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Livre - Page 4

  • Dis : "Deux rots !"

    Cela commence par des adieux. Ce sont de tendres protestations, à une maîtresse croit-on jamais nul n'en fut sûr, et "mon amie" en disait bien plus à l'époque. Mal m'en a pris de refuser l'amitié ainsi enendue, même en mon siècle... Il est vrai que l'amitié, sexuée ou non, s'accommodait de très longues absences, bien qu'on ne fut guère plus éloignés que d'un poitn de banlieue actuelle à l'autre. Ici, 260 lieues tout de même, à moins qu'il ne s'agisse d'une exagération, car nous serions menés jusqu'au Maroc pour le moins. Or jamais Diderot ne passa les colonnes d'Hercule. Ce sont donc des protestations d'esclavage, alors que Denis, "Dennis" comme disait un cancre à l'oral, exprime le désir chez la femme comme une soumission une servilité, une honte. "Je vous aime comme vous voulez, comme vous méritez d'être aimée" : c'est là flatter la vanité, tendre le bâton pour la dégelée : quelle prétention de se refuser en effet d'aimer pour la raison qu'on ne l'est pas assez, tel est pourtant le reproche que me fit une étourdie imbue de sa personne.

    Or je n'entends pas qu'on soit plus imbu de soi que moi. "...et c'est pour toujours", nous n'en doutons pas, vieux coureur. Il a face à lui, et qui liront ses lettres, une mère, une soeur, un tribunal de femmes, "un petit mot bien doux, bien doux à notre bien-aimée". Ces mièvrerires se retrouvent jusque sur les tabatières, car "n'est pas Boucher qui veut". Les mignardises finales ("comme tout cela va vous faire causer ! je voudrais bien être à, seulement pour vous entendre." Une femme, à plus forte raison plusieurs, ne saurait faire autre chose que de babiller sur les mots d'un grand homme. Combien plus expressive est la narration qu'il a faite plus haut, sur un couple qui ne s'aime plus, mais qui entrave, chacun de son côté, l'amitié envahissante d'un tiers !

    Bouée, touriste et tour dga.JPG

    Nous sommes là en pleine "Nouvelle Héloïse", toute en délicatesse de sentiments, ou dans "Le vie de Marianne", quoique celle-ci soit bien entichée de sa noblesse supposée. Dès qu'il ne s'agissait plus de femmes, Diderot cessait de papillonner. Il s'isolait même, trouvait au travail intensif et prolongé de vrais charmes qui le détournaient bien de ceux des jupons. Il nous parlait tantôt des grands artistes, que l' "Encyclopédie" omettait de citer. Il raillait cette prétention de vouloir se faire connaître, un peu comme Gidons Krëmer. Or, "quelques plaisanteries du sculpteur Falconet m'ont fait" dit-il "entreprendre très sérieusement la défense du sentiment de l'immortalité et du respect de la postérité".

     

    L' Encyclopédie comportait-elle donc des articles réservés aux noms propres ? non. Diderot a-t-il dû rectifier certains écrits ironiques ? Il avait le sens de l'immortalité, qui s'est perdu de nos jours, où le cerveau décomposé de Diderot et tant d'autres ne saurait éprouver quoi que ce soit sans susciter l'incrédulité la plus avilissante. Et la postérité ne s'occupe plus à présent que de "sauver la planète", en attendant la prochaine mode. L'amant de Sophie retourne donc à sa "corvée" littéraire et philosophique, prolongée par nous ne savons quelle correspondance, nous ne savons quel opuscule. Quoi qu'il en soit, dit le ver, les galanteries se poursuivent au sein même des épanchements affectifs, et de la façon cette fois la plus haute : car l'actitivé intellectuelle de notre épistolier se voit stimulée par ce qui pourrait faire "tressaillir de joie la soeur bien-aimé" : Diderot lui aussi aimait l'intelligence de sa du Châtelet, n'écrivait que pour la compétence des dames : "Vingt fois, en (...) érivant [ce morceau], je croyais vous parler ; vingt fois je croyais m'adresser à elle".

    Diderot ne sépare pas les deux soeurs, qui s'aimaient plus qu'il ne convient à des soeurs si vous comprenez ce que je veux dire. Il naît de là de multiples points d'interrogation : les compliments faits à l'une s'adressent-ils à l'autre ? Sophie goûte "des choses justes justes, sensées, réfléchies", sa soeur "des choses douces, hautes, pathétiques, pleines de verve, de sentiment et d'enthousiasme". Et pourtant ce serait l'"intellectuelle" qu'il préférait ? Si Diderot ne touchait pas la plus sensuelle des deux, celle que ses inclinations portaient nettment à l'intérieur de sa propre famille, comment pouvait-il baiser la plus philosophique et la plus réfléchie, Sophie, justement ?

    Etait-il donc aussi médiocre au lit que Mme du Châtelet le disait aussi de Voltaire ? A-t-il dû ses succès charnels à des raisonnements poussés ? L'autre, la pure lesbienne, lui semblait-elle trop fantasque, trop débridée, trop (lâchons le mot) nymphomane (trop "nymphe à femmes") pour pourvoir être aimée, baisée, admirative, chevauchée ? Commentaires bien traîtres, puisqu'ils me trahissent, et trahissent mes propos, ce qui signifient les explicitent du plus sincèrement qu'ils peuvent. Trahir signifie don aussi son contraire : mot per lui-même bien traître en effet. Diderot lui-même ne sait plus trop "où il en est", comme il le disait de ces deux ou trois amants des deux sexes à la fin de sa lettre précédente.

    Mieux vaut donc en effet rompre et bifurquer (à la ligne) au profit de son "goût pour la solitude" qui "s'accroît de moment en moment". Diderot laisse croître sa barbe "tant qu'il (...) plaît" à cette dernière. Il sort "en robe de chambre et en bonnet de nuit, pour aller dîner chez Damilaville" - porte en face espérons-le. Damilaville était celui qui souvent transmettait les lettres de la campagne à Paris et réciproquement...

  • Bribes d'Empire effondré

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    Apparition d'Ajaccio dge.JPG

     

    Sidoine répudie Cicéron pour la Vulgate, avec la plus grande flagornerie conformiste, y compris envers St-Loup, évêque de Troyes.

     

    1. 40

    Julius Népos négocie l'échange de l'Auvergne contre Arles et Marseille.

    Tout était-il si désertique ? si infesté de brigands ? Sidoine poursuit son festival de jeux de mots. Hommage appuyé aux commentateurs et philologues des manuscrits, moqués en tant qu' « Assis »…

     

    1. 41 aucun vers traité

    « Lectio difficilior » . Comment les hommes de ce temps-là voyaient-ils leur courte vie ? Début de la critique d'Anglade.

    1. 42 aucun vers

    Talent de feuilletoniste d'Anglade. La partie de « ballong cong ». Épuisement de la civilisation, abaissement de la larme à l'œil.

     

    1. 43

    Sidoine préfet de l'annone. Absence totale de sentiments profonds. De ma part, 40 années de refus et de fascination. Le Barbare vaincra, mais notre charogne agonise encore. Il y eut en ce temps des collabos, mais nous n'avons pas de Clovis pour assurer la transmission. Fin de Moi difficile.

    1. 44

    Sidoine éponge pathétique, émois de curé. Mon siècle préféré, le Ve (côté du manche). Tous les siècles se croient à l'effondrement des siècles.

     

    1. 45

    Le Tiers-Mondisme admiratif des deux époques. Nos réfugiés à nous ne prennent pas les armes. « La sottise s'est mise à penser ». Pleureuses contre Bénis de la crèche. Mais permanence à toutes les époques de la plus crasseuse ignorance.

     

    1. 46 à reporter plus tard, puisqu'il s'agit du n° XV.

     

    1. 47

    Encouragements à Majorien, nouvelle paire de biceps. Il sera le troisième Africain. Sidoine écrit son panégyrique. « Pourquoi la mort de tous, et la mienne, me sont-elles si désirables ? »

     

    1. 48

    Le grand-père de Majorien et ma lutte contre la folie. Il a servi sous Théodose.

  • Florence Nightingale

    Gilbert Sinoué, né Kassab, au Caire, tira son pseudonyme de Sinouhé l'Égyptien, roman historique publié par le Finlandais Mika Waltari en 1945. Kassab-Sinoué naquit en 1947 et se consacra aux romans historiques lui aussi, qu'il écrivit en français, car notre enseignement florissait en Égypte en ce temps-là. Il écrivit en particulier La Dame à la lampe, et non pas « la licorne », anno Domini 2008 chez Calmann-Lévy. Cette dame n'est autre que Florence Nightingale, ce qui signifie « Rossignol » en français. Ajoutez à cela une bonne dose de guerre de Crimée entre Russes, Turcs et anglo-français, et vous aurez un aperçu particulièrement cosmopolite. Pourquoi ? Parce que la souffrance est universelle et met à bas toutes les frontières.

    D'autre part, la médecine, le dévouement des infirmières en marge des champs de bataille ignore également les frontières et s'efforce de remédier à la folie guerrière, qui touche elle aussi toutes les nations. La dame à la lampe, c'est cette apparition divine d'une soignante de haute humanité, qui vient la nuit se pencher sur les malades et les blessés, prenant sur son temps de sommeil pour veiller sur les alités. Florence Nightingale « Rossignol » exerçait ainsi, comme l'oiseau chanteur, ses talents thérapeutiques au cœur de la nuit. Désormais l'infirmière, variante de la mère, appartient à la panoplie des figures féminines, soignant aussi bien les femmes que les hommes, inspirée par le souffle des bonnes sœurs qui en ce temps-là constituait le corps médical féminin.

    Or la famille des Lords londoniens s'opposait à cette vocation irrépressible : une femme était faite pour se marier, tenir salon, faire des enfants et de la broderie. Il y avait deux filles dans cette famille, Parthenope, l'aînée, et Florence. Tout le monde tombait malade à qui mieux mieux, surtout la grande sœur qui se farcissait de crises d'hystérie, par tripotage insuffisant ou excessif de certains organes particulièrement sensibles, et qu'on n'hésitait pas à couper au bistouri, comme actuellement au Kénya. Et chaque membre de la famille d'y aller de sa petite obstruction culpabilisatrice : que surtout aucun voisin n'apprenne que la fille d'une noble famille veut embrasser cette carrière où l'on vide les pots de chambre en manipulant des linges pleins de pus.

    Les péripéties de la vie florentine (Nightingale) sont innombrables, elle va ici et là, avec ou sans sa sœur, effectue des stages dans des hôpitaux sans hygiène pourvus d'un personnel de femmes assurément très pieuses, mais incompétentes et fort peu efficaces. Les amitiés entre femmes pullulent, on y cède, puis on s'en repent, tous les jours entre ses draps roses à la même heure, en se chialant dessus à force de remords. Nous sommes en pleine ère victorienne, où la reine s'envoie son palefrenier en prodiguant des injonctions de la morale la plus rigoureuse. Les hommes seront médecins bien stricts, ou pasteurs bien rigides. Ces derniers seront tentés par le catholicisme, ou le protestantisme non anglican, et la religion, la piété, ses exercices et ses scrupules insomniaques viendront ternir ou illuminer, selon le point de vue, la sérénité constructive de notre grande hypernerveuse. Mieux que cela, Florence Nightingale est une passionnée, les obstacles et les réalisations sont vécus dans l'exaltation. C'est elle qui fondera la première école d'infirmières, établira des règles d'hygiène élémentaire, se préoccupera du confort et du réconfort des patients.

    Ajaccio, vers l'ouest dga.JPG

    Les soins aux malades sont toujours en crise, toujours en évolution, encore maintenant. Il y toujours à faire contre des négligences lourdes de conséquences, des administrations ralentisseuses, des habitudes néfastes, notre existence en effet, à nous autres humains, s'apparente toujours au rocher de Sisyphe qui retombe sans cesse au bas de la pente. Mais, comme dirait notre grande clownesse Léa Salamé, voici le temps des bémols. Le roman de Gilbert Sinoué emprunte à la technique et à l'atmosphère des œuvres de Conan Doyle. Sinoué suppose qu'un enquêteur américain se livre à une recherche plusieurs années après la mort de Florence Nightingale (épuisée par le dévouement, les nuits blanches et les germes accumulés, ainsi que par d'innombrables et fortes émotions nerveuses et spirituelles, sans oublier les luttes féministes constantes, étonnez-vous après cela d'avoir comme on dit mauvais caractère, ou plutôt, d'avoir du caractère et de mourir prématurément).

    L'enquêteur visite ceux qui l'ont connue, recueille et rassemble des renseignements, discute, parcourt les documents écrits, traque les secrets, et c'est un tourbillon de whiskies et de cigares, de trajets en chemins de fer, de dialogues informatifs, procédés indisposants et superflus pour un lecteur qui n'aime pas tellement le robot appelé Sherlock Holmes. Sinoué livre des conclusions biographiques soigneusement étayées, sous l'enveloppe d'un roman non pas policier mais d'investigation. Les informateurs livrent leurs pensées et réflexions dans l'ordre qu'ils veulent, et qui n'est pas nécessairement chronologique. Tel point est évoqué, puis telle circonstance, puis telle particularité, tels progrès, tels combats victorieux ou indécis, et nous devons sans cesse naviguer d'un bout l'autre d'une biographie éclatée.

    Nous nous y retrouvons, la plupart du temps, car l'auteur possède une grande souplesse pédagogique, mais pas toujours autant que nous l'aurions voulu. Nous aborderons certains aspects de la guerre de Crimée, car où la femme répare, l'homme esquinte : le témoignage ici recueilli est celui d'un grand blessé, Gallois, de la guerre de Crimée, entraperçu à l'enterrement de l'héroïque Florence Nightingale. Notre Sherlock amércain le remercie d'avoir bien voulu le recevoir. Et le gentleman de Caernarfon lui répond :

    «  - Aucune gratitude à avoir, monsieur. Il est probable que vous soyez déçu. Ce n'est pas tant pour évoquer l'œuvre de Miss Nightingale que j'ai accepté de vous voir. C'est pour vous transmettre un message, afin que vous le transmettiez à votre tour. Savez-vous qui sont les vrais vaincus de la guerre ? » Ne vous attendez à rien de bien neuf, chers auditeurs lecteurs : le message est toujours le même, et toujours aussi peu écouté, car les femmes réparent, les hommes cassent. Et les vaincus, « Ce sont les morts, monsieur. Uniquement les morts ! Vous me comprenez ?

    « L'Américain ne put qu'acquiescer, tandis que le soldat ajoutait :

    «  - Mais rassurez-vous. Nous parlerons aussi du Rossignol. » En avant pour les grandioses banalités des anciens combattants. Disons que ces banalités ne sont jamais banales.

  • Modiano

    Dans le café de la jeunesse perdue, voilà bien un titre à la Modiano. Ils le sont tous, d'ailleurs, et tout a été dit, ce qu'il apprécierait par dessus tout : une interminable galerie de personnages brumeux et nocturnes, qui apparaissent, laissent leur adresse au Mexique ou à Majorque (certains ignorants s'obstinent à prononcer Mayorque), puis disparaissent dans le brouillard d'où ils sont sortis. On ne sait ni qui ils sont, ni à quelles activités ils se livrent, comme le marché noir en pleine guerre, ce qu'aurait fait le père du narrateur. Il faut évidemment très bien avoir connu Paris, l'île aux Cygnes, le carrefour de l'Odéon, et ce que dans ce roman Patrick Modiano appelle les « zones neutres », ou les « trous noirs », où tout finit par se faire absorber, même les rayons X.

    L'auteur pénètre dans un café, aujourd'hui disparu, décrit et rencontre ces personnages que nous avons tous connus dans nos jeunesses y compris provinciales : que sont devenus Sibylle, éternel étudiant de médecine, et Nouméa, de Nouvelle-Calédonie ? Ici, des auteurs, de Vere, Flamand mystique adepte de la Lumière verte et chantre de l'Éternel Retour chanté par Nietzsche dans l'épouvante, une femme, Jacqueline dite Louki, dieu du mensonge chez les scandinaves. Heureusement, l'auteur couche avec elle, car nous ne supporterions plus qu'une fille aussi évanescente n'arrive pas à faire l'amour, puisqu'elle n'attache d'importance à rien. Elle apparaît, la première fois dans ce fameux Café transformé en maroquinerie de luxe, en compagnie alors d'admirateurs très vagues.

    Personne là-bas ne connaît la véritable identité de personne, le narrateur se fait appeler Roland, qui sonne aussi bien comme nom de famille que prénom, et tout le monde est un personnage célèbre ou le deviendra, que sont devenus Gary, Carole Moreau et Trottereau prononcé « Trotro », qui dansait comme un pied ? Nous pensions tous que nous formions à nous tous une grande confrérie touchée par la grâce, à qui les dictionnaires et la destinée accorderaient un nom collectif, « École de Bordeaux » ou « Les fondus de St-Germain ». Puis nous sommes repartis dans nos limbes, cherchant des reflets à travers les vitres, ou tout tremblants d'apercevoir dans les reflets tel ou tel ogre qui nous aurait fait du mal ou nous en méditerait.

    Nous enquêtons, seuls ou avec Louki, la jeune mariée tout en noir que nous nous farcissons dans les hôtels riches ou semblables à des bouges, de l'Étoile à République ou Répubis, juste après le dernier métro. Le mari attendrait ou n'attendrait pas, perdu dans sa propre réception mondaine. « Modiano » ressemble à « mondain ». Il règne en sa personne vêtu d'un domino sombre une grande nostalgie, une persistance d'aristocratie vénitienne à retenir sur l'eau les îles fondantes, une curiosité pour tout ce qui coule au plus profond des annuaires déchirés. C'est la première fois que je lis l'existence d'une femme si collante, si confiante, avec laquelle marcher dans les rues sans se poser d'autres questions que des essais de reconstitutions : qu'ai-je fait de ma jeunesse, de mon temps perdu ? Nous en sommes là, toujours, ou par crises vaguement, délicieusement douloureuses. Peut-être est-ce un peu facile ? Peut-être nous perdons-nous tous entre les paragraphes de cette recette à mélancolies, mais la facilité, le laisser-aller, la pente molle, les sommets ou le Grand Bleu, cela se paye, très cher, la mélancolie n'est pas moins mortelle que l'enthousiasme, les regrets rejoignent l'espoir dans le grand catafalque de nos vies intenses, et nous n'étreignons que de l'eau.

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    Il est bon de lire un Modiano tous les cinq ans, « une page chaque soir avant de s'endormir », par périodes, « en continu » (streaming en français, en arabe au prochain numéro) ; les romans de cet homme sont de ces bandes insécables de pansements, sont de ces fragments bout à bout à l'infini, tu me chatouilles, que sont devenues Sylviane et Martine, en Modiano c'est tout l'infini qui gît, tu apparais, tu disparais, ne reste que l'éclat de tes paillettes, c'est la disparition, le vide de Blanchot, mais avec quelque chose dedans, le pédantisme en moins, Cioran, le ricanement en moins. C'est l'Enfer de Dante et Virgile, supplices en moins, plutôt cette prairie d'asphodèles autour du palais de Pluton-Hadès dieu des morts, où errent indéfiniment toutes les âmes non enterrées, sans couche de terre ou libations, avant de monter dans la barque de Charon, que les analphabètes prononcent de plus en plus Sharon alors que le premier arshéologue venu vous donnerait la prononciation exacte, qui ne sert à rien et dont tout le monde se fout (ne rigolez pas, c'est l'argument très exact des connards).

    Mais avant de nous égarer dans le marais parisien et de nos conneries, reprenons l'atmosphère brumeuses des dernières pages : toujours le même imperceptible courant du canal, inépuisable train de péniches à souvenirs au long du bastingage tous les personnages agitent les bras vers nous : «À bientôt… À jamais… À bientôt… À jamais... » Prenons les dernières pages, ce qui forme l'explicit, et non pas l'excipit, qui signifie l'extrait, bande de sous-latinistes avariés du cul :

    le narrateur, un Modiano, nous parle de sa compagne du Paris nocturne, elle-même en recherche d'un garage où vivait un amant de sa mère à elle :

    « Je l'ai vue sortir par la petite porte du garage. Elle m'a fait un signe du bras, exactement le même que celui de l'autre fois, quand je les attendais, elle et Jeannette Gaul, l'été, sur les quais. Elle marche vers moi de ce même pas nonchalant, et l'on dirait qu'elle ralentit son allure, comme si le temps ne comptait plus. Elle me prend le bras et nous nous promenons dans le quartier. C'est là que nous habiterons un jour. » Modiano, c'est du Proust dégraissé (l'apparition fantomatique des jeunes filles en fleur sur la plage de Cabourg, le goût de la madeleine toujours sur le point d'aboutir, un interminable défilé de diapositives en négatif), au fond duquel, comme un marc de café dans une tasse, passé ou présent se mélangent, avec ce fameux et si poignant futur que nous avons bercé dans ces temps-là, tous disparus avec leur propre avenir.

    « D'ailleurs, nous y avons toujours habité. Nous suivons de petites rues, nous traversons un rond-point désert. Le village d'Auteuil se détache doucement de Paris. Ces immeubles de couleur ocre ou beige pourraient être sur la Côte d'Azur, et ces murs, on se demande s'ils cachent un jardin ou la lisière d'une forêt. Nous sommes arrivés sur la place de l'Église, devant la station de métro. » Quel amour. Quelle ciselure. « Le village d'Auteuil se détache doucement de Paris ». Juste admirer le velouté des dentales. Le mélange avec la plus distante province. Bordeaux la nuit, même atmosphère diluante mais plus acérée cependant.

  • Silbermann de Lacretelle

    Silbermann de Lacretelle est un ouvrage que l'on donnait volontiers à étudier dans les écoles vers 1960, pour lutter contre l'antisémitisme. Et puis les programmateurs se sont ravisés : cet ouvrage était finalement plus ambigu que réellement efficace. En effet Silbermann est un jeune homme de troisième, si mes souvenirs sont exacts, un être sombre, torturé, extrêmement douén charmeur, bref, tout ce qu'il faut pour qu'on éprouve à son égard une passion d'amitié exaltée commem il s'en trouvait dans les collèges unisexes de ces temps-là. Celui qui tombe sous son charme, c'est un jeune homme de bonne famille parisienne, vaguement noble, bourgeoise, un “de Lacretelle” par exemple : élément autobiographique assez probable.

    Jusqu'ici, ce jeune Parisien chrétien fréquentait un autre jeune homme de son millieu, très versé en chasse à courre et en automobiles décapotables. Or Silbermann attire l'inimitié de tous ceux de sa classe. Non seulement parce qu'il est nouveau, mais aussi parce qu'il se révèle de loin le meilleur élève, ce que nos jeunes potaches distingués ne peuvent tolérer. Enfin, tous se mettent contre lui, d'autant plus qu'il est juif, comme on n'a pas tardé à le découvrir. Et l'histoire se passe au moment de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Figurez-vous en effet que cette réhabilitation a entraîné dans une certaine opinion publique un regain irrationnel d'antisémitisme, mais qu'avions-nous besoin d'ajouter “irrationnel”. Silbermann se fait insulter, rouer de coups, et notre narrateur de le prendre sous sa protection, s'attirant les sarcasmes de ses condisciples, et la désaffection de son ancien camarade, qui se voit supplanter par un grand escogriffe basané, voire franchement verdâtre. Rassurez-vous braves antisémites, le directeur ne tardera pas à mettre à la porte celui par qui le scandale arrive, c'est la victime qui sème la pagaïe le refrain est bien connu. Jacques de Lacretelle a donc voulu bien faire.

    Vas-y Pépé, on m'a parlé de toit. dgA.JPGMais il semble qu'il ait manié le pavé de l'ours. Je ne sais jusqu'à quel point il aurait repris à son compte les discours de Silbermann, mais il est assez fâcheux que ce jeune juif ne trouve pour motif de ses persécutions que la jalousie : les élèves de cet excellent établissement, comme leurs bourgeois de pères, ne peuvent supporter la concurrence, dans les résultats scolaires comme dans les opérations commerciales. En fait les juifs seraient plus intelligents, plus vifs, plus dynamiques, ils mériteraient les postes-clés qu'ils occuperaient, et les belles demeures du seizième qu'ils ont fait construire. Ils sont le ferment de la nation française en l'occurrence, ils sont le sel de la terre, et possèderont un jour un pays qui leur appartiendra, et où personne ne les persécutera.

    L'ennui, dès qu'on veut défendre une communauté, ne parlons pas de race (Silbermann en parle, mais il faut dire, et j'aurais peut-dû préciser dès le début que “Silbermann” est antérieur à la Seconde Guerre mondiale donc à Auschwitz), c'est que l'on débouche sur la maladresse meurtrière. Les Juifs, les Arabes, les Belges, les blonds et ceux dont le nom commence par D ou F ne sont ni pires ni meilleurs que les autres, ni surtout meilleurs. Insister sur les prétendues qualités spécifiques du peuple juif ou de tout autre peuple, c'est donner des armes aux racistes et xénophobes de tout poil, aux égalitaristes qui ne peuvent supporter le moindre relent de supériorité.

    Il est “pour le moins fâcheux” de voir un jeune homme, Silbermann, reprendre les arguments des antisémites, et en faire des leviers de réhabilitation. Il fallait attaquer le problème à la base, c'est-à-dire nier toute différenciation. Un double danger guette les peuples : l'assimilation excessive qui fait perdre l'identité, et la ghettoïsation, pour employer un mot horrible, engendrant le rejet. C'est devenu un lieu commmun, mais ce ne l'était pas à l'époque. Toujours est-il que Silbermann, le livre et le personnage, nous présentent un cas particulier : celui d'une époque, celui d'un milieu social grand bourgeois, celui d'un jeune homme névrosé, trop intelligent pour ses camarades, tourmenté, déjà adulte, insolent, gaffeur car conscient de sa supériorité et ne se gênant pas pour la faire subir – même non juif, même goy, il avait tout ce qu'il faut pour être persécuté.

    Le cas se présente aussi dans l'ouvrage de Schwarz-Bart, où le héros se montre veule, souffreteux et masochiste – voilà : le juif, le type juif, le juif de démonstration, n'existe pas. Ce n'est pas parce qu'un auteur nous présente tel juif, individualisé selon les besoins du roman, qu'il vaudra pour tous les juifs. On ne peut pas généraliser, même en littérature, et toujours il se trouvera que le cas particulier de tel héros ne saurait représenter l'ensemble des juifs, ce qui ruine toute démonstration par le biais romanesque. Le juif, l'homme, n'est pas un produit de laboratoire, on ne peut faire d'expériences, même littéraires, sur lui, le roman ne peut rien démontrer. Et l'on peut toujours dire, après avoir lu le livre de Lacretelle : “Tu vois, tous les juifs sont comme celui-là, orgueilleux et fuyant à la fois”, ou bien “L'ouvrage ne prouve rien, ils ne sont pas tous comme ça”, et chacun d'y aller de sa définition du juif.