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Livre - Page 3

  • Les phares sales

     

     

    Plongé dans les arcanes de la Pharsale, je prends note des convictions du jeune Lucain, suicidé sur ordre en l'an 64, et neveu de Sénèque. Il s'engage du côté de Pompée, adversaire de César. Il penche pour le Sénat et le rétablissement de la république romaine, alors que règne Néron. Ça se paye très cher. Cependant Pompée possède quelques torts. Celui de fuir, d'abord, sous des prétextes stratégique : on pense au repli sur la Loire, puis sur l'Adour… Celui d'avoir un fils, aussi, Sextus, qui consulte en Thessalie la sorcière Erichto. C'est le passage obligé : les sorcières font ceci, accomplissent cela, renversent les lois de la nature et des dieux : la terre cesse de tourner sur ses pôles, et s'alourdit jusqu'au bas du ciel.

    Chat corse dga.JPGLes dieux mêmes sont donc obligés de plier à leurs lois. Mais en faisant cela, Erichto la Hérissée attirera sur Pompée les foudres de Fortuna, de Fatum, du Destin, de l'Anangkè, entité devant laquelle s'abaissent même les Supérieurs de Là-Haut. Tout humain, toute puissance céleste s'inclinent devant ces charmes sacrilèges. Mais celui en faveur duquel s'est exercée cette magie maudite se voit disqualifié, abandonné des Dieux à la fois et de la Chance : il meurt, il crève, il se fait décapiter. La tête de Pompée sera montrée à César, qui se courrouça pour de bon et non par feinte. Il n'hésitera pas à châtier les Égyptiens, ces traîtres blasphémateurs. Il faut toujours se mettre du côté de ceux que favorise le Sort.

    Pourquoi irions-nous mourir pour des idées, de mort lente ou rapide. Pourquoi ne pas moi-même inverser mes valeurs en ces temps qui s'annoncent troublés. Pourquoi blâmer Ionesco père, qui passa des pronazis aux staliniens ? Ici s'intercale une rêverie, entre le doute et le cynisme. Lucain, Cicéron, hésitaient entre César et Pompée, car Julius remportait toutes les victoires (sauf à Dyrrhachium), et tout le monde, c'est faiblesse humaine, éprouve de l'admiration pour le vainqueur. « La cause victorieuse plut aux dieux, mais pour la vaincue, Caton» - Victrix causa deis placuit, sed victa Catoni – chant I, vers 1, abondamment glosé. Mais au chant VI, le fils Pompée se permet d'ébranler jusqu'aux lois de la nature : « des cadavres ont fui leur couche », traduction Ponchont, qui poursuit comme ceci : « Elle enlève du milieu des bûchers les restes fumants des jeunes gens et leurs ossements brûlants », fous-leur la paix, salope.

    Les Romains crémaient leurs corps. C'était aussi dégueulasse qu'à Varanassi. Les débris sautaient à travers les crépitements, et ça puait la chair rôtie, mêlée à la merde bouillie. Les sorcières se glissaient dans les nuées répugnantes des bûchers, et se faisaient poursuivre à coups de balais ou de tisonniers. « Kalpasinôn » est un hapax relevé dans le manuscrit magique de la « Bibliothèque Nationale publié par Wellesley », et si vous voulez le savoir, c'est à la « page 81, ligne 1437 ». Notre Bibliothèque a fait peau neuve, les manuscrits de la réserve seront plus facilement accessibles au public – ah oui ? plus qu'une heure d'attente au lieu de deux ? Mais si « kalâsinôn » devait se lire « karpasinôn », avec un rhô ? Il ne s'agirait donc plus d'une urne funéraire (un peu tard pour retirer des os de la « karpê », l' « urne »), mais de charbons. Et ces charbons proviendraient « d'une gaze fine, (fournie par es bandelettes qui servent à envelopper les momies) » - notre annotateur nous renvoie, si nous voulons prolonger sa digression jusqu'à plus soif, au nommé Fahz, vous savez, celui qu'il a cité plus haut, voyez donc les pages 42 sqq, « et suivantes » !

    ...Passons. Nos sorcières subtilisent « la torche même que tenaient les parents et les morceaux du lit sépulcral d'où volait une noire fumée ». C'est terrible. On ne profane pas ainsi un cadavre, n'est-ce pas, surtout sous le nez de ses parents. On mourait tôt, à Rome. C'était le bon temps. Les sorcières faisaient périr les jeunes gens, et volaient leurs ossements. C'est pas bien, pas bien du tout. Pétrone s'est bien moqué de ces terreurs en carton-pâte. « Elle[s recueillent les vêtements qui tombent en poussière et les cendres qui conservent l'odeur des membres ». Bon appétit à tous.

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    Quelques massacres plus tard, alors qu'il n'y a pas eu de massacre, pas encore, mais c'est dans l'air, voici Jules César haranguant ses troupes, en multipliant les obscurités. Il incite à frapper au visage, même son père dans les rangs ennemis. Il pousse les hommes au massacre, dans une orgie de mort donnée, de mort reçue, réinterprétée par nous comme une maladie mentale, avec des tripes qui jaillissent partout, alors qu'auparavant, c'était là que gisait la gloire, qu'il fallait redresser dans ses robes de sang. Nous sommes devenus pusillanimes, la moindre cervelle fait verser notre vomi, nous avons connu les batailles éparpillant les corps, même des morts, sans gloire ni respect. 14-18 nous a guéris, mais à quel prix, nous autres occidentaux.

    De vraies lavettes. De vrais hommes. Depuis nous nous ululons d'un radeau à l'autre. César s'exprimait dans la langue de Lucain. Ce n'étaient plus les phrases sèches et bien argumentées. Le lecteur, et non pas l'auditeur, pataugeait parmi les fautes des copistes médiévaux. Max Ponchont souffrait. Remplaçait locasset par locassès. Admirez à présent, jeunes gens d'Amérique et vieillards

    d'Europe, inclinez-vous sur les textes vénérables : « Si le sort avait placé (locassses ou locasset ? kss kss…) dans ces sanglantes fureurs de Mars autant de gendres de Pompée, autant de prétendants à la domination de leur pays, ils ne se jetteraient pas au combat d'un élan si précipité ». César était le gendre de Pompée. Il souhaitait ardemment la domination de son pays. Deux déterminations farouches : tuer beau-papa, et prendre sa place au-dessus de Rome. Eh bien ! Sa harangue, incohérente et furibarde, a transformé ses soldats en brutes totales : ils sont plus gendre que le gendre, plus aspirants dictateurs que l'aspirant dictateur. Ils vont se ruer contre la mort, entre Romains, sur d'autres Romains renforcés d'Arméniens.

    C'était le but du jeu. Par de grands braillements précieux, amener l'autre à l'état de transe, pour qu'il n'y ait plus qu'envie de tuer. Le général devait stimuler ses troupes,  et l'on a vu César jadis haranguer sur le front même de la bataille, alors que le combat était déjà engagé. Les règles veulent que l'adversaire aussi, également romain, ait droit à sa harangue symétrique . Harangue de Pompée. Ce sera noble et geignard. Pompée veut la pais. C'est le gardien des institutions. Il ne cesse de fuir devant la force, afin de recruter des alliés. Il va déplorer. IL doit se soumettre à son destin. D'après Lucain, tous déjà connaissent leur sort. Pompée exhortera à bien mourir, selon les destins, avec résignation morose ou fière.

    Lançons-nous dans ces dorés marécages : « Lorsque Pompée voit que les bataillons ennemis sortent en ligne droite, uidit ut hostiles in rectum exire cateruas / Pompeius… - en ligne droite, et non « vers son rectum », ô crétins, « que les dieux, sans accorder à la guerre aucun délai, l'ont décidée poir ce jour-là, il a froid au cœur » : quoi ! Depuis le temps que tu fuis, gros lâche ? à qui feras-tu croire que tu recherches des alliés orientaux ? Pompée, homme sensible, humain, Chirac des Romains ? Le voici tout gelé, la diarrhée fait verglas sur ses cuisses ? Il est perdu. La cause devient conséquence, la conséquence devient cause. Il doit être vaincu parce qu'il est déjà vaincu, il est déjà vaincu parce qu'il doit l'être : « et pour un si grand chef avoir tant peur des armes, c'était un présage ».

    Pompée, tu eus de la chance. Tu as triomphé des pirates, certes, jadis, beau, glorieux, dans l'Adriatique. Mais tes victoires ont été préparées par Lucullus, que tu as limogé pour prendre sa place, juste au moment de récolter ses lauriers. Tu as été flatté. Tu es gras, mou et veule. Il te reste à fuir en pleutre, afin de faire pleurer dans les chaumières. On ne se souviendra plus de ton nom. César ne sera plus que la risée des albums d' « Astérix ». Mais c'est toi que soutiennent Caton et Lucain. Au nom des principes républicains que tu incarnes. Et tu n'incarnes plus rien du tout, depuis la lutte de Marius et Sylla. Marius n'est plus qu'un pauvre homme chez Pagnol. En ce temps-là, on tuait.

  • Esotérisme oraculaire, carrément

    Cette pyramide, ou cette flamme, étant le volume, le solide, le plus simple, engendre à son tour les autres solides : l'octaèdre, huit côtés, le dodécaèdre, 12 côtés, l'icosaèdre, vingt côtés. Noter que le cube, selon Platon et Plutarque, ne peut être engendré par une combinaison de volumes impliquant la pyramide. Pourquoi ces interrogations ? Pour tenter de connaître, en définitive, la forme des éléments de ce jeu de construction, de l'univers. La forme des atomes. Grâce à nos microscopes électroniques, à diverses découvertes inaccessibles aux littéraires vaseux, grâce à divers raisonnements abstraits mais imparables (jusqu'à nouvel ordre) nous pouvons concevoir les atomes comme un mélange de corpuscules et d'ondulations.

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    Mais je m'égare, comme on dit près d'Athènes, et nous apercevons les confins du mystère : les Antiques raisonnent, comme en Amazonie, à l'aide de rapprochements, de similitudes, de divinités intervenantes, de raisonnements analogiques. Ils posent les bases du raisonnement scientifique et logique, mais ce ne sont là justement que les bases, parasitées par toutes sortes d'obscurités métaphysiques. Aujourd'hui encore nous progressons, ou plus exacement nous avançons, de balbutiements en balbutiements : qu'est-ce que la vie et la mort, l'homme et la femme, le bien et le mal ? Examinons un passage de Plutarque, et voyons ce que nous pouvons en comprendre :

    « Car c'est alors seulement, toté, que chaque multitude devient un nombre, lorsqu'elle se trouve cernée par l'unité. » On y va ? Pour compter, il faut avoir l'idée du « un ». Un plus un égale deux, et ainsi de suite jusqu'à la multitude, et même jusqu'à l'infini. Mais l'idée du « un », d'où est-elle venue ? Du pressentiment que notre univers est un, comme son nom l'indique, et qu'il entoure, qu'il cerne cette multitude qu'il s'agit de dénombrer. Donc le « un » à la fois nous entoure, nous cerne, nous comprend, ET se trouve à l'intérieur de cette multitude à dénombrer ; à la fois extérieur, le « un », comme principe, divin ou non, pressentiment, divin ou non, et intérieur à la notion de plusieurs, de pluralité.

    Et le « un », par adjonctions progressives, engendre l'univers. L'univers non seulement arithmétique, mais l'univers dénombrable, l'univers matériel. « Si l'on supprime celle-ci, de nouveau la dyade indéterminée confond tout en détruisant tout ordre, toute limite et toute mesure » - amétronn veut dire « sans mesure ». La dyade est le contraire du « un » ou « monade ». Mais pourquoi la dyade, le nombre 2, serait-il le seul contraire du « un » ? Le passage du deux au trois est concevable ; c'est deux + un ; le grand mystère est le passage de zéro à un, ou mieux encore du

    « rien » au « quelque chose ». Un autre mystère est le passage du « un » au « deux », du singulier au pluriel, et non pas au pluriel imprécis, mais au pluriel dénombrable. C'est en effet le passage du compact à la pagaïe, du pur à l'impur, du déterminé à l'indéterminé. Finalement, le mystère subsiste, après tout, en passant du « deux » au « trois », de « n » à « n +1 » : car ce « un », qui nous entoure, qui est infini, est également le plus petit nombre, qui permet de s'élever jusqu'à l'infini dans l'échelle des nombres, lequel finit par tenter d'atteindre tout l'univers. Autrement dit, 1 + 1 + 1 + 1 égale 1 ou tend, infiniment, vers 1.

    Le Tout est 1, la divinité est 1, composés à leur tour d'une infinité de « 1 », donc l'infini est partout. Donc celui qui ne voit pas Dieu partout ne le verra nulle part, et celui qui voit le 1 voit le Tout, mais je reproche aux autres ce que je fais, c'est-à-dire mélanger allègrement l'arithmétique et la religion. Toujours est-il que je n'ai toujours pas compris comment la « dyade » (le « Deux ») peut tout dérégler, alors que les mêmes Grecs nous affirment que tout repose sur le 2 : attraction et répulsion, éros et antéros, étant le couple qui fait tourner le couple, en physique, et l'univers, en dernier ressort.

    Et la suite se corse : « Mais, étant donné que la forme ne détruit pas la matière qu'elle achève et ordonne », en effet, une statue de marbre est encore et toujours du marbre, « il faut aussi que dans le nombre  se retrouvent les deux principes d'où naît la première et la plus grande de toutes les différenciations et diversités. » Nous butons sur une aporie : la dyade est-elle constructive, ou destructive ? Les deux mon adjudant : les constructions sont destructions, et vice-versa. Passer d'un nombre à l'autre grâce au « Un », c'est détruire le nombre précédent et construire le nombre suivant, grâce à l'unité. Nous arrêtons là nos élucubrations, et laissons nos graves philosophes explorer les arcanes du raisonnement.

    Plutarque finit par justifier le « 5 », puisqu'il s'agissait de cela au début, de la façon suivante : c'est le premier nombre à unir le premier pair, 2, au premier impair, 3 – le « un » ne compte pas, car il est à la fois « un » et « tout ». Et voilà pourquoi les oracles disparaissent. Signé Plutarque, éditions des Belles-Lettres, collection Budé Athéna.

  • Bruno Dumézil et les Barbares

    Cette chronique s'achève traditionnellement par un extrait correspondant à l'endroit où nous nous sommes arrêtés dans notre relecture aléatoire, et à sa suite. Ecoutons religieusement mais pas trop : les identités n'étaient pas ethniques, mais en fonction du chef de nation, car Nation n'est pas Peuple. Les mercenaires prenaient des noms de nations lorsqu'ils voulaient se faire valoir : la mode est aux Goths ? présentons-nous comme Goths. Et l'autrice de poursuivre :

    «  En deuxième lieu, l'identité permettait de mener un jeu subtil au sein de l'armée impériale. Depuis le début du IIIe siècle, les usurpations étaient fréquentes et n'importe quel général romain pouvait prétendre à la pourpre. Dès lors, les meilleurs officiers, qui naissaient généralement dans les provinces du Rhin et du Danube, devaient se positionner selon leurs ambitions. Le vaillant Maximin le Thrace se présenta ainsi, à tort ou à raison, comme un Romain ; il put de ce fait devenir empereur en 238. Mais d'autres généraux affirmèrent appartenir à un peuple barbare ; à ce titre, ils n'inquiétaient en rien l'empereur en place, qui avait tendance à faire d'eux ses principaux lieutenants. » Il exista une période appelée « anarchie militaire », durant une cinquantaine d'années, où chaque empereur passait son temps à se battre contre ses usurpateurs, avant d'être remplacé violemment par un autre usurpateur : ainsi Gallien, qui fit construire l'amphithéâtre du même nom dans la rue du même nom, a-t-il connu 18 concurrents à la fois, régna-t-il 15 ans ce qui est exceptionnel, avant d'être assassiné au siège de Milan, septembre 268. Nous poursuivons pour l'instant comme ceci :

    « En dernier lieu, le discours ethnique venait renforcer la position des élites barbares en termes diplomatiques. Ainsi, pour devenir un interlocuteur crédible, mieux valait être membre d'un peuple constitué. Cela permettait notamment de justifier les alternances entre la soumission et la rébellion, en fonction des avantages que l'empereur était prêt à consentir.

    « Qu'elle air reposé ou non sur de nombreux éléments étrangers à la civilisation romaine, l'identité ethnique barbare constituait donc l'élément clé d'une rhétorique sociopolitique. Celle-ci s'était élaborée lentement au contact du monde romain et fut développée, après 376, pour justifier l'éclatement du pouvoir impérial, puis pour légitimer la fondation de royaumes indépendants. »

    Une identité ethnique relève donc aussi d'une imagination, sans être pour autant juste imaginaire. Je ne pense pas que les chefs barbares agissaient ainsi de façon consciente et calculée. De nos jours, mieux vaut se prétendre Syrien que Congolais, c'est vrai. Seulement, ce sont des individus qui fuient, et non pas des rois barbares avec leurs armées. Le Chapitre II s'intitule « Rome et ses voisins ». « Si la transformation des peuples vivant hors de l'Empire est difficile à appréhender, les auteurs du monde romain nous renseignent assez abondamment sur les affrontements autour du limes, cette frontière militarisée qui sépare l'Empire du monde barbare. Les relations entre Romains et Barbares y sont complexes : si les conflits existent assurément, ils alternent avec les négociations, les échanges et les collaborations.

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    - Les prétendues « Grandes Invasions »

    Du IIIe au Ve siècle, les armées romaines sont souvent en difficulté et laissent des groupes de combattants barbares s'introduire sur les territoires impériaux. À ce titre, la période a longtemps été qualifiée de temps des « Grandes Invasions ». Cette désignation est toutefois trompeuse et, dans l'ensemble, impropre.

    1.- Les raids du IIIe sièle apr. J.C. - »

    Nous n'avons pas connu cela au XXe et XXIe siècle, même si les passeurs et les patrons semblent bien se frotter les mains de voir débarquer (ou se noyer) toutes ces populations en même temps, alors qu'elles auraient pu s'étaler sur des années, comme avant. Mais à l'époque dont il est question ici, nous avons des raids, même si le mot n'existait pas encore : « Longtemps, Rome maîtrise le limes du Rhin et du Danube grâce à une forte présence militaire, mais aussi grâce à une diplomatie habile. Au IIIe siècle, les rapports de force avec les peuples frontaliers sont modifiés par la transformation du monde barbare, où des groupes hostiles à Rome s'allient, finissant par constituer une menace militaire réelle. Des noms de peuples anciens ressurgissent, associés pour la première fois à des tentatives d'incursions dans l'Empire romain. »

    Insistons sur le caractère militaire de ces actions, et sur le caractère imaginaire des nations : de nos jours encore, rien de tel pour cela qu'une bonne désignation d'un ennemi extérieur. Chez les Germains donc, comme chez les Turcs actuels, désignation d'un adversaire au nom d'un nationalisme de nature à la fois cérébrale, tribale et tripale. « Tel est le cas des Saxons, signalés pour la première fois sur les côtes romaines en 285. De nouveaux noms apparaissent aussi dans la deuxième moitié du IIIe siècle au-delà du Rhin, comme les Francs (en 260) ou les Alamans (en 289), qui désignent probablement des fédérations de groupes barbares antérieurs. Au milieu du IIIe siècle, leurs attaquent terrestres se combinent avec une piraterie intense en mer du Nord et dans la Manche. »

    Nous nous arrêterons là, en espérant ne pas en être astreints à ces extrémités, car il faut bien dire que si les Romains vivaient sous une dictature militaire, nous vivons paraît-il sous une dictature financière, ce qui n'est pas plus sympathique, mais tout le monde veut du pognon. Bizarre, non ? Mais ceci est une autre histoire. Les Royaumes Barbares en Occident, au PUF alias Presses Universitaires de France, par Magali Coumert et Bruno (pas Georges) Dumézil.

  • Les royaumes barbares

     

     

    Les royaumes barbares en Occident, aux Presses universitaires de France, rédigées par Magali Coumert et Bruno Dumézil, descendant de l'autre, semblent venir à point nommé pour confirmer le sentiment que nous sommes nous-mêmes envahis, et que nous allons succomber sous les grandes invasions comme les Romains. De fait, il est exaspérant que certains éléments veuillent nous imposer la détestation du porc et l'amour du voile. En 1914, nous avons repoussé l'assaillant, grâce aux troupes américaines. En 1940, nous avons volontiers accueilli l'étranger, en 1944, nous l'avons repoussé, ou plutôt les Américains l'ont fait pour nous. Et je me souviens de mes bonds, devant la Télévision (signe de croix…), en apprenant que le bon peuple de Paris, en 1815, avait accueilli les gentils cosaques arrivant de Russie sur les Champs-Élysées, dans un désir d'amour des étrangers : « Comment dis-tu « la bite », en russe ? Et « les couilles », en russe ?

    Sans tomber dans la caricature propagandiste, les thèses prudemment avancées par Magali Coumert, disciple de Bruno Dumézil qui co-signe l'ouvrage, exaspèrent les nationalistes : ces thèses vont jusqu'à prétendre que les Grandes Invasions sont une invention des historiographes, qu'elles ont été bien moins brutales et bien plus progressives qu'on le dit, et que les Barbares germaniques ont été d'abord décrits par des Romains, qui les voyaient comme des ennemis, puis, mille ans plus tard, décrits par des Français, qui les jugeaient destructeurs de la seule civilisation qui vaille, la romaine, puis par des Allemands, qui les jugeaient bénéfiques et justificateurs de leur identité germanique, forcément conquérante.

    Les commentaires sur la mixité avaient ainsi de quoi exaspérer les lecteurs souverainistes de toutes les nations : car maintenant, ce sont les nations d'Europe qui sont attaquées par les Barbares. Ces gens méfiants diront qu'il est facile de diluer les faits, de les ronger par l'intérieur à l'aide de mille petites considérations, de petits faits, de broutilles archéologiques, lesquelles broutilles accumulées finissent par saper les fondements de nos connaissances. Ce serait parfait, car nos connaissances doivent toujours se remettre en cause, sans crainte d'évoluer. Cependant, il est facile, à force de raisonnement, de démontrer le contraire de tout et le contraire du contraire, en fonction des modes idéologiques : la mode est au métissage, mettons du métissage partout – nous pourrions de proche en proche nier Napoléon, Néron, la Shoah, l'influence de Staline, l'existence de la Renaissance de Charlemagne ou de la Renaissance de François Premier, qui ne furent en partie qu'une reconstitution historique d'après-coup. Ainsi l'Histoire se remet-elle sans cesse en question, car l'Histoire figée devient dangereuse et propagandiste, de même que l'histoire revisitée transforme Lénine en petit saint et Kim-Il-Ung en bienfaiteur de leur peuple ; l'Histoire avance donc sur un fil et ne doit pas perdre l'équilibre, menacée à gauche menacée à droite, sans compter ceux qui veulent la nier, noyant l'Histoire avec un grand H dans les histoires avec un petit h. Et l'on pourrait écrire une histoire de l'histoire, vu la façon différente dont on la raconte. Mais on aurait tort de ramener l'étude de l'Histoire de nos jours à l'Histoire écrite par François Hollande ou Mélenchon ou Marine.

    Les Barbares n'ont donc pas échappé aux travers humains : les Vandales furent des salauds pour l’Église catholique – mais ne détruisirent pas plus que les autres, et les Huns furent les héroïques fondateurs de la Hongrie, où ce prénom est très souvent porté. Adolf n'est plus porté du tout, c'est curieux, tout de même, ces effets de mode. Notons d'abord, comme disait Amélie, que les Germains ne savaient pas écrire, gisant encore dans la culture protohistorique. Notons aussi qu'ils étaient chrétiens, car nos braves missionnaires ne reculent devant rien, sauf devant celui qui les encule. Notons que leurs peuples n'étaient pas homogènes : ils étaient constituées d'une macédoine d'anciens peuples vaincus ou assimilés pacifiquement, et se faisaient appeler Burgondes ou Francs ou Wisigoths.

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    Mais ce qui les tenait ensemble n'était pas qu'une origine ethnique discutable : c'était l'obéissance à un chef, et se proclamer Burgonde ou Ostrogoth consistait à renouveler sa fidélité au chef. Et si le chef était vaincu, on s'en choisissait un autre, et on prenait le nom d'une autre tribu, soi et sa famille. Quant aux Romains ou aux Grecs, ils les désignaient par un nom ou par un autre, Gètes, Daces, Scythes, selon l'harmonie de leurs phrases ou de leurs versifications. Les flèches qui sillonnent les cartes historiques ne correspondent donc pas à des invasions ciblées par des peuples en marche conquérante, rapides, homogènes. Tout s'est passé par infiltration, avec de loin en loin des épisodes militaires et massacreurs.

    Mais la diffusion du jeans est le signe d'une importation culturelle, comme le rock. Elle ne signifie pas que l'Europe de l'Ouest a été envahie par de nombreuses populations qui auraient déferlé sur notre sol en provenance de l'Amérique du Nord. Ainsi, en archéologie, la diffusion de tel ou tel genre de poterie, de telle ou telle coutume funéraire (inhumation ou crémation) ne signifie pas nécessairement que des tribus se soient déplacées, mais que la mode s'est répandue, que les routes commerciales se sont formées, qu'un prestige culturel a grandi géographiquement. D'autre part, le fait que les Barbares étaient déjà chrétiens, hérétiques mais chrétiens, le fait que leurs chefs parlaient souvent latin, s'étaient souvent rendus à Rome pour étudier, ou bien en mission diplomatique, ou bien pour affaires commerciales, prouvent que les interactions existaient de puis longtemps d'un peuple à l'autre. Les prétendus Barbares installés sur le sol romain pour des raisons de confort matériel ont adopté les coutumes et les lois des peuples du sud, oui, mais sans abandonner leurs lois propres, car ces peuples du nord, même s'ils ne savaient pas écrire, obéissaient déjà aux lois de chez eux, aux coutumes de chez eux.

    Simplement les souverains Goths ou Suèves ont trouvé plus avantageux d'adopter des lois méditerranéennes, qui leur garantissaient la fidélité de leurs sujets, même en cas de défaite.

    N'oublions pas qu'Attila savait le latin, avait reçu à Rome une parfaite instruction militaire, et reçu le titre, en tant que chef, d' « ami du peuple romain ». N'oublions pas que l'empereur Avitus, Gaulois, Arverne, avait reçu la couronne des mains d'un Wisigoth, qui souhaitait obéir à Rome ! Gardons-nous, par conséquent, d'assimiler ce qui s'est passé aux IVe et Ve siècles de notre ère dans le bassin méditerranéen et la vallée du Danube avec ce qui se passe actuellement.

    Nous avons peur, mais c'est normal. Regardons simplement nos inquiétudes en face, au lieu de leur tourner le cul pour qu'elles nous le bottent

  • Zone aride

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    Nous parvenons dans des zones arides. Une conclusion d'abord : la langage ne sert pas à “nommer” les choses, ni à exprimer le monde, mais à communiquer entre les hommes, à rétablir dans le fantasme commun l'absence de la présence. Nous pouvons transformer cela en présence de la présence, par la coïncidence des représentations mentales résultant d'un langage commun. Autre chose comprise ou à peu près : Saussure, pourtant richement doté en paternités physiques (lignée de savants) et intellectuelles (antériorité d'éminents théoriciens) veut générer par lui-même sa descendance. Ensuite, Claudia Mejía-Quijano entreprend de remettre en question les comptes rendus des conférences de Saussure, actuellement disponibles dans les librairies, mais dans un ordre paraît-il absurde.

    Elle tient compte des notes sur les cours des années universitaires entre 1884 et 1891, où s'observe une évolution pédagogique : la matière est la même, en gros, initiation à la langue gothique présente chez Ulfila (“Petit Loup”), et comparaison avec le vieux haut-allemand et le moyen haut-allemand. Or la plupart des étudiants genevois de Saussure n'ont qu'une vague connaissance de l'allemand moderne. Il enseigna aussi à Paris, cette fois sur le latin et le grec, mieux connus des français. Dans ces deux séries de cours, le professeur s'attache de plus en plus au niveau réel de ses élèves, leur fait rédiger de petits exercices écrits. Psichari, gendre de Renan, illustre helléniste, assista à certains de ses cours.

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    Revenons à la linguistique : ses notions de linguistiques obéissent à une phraséologie toujours à la lisière de notre compréhension. Synchronie et diachronie, soit. Mais il a fallu poursuivre. Nous en sommes à une feuille analysée par l'érudite Cristina Vallini, aux orgasmes mystérieux, laquelle feuille présente des notes du grand Saussure au dos d'un faire-part de mai 1888. Les notes ne peuvent donc avoir été prises qu'après mai 1888 ; on appelle cela un terminus post quem. “Après lequel”. Quatre lignes d'une prolixité extrême (“Or, nombreux sont les faire-part et autres papiers...”) - nous suggèrent que Saussure faisait exprès de procéder ainsi, afin de bien dater ses écrits (c'est de l'avarice, que je partage ; en effet, rien n'empêche de noter la date du jour, même pour de petites notations).

    Nous avons connu le professeur Fournier qui nous lisait ses notes : sans rapport entre elles, sans le moindre esprit de synthèse, qu'il tirait de ses dossiers ou presque de ses poches sans se soucier qu'elles traitassent du vieux latin ou du grec d'Homère, mais d'une précision, d'une érudition telles que chacun de nous les notait fébrilement à mesure qu'elles sortaient de ses lèvres. Nous nous trouvons ici en pleine archéologie documentaire... Nous suivons la piste d'une recherche ; Saussure laisse des indices : “Le sujet ne comportant guère d'exercices pratiques de la part des élèves, cette conférence a pris entièrement le caractère d'un cours, consacré le mercredi à la Morphologie, le samedi à la Phonétique.” Ce serait donc un cours de morphologie : conjugaison, déclinaison, par exemple. “Mais il y a notamment cette affirmation qui apporte un indice assuré : 1° L'ancien point de vue du guna. Qu'ès aco ? Chant lituanien ?

    Mot signifiant “la femme” ? Désignation d'un accent, d'une intonation ? Comme je maudis le jour où je suis né ! Surchargement de sciences ! Choses obligatoires ! Cours de faculté, où se complaisent tant d'individus supérieurs jusque dans leurs conversations les plus courantes ! Fâcheux engouement d'une Colombienne pour un Suisse, qu'elle tient pour un génie, à l'égal de Freud ! Avec la différence cependant que Sigmund influença le monde occidental entier jusque dans ses comportements, ses réflexions, ses pensées, tandis que Saussure ? Franchement ? Qui va mêler Saussure à sa vie quotidienne, à ses façons de parler, à ses investigations psychologiques personnelles ?

    Personne. Nadie. Ce n'est que depuis une dizaine d'année, <tout au plus>, que la vieille théorie du guna a été définitivement ruinée. Bon. C'était une théorie linguistique. C'est à ces petites choses que se passe la vie d'un philologue, disait aussi Noah Kramer, grand sumérologue. Nous en restons tout pensifs. Oui, cela sert à quelque chose. À dater une réflexion sur un cours. À entrer chez Saussure, dans son encéphale. A pointer le bout de son crayon, sur une feuille, vite, avant que l' “idée” ne s'échappe. Un homme qui vivait toute sa vie pour son cours, sa réflexion, son œuvre. Dont toute la vie était un cours de fac. Disons, un homme qui superposait et entremêlait à sa vie sentimentale, familiale, émotionnelle, une vie d'universitaire passionné, dans un gigantesque pétage de joint de culasse, tantôt séparant l'huile de l'eau, tantôt pataugeant dans le mélange.

    Et non pas de ces hommes qui cherchent à échapper à leurs professions, en les subvertissant, en évitant de les exercer, en trichant, considérant tout de haut, invoquant sans cesse le deuxième, le troisième, le quatrième degré. Ce qui permet de ne pas vivre, de ne pas risquer. Ce faisant, dit la pintade, on risque quand même. On ne vit pas, certes, on ne risque apparemment rien, mais on a payé, en donnant de sa vérité, en détruisant son âme par la confusion du vrai et du faux. Saussure, lui, vit tout, tout au premier degré. Seule Mejía-Quijano se hasarde entre les circonvolutions cérébrales de son chouchou génie, qui ne s'en rendit pas compte, et au nom de Freud ! “Confirmation prise auprès d'un indoeuropéaniste,” (Claudia ne croit pas en l'indoeuropéanisme, je crois), il est clair que Saussure parle ici de son Mémoire en le datant du moment où il l'a présenté, à savoir l'été 1878”.