseurs de tango, aux travestis, aux claqueteurs, aux strip-teaseurs et -seuses – tous parfaitement ivres, je dis parfaitement. Jrinka, la haute femme brune, souriait en face de moi. J’invitai Léÿnn à venir me rejoindre. Il eut un double geste de dénégation et d’encouragement. Je crus comprendre qu’il danserait plus tard.

Jrinka me racontera mon numéro : ç’avait été mon tour encore, et j’avais composé un résumé fumeux de tant de contes et de pantomimes que ma mémoire n’avait pas résisté : je ne me souvenais que de Jrinka.

 

Il ne fallait pas que je réfléchisse ; chaque tour entraînait l’autre sans autre règle que la pente de l’ivresse.

Je devais être le seul sélectionné. Le seul qui ait survécu, « surnagé », comme ils disent – je ne me souviens plus que de leurs noms, parfois du « numéro » qu’ils donnaient ce soir-là.

C’étaient des hommes du sud, des hommes de mon pays, amenant avec eux par-delà l’océan ce parfum de vin sucré qui devait sur moi s’éventer si vite – cette odeur que je cherche encore chaque fois que je pousse la porte d’un nouveau bouge – je leur avais tout volé sans vergogne, cousu tous leurs tours bout à bout. Les grimaces seules étaient de moi – et plus que je n’aurais cru.

 

Quand je me fus rassis parmi vous, Ommides, vos faces avaient l’aspect de museaux de tanches. Et même, on ne voulait plus tant rire. Tous désormais s’amusaient entre eux, pour eux seuls. Nous étions les jouets de leurs sombres vies.

Il y avait sur mon assiette de la viande et des pommes. J’avais commandé la boisson d’Omma, cire et cidre mêlés : l’outcham. Je sentais pour la dernière fois dans mes côtes les coudes de mes compagnons, de part et d’autre. Nous avions beaucoup fumé l’herbe d’Omma, si âcre et enivrante – un tabac de lin. Et m’inclinant un peu je voyais le visage de Jrinka, animé par l’outcham, et qui levait pour boire sa corne montée sur deux tiges de fer. À mon tour je brandis ma coupe, Jrinka ne m’aperçut pas, je ne parvins qu’à faire jaillir l’alcool crémeux sur l’épaule de mon voisin, qui d’un regard expressif me montra, écrasé dans la fumée parmi la foule, ce petit homoncule à côté de Jrinka, dont il ceignait la taille du bras – une espèce de gnome, au front énorme et chauve.

Derrière ses lunettes de fer, ses yeux ne me quittaient pas, chargés d’ironie. Ce qui me répugna surtout, ce fut son menton – rond comme une boule d’ivoire, tout aussi glabre, tout aussi luisant, suintant de quelque sauce malpropre.

Ses yeux n’étaient qu’intelligence – il me fut impossible de le mépriser – il fallut me hisser dès le premier instant jusqu’à la haine.

Un mouvement se produisit sur ma gauche, N. se décala, remplacé par l’Ommide, je ne revis jamais N. :

- Tu veux savoir. Moi dirai à toi.

L’Ommide écorchait le djungo avec un épouvantable accent noriilsk – je vidais alors une quatrième coupe d’outcham.

- Eux mariés, lui très jaloux, me dit l’Ommide.

Je me tournai vers lui, il avait un profil de poisson, je les confondais tous – ses lèvres épaisses dégageaient, mêlée à l’outcham, une haleine d’algue. Je lançai vers Jrinka un coup d’œil soupçonneux.

- Combien ? ai-je demandé, depuis combien de temps sont-ils mariés ?

L’Ommide écarta plusieurs fois ses phalanges palmées : douze ans d’union ?

- Dan, oui.

 

Autour de nous le vacarme atteignait des proportions sauvages. À l’autre bout de la tablée, un chœur d’Ommides scandait sur le bois un lourd cantique à la vinasse d’importation.

- Le nom de lui, Glomod. Lui très jaloux.

Glomod porta un toast dans ma direction, accompagné d’une grimace qui se voulait affable. Il me montrait sa femme semblait-il, puis me désignait avec un clignement, et cependant je distinguais sur le sein de Jrinka ses doigts crapaud aux boules glaireuses, il tenait, en levant sa corne, un discours interminable et parfaitement inaudible, Jrinka me regardait.

- Lui, guérir.

- Médecin ? Doktior ?

- Il n’y a pas de médecins à Omma.

Léÿnn m’avait rejoint. Il n’avait pas bu :

- Il n’y a que des guérisseurs.

- Guérissûr, dhan, dhan ! Hospitall !

Quatre gaillards en bottes avaient escaladé les tréteaux devant nous. J’y reconnus R. Ils lui faisaient apprendre le Pas des Basaltes d’Omma.

La trépidation était telle, parmi les hurlements scandés et les battements de mains, que les cornes d’outcham sautaient sur leurs hampes doubles tout au long de la rangée de tables.

L’Ommide se versa un plein cruchon d’outcham, qu’il avala dans un gloussement :

- Eux guérir bergers.

Je me tournai vers Léÿnn avec exaspération : il avait disparu.

- Dha, dhan ! hurlait l’Ommide, toi compris – il but le verre d’un voisin ivre-mort qu’il fit tomber du coude sous la table – nous, avoir langue autrefois, vous, du Continent, l’avoir prise ! Glomod pas d’accent !

- Il a l’accent nain, hoquetai-je.

- C’est ça, c’est ça ! braillait l’Ommmide hilare – il s’abattit sur ma poitrine en sanglotant, me faisant des serments d’amitié.

 

 

 

 

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