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Belle du Seigneur ou Celle du Baigneur

Le lecteur s'étouffe, se gave, suffoque, plein de ricotta jusqu'à la glotte. Il a hâte, lui aussi, que cela finisse. Le drame est que la comédie se poursuit jusqu'aux dernières pages où l'on sent qu'il n'y aura pas de fin, comme en enfer, comme en huis-clos - jusqu'au suicide dans une chambre de grand hôtel, en 1937, ce qui nous épargnera la Shoah, car cette oeuvre fut commencée avant la guerre et finie après elle. Dommage tout de même dirai-je en premier lieu qu'un livre se termine par un gros ouf. Dommage qu'on n'ait rien appris de classable, dommage que la dénonciation des clichés n'ait abouti qu'à ce cliché supplémentaire appelé "dénonciation des clichés". A présent, 57 ans après mai 68, c'est l'ouvrier qui se fait caricaturer chez les Deschiens, c'est les Arabes qui s'en font mettre plein la gueule et méchamment, tout est devenu beaucoup plus grave, non pas au sens sérieux, mais au sens épidémique du terme. C'est l'humour qui de nos jours a pris un coup de vieux, un coup d'aigre, un coup de vert-de-gris. Bien qu'il soit devenu plus nécessaire que jamais, plus difficile que jamais, au point que certains fanatiques veuillent l'interdire, femmes, religieux, charbonniers faisant suspendre d'antenne Le bougnat de Sheïla ou Les jolies colonies de vacances que l'on n'entend plus sur les ondes, voire un couplet des Trompettes de la renommée qui n'ont plus l'heur de plaire à certains "groupes de pression" comme on dit.

Et comme disent les intoxicateurs appelés "présentateurs du JT", "voyons un peu ce qu'en disent nos voisins", non pas les Anglais de Monty Python mais le hawaïen Wikipédia. Nous nous apercevons alors de notre immense superficialité, de notre refus à notre tour de prendre au sérieux ce livre qui chie sur le sérieux tout en voulant qu'on le porte aux nues. Certes, comme l'a dit alors François Nourissier, le jeu en valait la chandelle, et nous n'avons rien lu de plus vrai ni de plus... nourrissant, ce que nous écrivons sur l'amour se sert de Belle du Seigneur comme d'une pierre de touche ou même première pierre, et nous ne pourrons plus en parler comme avant, mais notre frilosité, notre écheveau personnel, nos chers entortillements ombilicaux n'ont pas trouvé ici leur compte.

Notre confort, nos conventions, nos pleurnicheries, nos émois de caniche, nos désirs de dorlotage et d'apitoiement n'ont pas été comblés, nous avons été mis mal à l'aise et même mis à mal. Je boude. Il y a trop de courants d'air là-dedans, aucune possibilité de complaisance ou de facilités quelconques de classification. Souhaitons de rencontrer souvent d'autres bousculades de cette ampleur, demeurons conscients de nos limites et sachons les aérér, les dénaphtaliser, avant de les rebichonner peut-être, mais nous ne pouvons plus désormais ignorer que pour évoluer, voire, soyons fous, pour agir enfin, il existe une fenêtre que nous eûmes bien du mal à refermer sous les bourrasques : Belle du Seigneur, d'Albert Cohen.

Passons au texte, qui intervient après ma conclusion, et s'achève le plus souvent ex abrupto : c'est au début. Le mari d'Ariane va recevoir celui qui lui chipera sa femme, et qui se trouve être son chef hiérarchique, le "babouin dominant" dixit l'auteur : il ne viendra pas, mais nul ne le sait encore. La maman de ce monsieur fraîchement promu dans la hiérarchie se livre à une dernière tournée d'inspection : "Après une courte visite de la cuisine ou elle ne manque pas de gratifier la bonne d'une remarque condescendante ("On voit bien, ma pauvre fille, que vous sortez d'un miyeu populaire") aussitôt suivie de l'habituel sourire inexorablement décidé à pratiquer l'amour du prochain, elle alla inspecter le salon où tout lui parut parfait. Elle déplaça néanmoins trois fauteuils et les rapprocha du canapé pour faire coin intime. Donc elle et Hippolyte sur le canapé, l'invité sur le fauteuil du milieu, le plus confortable, Didi et sa femme sur les deux autres fauteuils. Entre le canapé et les fauteuils, le joli guéridon marocain avec les liqueurs, es cigares de luxe. Elle passa l'index sur le guéridon, l'examina. Pas de poussière." La réception se déroule à Genève, et l'invité, c'est le futur amant, sous-secrétaire d'Etat à la Société des Nations. Une fois tous assis, elle proposerait du café ou du thé et puis on ferait la conversation. Un bon sujet serait les van Offel. "Des amis de longue date, d'une grande finesse de sentiments." Cette ébauche de répétition générale fut interrompue par M. Deume qui, du haut de son premier étage, demanda s'il pouvait descendre un moment, ajoutant qu'il ne risquerait pas de salir "vu que z'ai gardé mes protèze-parquets".

Balustres de Tulle.JPG

" - Que veux-tu encore, mon ami ? dit-elle, déjà excédée, lorsqu'il entra, manquant de glisser sur le parquet trop encaustiqué.

" - Z'ai réfléci et vraiment ze crois qu'il faut commencer par une soupe." Ce personnage boudiné plein d'obéissance est tendrement aimé par l'auteur me dit-on. "Il aime ça peut-être.

" - Qui, il ? demanda-t-elle par petit sadisme.

" - Eh bien, le supérieur de Didi.

" - Tu pourrais te donner la peine de lui donner son titre.

" - C'est que c'est tellement long que ze m'embrouille dedans. Tu comprends, il aime peut-être la soupe. (Le petit hypocrite pensait à lui plus qu'à l'invité d'honneur. Il adorait la soupe, disait souvent de lui même qu'il était un "gros soupier".)

" - Je t'ai déjà dit qu'il n'y en aurait pas." Didi, c'est leur fils, promu en classe "A", rendez-vous compte ma chère. "La soupe, c'est vulgaire.

" - Mais nous en manzeons tous les soirs !

" - Au point de vue du style, gémit-elle. On ne dit pas soupe, on dit potage. On ne sert pas de soupe à une personnalité. Ce soir nous aurons un potage bisque."

Passags facile, mais irrésistible. Moi aussi je le trouve vulgaire. On ne sert pas cette daube à une personnalité comme moi. Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, Folio 3039.

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