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Livre - Page 6

  • La règle du jeu

    Voies de Guéret P dgA 64 01 20.JPG

    La photo de couverture pour La règle du jeu, hélas au programme du bac de 1999 (c'est en blanc sur rectangle rouge, afin que nul n'en ignore) présente aussi le logo du Livre de poche et, dans un rectangle pourpre à peine allongé, le réalisateur « Jean Renoir », au-dessus du titre en majuscules gris-bleu. Ce massacre pourtant discret se voit protégé par des droits, concernant donc les « photogrammes ». L'ouvrage ne m'a pas plus, car il nous livre le scénario accompagné d'indications de plans et de mouvements de caméra particulièrement minutieux, qui empêchent pour le profane toute vision d'ensemble. Le cliché représente la bouille de Renoir, aux grosses lèvres souriantes, au yeux cachés dans l'ombre du chapeau.

    À sa droite c'est-à-dire sur notre gauche, l'acteur en casquette sportive, lunettes et râtelier souriant de dents naturelles Tony Corteggiani, qui mène une danse macabre et détraque un limonaire sous le nom de Berthelin. Son visage éclairé en quatre cinquièmes de face se voit barré par l'avant-bras impérieusement levé de Nora Grégor, interprète de Christine, maîtresse de maison. Gantée de noir (on voit sa paume et son petit doigt levé), elle ajuste à son œil une lorgnette monoculaire que l'élégant Berthelin lui a sans doute confiée. C'est Christine ou Nora dont le spectateur voit le mieux le visage, levé à 25° vers le ciel, sur notre gauche, le cou redressé sur un chemisier immaculé, la bouche entrouverte sur trois dents, les yeux plissés par l'effort du regard, toute cernée qu'elle est par le nor de son chapeau, de son gant, de sa manche

  • La fin du "Marin de Gibraltar"

    "Elle se pencha vers moi comme si c'était là une question capitale.

    - Toujours, dis-je. Parle encore."

    En effet, c'est la femme qui "fait texte". L'auteur a besoin de ce porte-parole transparent, de cet interlocuteur tranparent. C'est la néantification du dialogue, expression volontairement vide d'un monologue intérieur. Aussi l'homme torture-t-il toujours sa belle Américaine pour exiger d'elle qu'elle parle, qu'elle parle, qu'elle parle

     

    Et rien n'a d'importance, surtout pas les confidences de la créature esseulée sur son yacht, ce qui réduit à néant sa souffrance et sa quête. En fait, elle recherche ce marin, elle parle, elle s'ennuie, pour s'occuper, parce qu'il faut bien trouver un non sens à son sens. L'homme est un personnage qui revendique sa passivité.

    Parking glauque DGA.JPG

    "Il faisait toujours aussi beau. Lorsque je sortis sur le pont, nous entrions dans le canal de Piombino. Je pris un guide d'Italie qui traînait sur une table du bar."

    Ce n'est que par la parole, par le livre, que l'on parvient à un reflet de réalité, qui est précisément toute la réalité. Sur son bateau, l'homme, la femme et l'équipage se sont coupés de toute possibilité d'action sur ce monde en marge duquel ils restent, n'en voyant que les côtes, et à la recherche d'un fantôme qui plus est - qui moins est.

    "Elle n'est pas très bonne.

    Elle fit une grimace en essayant de sourire.

    - ll ne faut pas la laisser, dis-je, à cause du garçon."

    C'est l'étape à Tanger, port de transit, zone franche dans les premières années après la guerre, qu'a lieu le saut décisif de l'histoire : au lieu de rester confinée dans les ports de la Méditerranée Occidentale, nos anti-héros chassent le marin de Gibraltar dans les terres africaines et le yacht va s'engager sur les eaux de l'Atlantique. C'est bien alors qu'on s'aperçoit que cette quête de fantôme est un atroce prétexte de maintes existences absurdes.

    Mais rassurons-nous : tout le monde il est riche, tout le monde il boit. De façon superficielle, le bonheur est assuré. Mais qu'est-ce qu'on s'emmerde, lecteur compris. La vie n'est qu'une vaste soûlographie, et tout texte n'est qu'un prétexte. Ce qui donne, en pleine Afrique noire :

    "- Il n'y avait personne pour en juger, dit le barman en bâillant, alors...

    - Vous êtes sûr qu'il n'y avait personne ? demanda Epaminondas intéressé.

    - Il devait au moins y avoir des animaux, dit Anna."

    ..Puisqu'on vous dit qu'Epaminondas est intéressé ! C'est lui qui entraîne l'Américaine Anna toujours plus loin à la recherche de son marin qui lui tient lieu de but de vie.

    Moi je vous le dis, en vérité, tout ce que je pourrais ajouter à ce non texte me semble aussi bien pouvoir s'appliquer à un cours de terminales sur l'absurde, et me semble même avoir été écrit pour cela. Et Dieu sait que je n'aime pas taper sur Marguerite Duras. Quittons-là sur Laurent, autre matelot peut-être, est-ce qu'on se souvient de ces choses-là... :

    "Mais Laurent avait expliqué aux gens - comme il avait pu - que les incendies provoquaient parfois, sur certains sujets, de ces réactions inattendues.

    "On réfléchit toute une soirée pour savoir si on devait repartir en paquebot, comme tout le monde, ou racheter un autre bateau. On décida, afin de ne pas se séparer, et pour s'occuper un peu, de racheter un autre bateau."

    Chers lecteurs, vous voilà prévenus : le "Gibraltar" brûle à la fin. Mais il n'y a pas de victimes. Il n'y a rien de tragique dans ce roman. C'est bien cela le tragique. Mais ça se lit, comme un whisky à déglutir. Les amateurs de Duras pourront se documenter sur leur idole. Ceux qui ne la connaissent pas feront bien tout de même de s'adresser à un volume de meilleur cru.

    Je vous quitte, Carson.

  • Nymphes et guimauve

     

     

    Dans les dernières lignes du Temple de Gnide, Montesquieu parle avec humour d'un livre de 12 pages ou depuis trente années il travaillerait à résumer « tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que de grands auteurs ont oublié dans les volumes qu'ils ont donnés sur ces sciences-là ». Voilà bien de l'ouvrage, s'il s'agit de compresser en un tel compendium toute la connaissance du monde. Mais on voit bien que l'on peine au contraire à trouver douze pages consistantes à publier dans tout le fatras que des générations de ravasseurs nous ont jeté à la tête jusqu'à nous étoourdir. Il est fort à parier que cet ouvrage n'annonce le Presque tout sur presque rien des sieurs d'Ormesson... et Hugues Aufret.

    Pour en demeurer aux siècles passés, il y a fort à penser qu'un tel ouvrage serait proche du fameux oracle de la bouteille, dont le livre était vide, ou de celui de l'ultime sagesse, dans le Candide : « Je m'en étais bien douté » grommela Martin le philosophe. Ainsi donc, face à nos incapacités pour le coup bien métaphysiques, ne nous reste-t-il plus, entre autres, qu'à nous délecter de petites folies bien propres à réjouir les jeunes gens : Le temple de Gnide en est une, puisqu'il s'agit de Cnide, où l'on adorait la déesse Vénus ou Aphrodite, propice aux amours. Ou terrible. Nous nous attendons à des fadaises bien guimauvées, telles celles de L'Astrée ; ainsi cheminent à l'aveuglette les savants, au milieu des fumées lumineuses de l'analogie, des rapports de telle œuvre à telle autre, qui sont leurs seuls guides...

    Le cœur et ses fadaises, hélas, sont universels, et nous commenceront par un épithalame en latin, de l'empereur Gallien, célèbre à Bordeaux pour son Palais, qui n'est qu'un amphithéâtre : « Non, vos murmures de colombe, le lierre de vos bras, le coquillage de vos lèvres, ne l'emporteront point. » C'est du dernier galant, surtout le jour des noces, à moins que ce ne soit pour succomber davantage, car ceux ou celles qui résistent n'en tombent que davantage dans les filets de l'amour. « Vénus », commence Montesquieu, qui feint de traduire un poème grec, « préfère le séjour de Gnide à celui de Paphos et d'Amathonte » - nous connaissions le Paphos chypriote, voyons Amathonte : ce dernier temple était aussi à Chypre. « Elle ne descend pas de l'Olympe sans venir chez les Gnidiens » - prononcer je vous prie Ghnidiens, car le nom vient de Cnide, en Carie, contrée d'Asie Mineure. « Elle a tellement habitué ce peuple heureux à sa vue, qu'il ne sent plus cette horreur sacrée qu'inspire la présence des dieux. » Fadaises fénelono-télémakhiennes, et non « telle est ma chienne ».

    Il sera difficile de tenir sur ce ton compassé, fleurant bon son passé, sur tout le cours de cet ouvrage. Mais en le feuilletant, de crainte qu'il ne fût en vers, nous avons constaté qu'il ne tenait pas plus de douze pages, d'où l'on peut inférer qu'il n'est pas besoin de peiner trente années sur ce fameux livre devant contenir toute la science métaphysique, et autre : il se tient là, entre nos mains, ce fameux volume , et s'appelle Le temple de Cnide. Mais plus personne n'écrit de cette manière. « Quelquefois elle se couvre d'un nuage, et on la reconnoit à l'odeur divine qui sort de ses cheveux parfumés d'ambroisie », ce mets parfumé qui rend les dieux immortels. La Grande RoueBloghautetfort.JPG

    Conventions. Second degré de Charles-Louis de Secondat. L'heureux homme ne fut jamais maudit. Jamais il n'eut besoin de regratter sa plaie pour mieux l'exploiter. Il passa une vie sereine, occupée de travaux et de saints loisirs. Il vécut bien avant nous et mourut aveugle, en un temps où rien ne semblait annoncer l'apothéose sanglante des révolutions. « La ville est au milieu d'une contrée sur laquelle les dieux ont versé leurs bienfaits à pleines mains : on y jouit d'un printemps éternel. » Arcadie, Campanie, Bétique de Fénelon : les garants ne manquent pas, notre savant poursuit sa route en sécurité : « la terre, heureusement fertile » entendez en céréales et non en ronces, « y prévient tous les souhaits ; les troupeaux y paissent sans nombre », mais il n'y paîtrons plus lorsqu'ils seront mangés ; « les vents semblent n'y régner que pour répandre partout l'esprit des fleurs » qui est, n'en doutons pas, leurs parfums, en attendant celui des Lois.

    Peut-être sentons-nous en nous entre autres monter les vapeurs du sarcasme, mais contenons-nous : Montesquieu sait ce qu'il fait, et nous ignorons ce que fut son dessein, ni quels poétaillons il fustigea dans son Temple... «les oiseaux y chantent sans cesse ; vous diriez que les bois sont harmonieux », nul besoin de violons dans les bosquets, savamment répartis pour égayer les tympans de qualité. Pour ne rien oublier, « les ruisseaux murmurent dans les plaines ; une chaleur douce fait tout éclore ; l'air ne s'y respire qu'avec la volupté » - tiens, nos beaux clichés accouchent d'un terme qui fait dresser, dans un premier temps, l'oreille : il s'est agi de dresser un décor aussi convenu que les canapés des étalages porno.

    Mais ici, nous compterons moins les coups tirés que les effeuillements de pétales : et l'on n'était pas plus frustré qu'à présent ; les cœurs assurément jouissaient davantage, et l'on ne se pressait point de « conclure ». Avançons : un tel paysage ne peut que préluder aux couples d'amoureux. « Auprès de la ville est le temple de Vénus ; Vulcain lui-même en a bâti les fondements » - car il était juste que le plus laid des dieux s'amourachât de la plus splendide déesse : « il travailla pour son infidèle, quand il voulut lui faire oublier le cruel affront qu'il lui fit devant les dieux » : innocents lecteurs, voulez-vous me flatter ? Souffrez que je lâche la bride à mon démon pédagogique : Vénus et Vulcain se trouvèrent unis par les liens du mariage. Mais la femme se consola de la laideur boiteuse de son forgeron de mari ; elle séduisit le dieu Mars, plus beau, plus vigoureux, plus guerrier. Lorsqu'ils furent bien l'un dans l'autre, voluptueusement engourdis dans cette délicieuse position, Vulcain jeta sur le couple un grand filet de mailles de fer, qui les ligota sans qu'ils pussent faire le moindre mouvement, et les exposa au regard de tout l'Olympe qu'il avait convoqué au spectacle.

    Ledit Olympe s'esclaffa bruyamment, multipliant les plaisanteries fines que l'on imagine. Et les deux coupables une fois libérés s'en furent, digérant difficilement leur honte et leur rage. Vénus commanda un temple à son époux cocu, ne maîtrisant pas moins l'architecture que la ferronnerie. Prévoyons un couplet sur la splendeur de cet édifice : «Il me serait impossible de donner une idée des charmes de ce palais », nommmmmmmmus n'en doutons pas ; « il n'y a que les Grâces qui puissent décrire les choses qu'elles ont faites. » Elles faisaient donc autre chose que de se mirer dans les glaces... 

  • "Le déclin français", dit Zemmour

    "Paris incarne cette France des métropoles globalisées, polarisées entre classes supérieures et immigrés, que le reste de la France (classes moyennes et populaires dans le périurbain et les petites villes qui souffrent des délocalisations industrielles et des suppressions de services publics, postes, tribunaux, casernes, hôpitaux, au nom des économies budgétaires) regarde avec un mélange d'envie, de ressentiment, de tristesse, de sentiment d'abandon et d'incompréhension. Les colères de la "manif pour tous" contre le mariage homosexuel, ou la fureur des "bonnets rouges" bretons contre l'écotaxe ont en 2013 exprimé la fureur de la France des parias contre la ville-monde Paris et ses petites soeurs globalisées. Auparavant, il y avait Paris et le désert français. Désormais, ce sera de plus en plus Paris et la désespérance française.

     

    11 décembre 2011

    Fenêtre des chiottes à bord P.JPGUn destin de Mezzogiorno

    "Ce fut l'autre évènement de l'année 2011." Zemmour s'emballe quelque peu. T'as pas 1s'emballe ? Les manifs ont eu lieu à Paris que je sache, et il n'y avait pas que des provinciaux dans les manifestations. Mais le programme de certaine énarques vise bien à transformer la France en désert de chômeurs, tandis que les autres devront bosser 22h par jour. N'oublions pas qu'il n'y aura plus en France que trois maternités : Paris, Lyon et Strasbourg. Poursuivons : "L'autre entrée dans le XXIe siècle. Moins spectaculaire, moins décisive. Les Chinois négociaient depuis quinze ans. Cette entrée dans l'Organisation mondiale du commerce (OMC), entérinée par les accords de Doha (Qatar) de novembre 2001, était le couronnement de la politique libérale d'ouverture sur le monde, inaugurée à la fin des années 70. Cette intronisation solennelle dans la "Communauté internationale" était pour l'ancien empire du Milieu une révolution économique et politique, voire philosophique; Il ne tarderait pas à se transformer en "atelier du monde" et à s'assoir sur un tas d'or." Les dirigeants, M. Zemmour, puisse Bouddha me préserve des salaires et de la pollution supportée par les Chinois de base.

    "Les dirigeants des autres pays étaient aussi empressés de conclure, même les Américains ou les Français, pourtant de forte tradition protectionniste. La foi dans les bienfaits du libre-échange était alors irrésistible ; c'était alors une autre version de "la fin de l'histoire" chère à l'Américain Fukuyama, la paix, la démocratie et la liberté des échanges. Les élites occidentales imaginaient l'entrée de la Chine dans l'OMC comme un phénomène de dégel qui conduirait, par des progrès convergents du marché, du droit et de la démocratie, vers un rapprochement lent et inexorable avec leur modèle économique et politique.

    "Arrière-pensée non avouée, mais confiée à mi-voix avec un air entendu et non dénué d'une pointe d'arrogance, les élites françaises - et occidentales - étaient alors convaincues que la Chine se contenterait de profiter de son "avantage comparatif" dans l'industrie bas de gamme. "A eux les chaussettes et les tee-shirts ; à nous les Airbus et les TGV !"

    "Il ne fallut que quelques années pour que cette prophétie ne fût démentie. La France sacrifia les ultimes reliquats de ses industries de main-d'oeuvre, sans pour autant préserver ses trésors de haute technologie." Nous voudrions bien croire Zemmlur sur parole, n'était ce ton persifleur qui tend à nous faire soupçonner une compilation de tout ce qui va mal, un empilement destiné à nous démontrer que la France est peuplée de décideurs nuls. Il est cependant exact que des marchés sont à présent menacés en France par la concurrence chinoise, sans aucun progrès de la démocratie dans ce pays, car il est bien plus avantageux de faire fabriquer tout cela par un prolétariat proche de l'esclavage...

    "Ce fut perdant-perdant. Les mêmes théoriciens libéraux assuraient, sûrs de leurs théorêmes ricardiens et de leurs équations mathématiques, que la faible valeur de la monnaie chinoise ( le yuan avait été dévalué en 1994) correspondait à un moment donné de l'économie chinoise, avec ses salaires misérables et sa faible productivité ; l'accumulation des excédents commerciaux de la balance des paiements provoquerait très vite, selon eux, un ajustement à la hausse de la monnaie chinoise, qui équilibrerait les échanges entre la Chine et le reste du monde. Ainsi, le Japon, ogre des années 80, avait-il dû revoir ses prétentions à partir des années 1990, à cause d'une réévaluation du yen, l'endaka, qui réduisit les formidables excédents commerciaux que ce pays accumulait alors.

    "Ce "rééquilibrage" n'eut jamais lieu en Chine." Comme je ne sais pas si ces "excédents commerciaux" sont en marchandise ou en monnaie, je ne peux rien comprendre. Toujours est-il que l'ouvrage d'Eric Zemmour me semble difficile à évacuer d'un revers de main, encore moins à se faire condamner sans même avoir été lu ni même ouvert. Le suicide français n'est peut-être qu'un fantasme, toute période est un déclin et une renaissance depuis l'aube des siècles, et ce qu'il faut éviter, c'est de se comporter comme des marins de Constantinople : ils avaient remporté une grande victoire navale sur les Turcs, et les bateaus restants de ces derniers battaient en retraite. Soudain, le cri "Nous avons perdu le combat !" retentit, en même temps qu'un marin épuisé nerveusement se suicidait en se jetant d'un mât. Aussitôt la panique gagna tout le navire, puis toute la flotte, et le suicide de masse se poursuivit, tout le monde sautant à l'eau.

    La flotte turque entendit ces clameurs de désespoir, rebroussa chemin, et découvrit la scène. Alors ils se ruèrent sur les défaitistes et les écrasèrent de façon sanglante. Soyons moins cons, merci. Le livre de Zemmour a connu un succès considérable. Et n'oubliez pas de prendre chacun votre immigrant chez vous, à votre table, juste à côté de votre femme. Humour.

  • La fin de Gulliver

    Je me souviens bien aussi de ses imitations de Daniel de Foe, car ce dernier expliquait en long et en large les tribulations maritimes de son héros Robinson Crusoe... En effet Swift ne s'y connaît absolument pas en navigation. Ce qu'il faut dire aussi (ces trous de mémoire !) c'est que le gouvernement parfait des Houynhnhnhms ou hommes chevaux ressemble parfaitement à une utopie, c'est-à-dire que les habitants de ces contrées toutes situées dans le Pacifique (et l'on découvrait, en ce XVIIIe siècle, celui de La Pérouse et de Cook, une infinité de terres australes) font régner un climat de vertu et de bon gouvernement absolument insupportable. Cette dernière partie est d'ailleurs la plus riche en exégèses de toutes sortes, car Gulliver, qui s'exprime toujours à la première personne, appartient à une race inférieure, mi-humaine mi-simiesque, sale, paresseuse, féroce. Or il est tout de même très différent de ces Yahoos au nom si chevalin, au comportement si atrocement humain. Un Yahoo raffiné en sorte. Son maître, un grand cheval noble, est obligé de se défaire de lui, et de le mener sur une côté, pour qu'il rejoigne son lointain pays en proie à la corruption. En effet, les autres Houynhnhnhms, appartenant à une nation, que dis-je à une race parfaite, reprochent à ce grand noble cheval d'entretenir et de traiter sur un pied 'égalité et même d'amitié un Yahoo, répugnant, malgré toutes les différences qui le séparent de sa tribu de sauvages hirsutes.
        Alors : les Yahoos sont-ils les Irlandais ? interprétation élémentaire... Plus subtilement : le pasteur Swift se considérerait-il à mi-chemin entre ses contemporains dépravés et cupides, et les anges chevaleresques et hippiformes constituant l'idéal de la nature vertueuse ? Ces êtres si vertueux engendrent d'ailleurs une société aussi irrespirable que celle de la Cité idéale de Platon. Elle n'est composée d'êtres si parfaits que c'est exactement pour cela qu'elle ne saurait tolérer plus longtemps la présence de cet être d'imperfection nommé Gulliver : la société des Houynhnhnhmms fait très exactement, au sens littéral du terme, un phénomène de rejet.
        Notre explorateur est contraint de fuir. Tandis que les exégètes anglophones se déchirent, plongeons-nous dans ce passage méconnu où les efforts de Swift pour être vraisemblable ne font que souligner l'invraisemblance justement de la situation : enlevé par un aigle géant (car au pays de Brobdingnag les animaux sont proportionnés à leurs gigantesques habitants), puis relâché au-dessus de l'eau dans une boîte géante aménagée pour son confort, Gulliver est recueilli par le capitaine d'un vaisseau qui justement passait par là. Il retrouve la civilisation. Laissons au narrateur la parole ; "il", c'est le capitaine :Cochon corse.JPG
        "Il avait donc fait ramer ses hommes de ce côté, puis, ayant passé le câble dans un des anneaux, il avait donné l'ordre de remorquer le coffre, comme il disait, jusqu'au navire ; et, une fois accosté, il avait tenté une autre manœuvre : passer un deuxième câble par l'anneau fixé au couvercle, et hisser le coffre à l'aide de poulies. Mais tout l'équipage réuni n'était pas arrivé à le soulever de plus de deux ou trois pieds. C'est alors, conclut le capitaine, qu'on avait vu ma canne et mon mouchoir qui s'élevaient au-dessus du trou, et qu'on avait pensé qu'un malheureux devait être enfermé à l'intérieur. Je demandai si lui-même, ou l'un de ses hommes, avait aperçu dans les airs des oiseaux d'une taille prodigieuse, vers le moment où l'on m'avait découvert. Il répondit qu'il en avait justement parlé à ses matelots pendant que je faisais la sieste, et que l'un d'eux lui dit avoir observé trois aigles volant vers le nord, mais qu'il n'avait pas noté qu'ils fussent d'une taille exceptionnelle. Je me dis que cela s'expliquait par la grande altitude à laquelle ils volaient, mais le capitaine ne put deviner pourquoi je lui avais posé cette question. Je lui demandai alors à quelle distance il pensait que nous étions de la terre. Il me dit qu'autant qu'il pouvait le savoir, nous en étions au moins à cent lieues : "Vous vous trompez au moins de moitié, répliquai-je, car au moment où je suis tombé à la mer, je n'avais pas quitté le pays d'où je viens depuis beaucoup plus de deux heures." L'idée lui revint immédiatement que j'avais le cerveau fêlé, et il me le laissa clairement entendre. Il me conseilla même d'aller m'étendre dans la cabine qu'on m'avait fait préparer. Mais je lui affirmai que je me sentais très bien, grâce à ses attentions et à son aimable compagnie, et que j'étais dans mon bon sens autant que jamais dans ma vie. Il prit alors un air grave et me demanda en toute franchise si ce n'était pas le remords de quelque horrible crime qui m'agitait l'esprit. Car je pouvais avoir été puni sur l'ordre d'un prince, qui m'aurait fait enfermer dans ce coffre, de même que les grands criminels, dans d'autres pays, sont obligés de s'embarquer sans vivres dans un bateau qui prend l'eau."
        Et voilà comme il est mauvais, quand on en a beaucoup vu au cours de ses voyages, de tout révéler : Marco Polo ne fut-il pas enfermé dans un asile parce qu'on ne croyait pas sa relation de l'Empire de Chine ? N'est-il pas étrange de trouver cette immense épave, tout à fait semblable à l'arche de Noé, garnie d'un passager dérivant au large de toute côte ? Les marins réagissent avec le pragmatisme de leur profession, se trouvent en possession de la preuve d'un autre monde habité – l'ancien se remettant tout juste de la découverte de l'Amérique. Ce
    passage a été précédé de la relation du même sauvetage, cette fois de l'intérieur de l'habitacle, qui servait au nain Gulliver lors de ses déplacements. Ce n'est donc pas un coffre, mais une cabine que la petite fille géante tenait sur ses genoux pendant les voyages de notre héros, car tout le monde dans le royaume souhaitait voir cette minuscule créature où se dissimulait un entendement si semblable à celui des humains normaux... Les efforts de l'équipage pour soulever cette arche improvisée correspondent tout à fait à l'effort de vraisemblable commandé par les circonstances. Notez comment le "malheureux enfermé à l'intérieur" devient rapidement "un criminel" potentiel, sitôt qu'il veut dire la vérité. Peut-être donc aurez-vous la curiosité de relire tout ou partie de cet ouvrage qui fit le délice des enfants jusqu'à l'avènement de la génération de la Grande Connerie : Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Folio n° 597, traduit et annoté par Jacques Pons d'après l'édition d'Emile Pons, préface de Maurice Pons...