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Livre - Page 5

  • Des merdes éditoriales

    « Le shit ne devrait pas être légalisé, mais obligatoire. » Nous pensons au pinard obligatoire que préconisait Mgr Coluche évêque de clownerie. Il serait mieux de ne pas être lobotomisés pour pouvoir conserver sa nature humaine. Dans le négatif de mes réactions, j'entrevois ce qu'aurait pu être une véritable critique sereine, qui aurait parlé d'humour léger parsemé de pointes de provocations. L'auteur aura voulu taquiner, exaspérer les vieux bourgeois cons. Peut-être. Les narguer, avec le léger fumet de la jeunesse frivole.

    « Pour que le monde se remette à tourner rond, chacun devrait s'astreindre à fumer cinq pétards par jour !

    Un petit chat dgA.JPG

    « Je refuse la course.

    «  Revendique le droit à la lenteur.

    «  Gagner…

    La ville

    J'entrais dans le grand chemin, une fleur à l'oreille. »

     

    Après tout, cette profession de foi n'est-elle pas légitime ? Ne suis-je pas heureux ne ne plus jamais avoir quoi que ce soit à foutre ? N'aurais-je pas voulu me libérer de toute contrainte ? Au lieu de me tuer dans un métier, n'importe lequel ? Toujours courir, toujours craindre ?

     

    « Clipotis…

     

    « La vitesse supérieure ?

    L'escalade ?

    Les autres drogues ?

    Non, merci.

    «  - Je vais plus loin, dit Ben, s'ils légalisent : j'arrête de fumer.

    Ne retrouvons-nous pas en ces propos l'idéal d'abandon illustré par Into the wild, de Jon Krakauer ? N'y a-t-il pas chez tous ces apparents écervelés un désir de fuir toute autorité, un suicide social ? Il ne s'agit plus pour le critique d'aligner les pointes assassines, mais de faire le tour de ses portes fermées, pour les ouvrir sur des prairies paradisiaques. Avec risque d'évaporation du cerveau, de dissolution de tout lien étatique, social, psychologique ?

     

    « Les œufs dans le panier…

    Badaboum !

    Qu'il est bon le pétard du soir, chante le petit charbonnier…

    Je crois que je suis fait et bien fait.

    J'y vois plus clair. »

    Et si c'était de la poésie ? Minimaliste ? La recherche d'un néant, d'une expérimentation du Ciel ?

     

    « Tire une taffe… éteins le réverbère…

     

    2.

     

    Organise une petite fête à la maison

    Pour étrenner un arrivage de pollen.

    Tout le monde est dans le salon.

    Excepté Arnaud.

    Ne va pas tarder. »

    L'idéal est évidemment d'avoir un frère banquier, qui prétend ne pas fumer. L'hypocrite. Connaissant toutes les combines de fric. À chacun sa bonne fée. Le tout est de la faire agir. En se battant les flancs, tirer d'un livre apparemment nul et rébarbatif une petite leçon en forme de chef-d'œuvre. Ici je souffre.

    « Ben hume le shit et se frotte les mains.

    «  - Toi, Solly, tu nous attaques un deux feuilles. Pour la mise en bouche. Rien qu'à l'odeur, je sens que c'est du sérieux. Qu'est-ce que je vous sers ? »

    Le goût, taam, l'odeur, ce sont des sens méprisés. Il paraît qu'il faut s'ouvrir à tout ce que l'on vous a inculqué. « Touche pas ça, c'est sale. Obéis à l'État. Trouve un travail, cours et ne jouis pas. Enfin très peu, à peine le samedi soir. Oui, il y en a qui disent ça. D'autres qui l'appliquent. Et deviennent aussi fous que les drogués, mais dans l'autre sens.

    « The Mounth Bang, la Lanterne magique, le Poumon troué, le Hollandais volant, le Tube démoniaque, la Tulipe ? Non. Avec un pollen pareil, on va se la jouer cool. Gentil. Je vais vous faire King Kong. » Invention de cocktails magiques et mortels, éblouissement de Peter Pan. Que de détours, et quels itinéraires…

  • La prindoure et le troubacesse

    Quoi de plus convenu que l'histoire d'un troubadour moderne amoureux de sa souveraine, et qui le lui rend avec fraîcheur sincère ? Et cependant quel tact, quel toucher pianistique, avec juste ce qu'il faut de distance, de vérité, de réalisme, de poésie, jusque dans les précisions érotiques traitées avec une distinction sans mièvrerie à faire rosir les pudeurs, sans mièvrerie ni brutalité d'expression. A quoi sert cependant un tel livre direz-vous. La chose est bien aisée : à rien. Il ne délivre aucun message, il se situe dans la lignée des ouvrages « champagne », j'aurais bien dit des Sollers si Monsieur Bastide ne m'avait guère paru éprouver de sympathie à son égard. Il est vrai que Sollers n'est venu là que par suite d'une évolution, du politique au futile profond.

    François-Régis Bastide fait ici un livre de luxe : un livre qui raconte une histoire, soit, d'amour – il aggrave son cas -, dans les hautes sphères – c'est irrécupérable. Tout dans l'élégance, le savoir-vivre, la sensualité : odeurs, couleurs, musique – le piano seul dans l'île ! ...et justesse des sentiments, des relations humaines : le sexagénaire et la reine de trente-cinq ans, dans un esprit de vraisemblance ahurissant. S'il fallait chercher des clés à ce roman, ne faudrait-il pas les chercher dans ce pesant avant-propos – mais tous les avant-propos sont pesants, démentant ainsi l'assertion selon laquelle nos éditeurs ne jugeraient que d'après les premières pages – avant-propos où il est question d'un mystérieux personnage peu recommandable, collant et compromettant, grâce auquel le héros obtient la nomination au poste d'ambassadeur en Villanovie, ce qui est à la fois une pénitence et une position aussi influente qu'apparemment occulte.

    A lire de préférence au premier degré, en se laissant emporter par ce plaisir désormais si rare: le plaisir de lire, de se laisser dériver au gré d'une lecture, agréable, moins futile qu'elle n'en donne l'apparence, puisqu'elle témoigne de l'humain – vous savez, cette petite chose si essentielle qui disparaît dans les ordinateurs et les discours de Juppé-le-Métallique... Lecture de la p. 47 : « Il s'était « tapé un sauna » en m'attendant. Il était luisant comme un éclair au café; il répétait « rissolé ». Tel est le croquis du personnage peu recommandable du début du roman : quelqu'un de sans-gêne, ignorant les règles du savoir-vivre, brutalement sensuel et tourmenté, à la façon du gros lard du Taxi Mauve de Michel Déon. Personnage que les raffinés comme François-Régis Bastide n'aiment pas à voir roder autour d'eux. Lecture de la p. 94 : « Van S. ne comprenait pas bien. On m'interrogea, pour que je dise si c'était bien cela, si l'argot de Sa Majesté traduisait bien le mot allemand interminable. J'opinai, évidemment, en souriant et en osant féliciter la reine.

    J'aimais bien cette expression, ajouta-t-Elle, quand j'étudiais à Paris. » Une femme donc qui mêle à sa majesté suffisamment de majesté déstabilisante pour devenir un beau morceau de charme... Lecture de la p. 141 : « Le jour où tous ces souverains, qui étaient tous frères, cousins, cousines, tiendraient le monde, l'ONU n'aurait qu'à fermer ses coûteuses et inutiles portes. Les souverains se téléphoneraient pour tout arranger. Tandis que l'ONU crevait d'un simulacre de démocratie, illustré par les votes imbéciles de diplomates castrés par leurs capitales. » Qui plus est pour terminer, vous en apprendrez beaucoup sur les subtilités du protocole diplomatique et les rouages de l'Europe, car un ambassadeur, ça travaille.

    Jeux de pentes dgA.JPG

    Et ça écrit. Bien. Le livre s'appelle L'homme au désir d'amour lointain. Il est de François-Régis Bastide. Ciao.

  • Ulenspiegel de Flandres

    C'est simplement du français qu'il faut lire avec l'accent flamand, comme je m'y suis exercé pour les premiers chapitres.

    Je fus donc souvent enthousiaste, parfois réservé à la vue de quelques longueurs, lorsque l'auteur se sent obligé (de fait, il l'est) de respecter son cadre historique et de mener le récit jusqu'au bout. Mais l'intérêt l'emporte, et de loin, Belge ou pas. Explorons ce riche volume :

    " - Venez tous deux, dit le citoyen. Gros cierges dgA.JPG

    Ulenspiegel retourna chez le baes et lui dit :

    " - Je viens de voir le doyen, il se portera caution pour les aveugles. Pendant que vous veillerez sur eux, que la baesine vienne avec moi chez lui, il lui répètera ce que je viens de vous dire."

    Ma fois, je ne me souviens plus du détail de la duperie, mais nous avons affaire ici à un thème bien connu de la fable médiévale, qui est le bernage d'une troupe d'aveugles que l'on fait bâfrer, leur faisant croire à chacun que c'est l'autre qui possède l'argent du paiement. Il n'était pas cruel, en ce temps-là, de se moquer des aveugles. On trouve développées maintes farces de ce type

    dans le "Lazarillo", ouvrage picaresque anonyme de l'Espagne du XVIe siècle. C'est dans la première partie, conformément à la tradition, de l'ouvrage de De Coster. Mais nous verrons ensuite comment on en vient à la politique et à la lutte armée d'Ulenspiegel et de son peuple, peu enclins aux spéculations sur les régimes, pourvu qu'ils respectent l'argent et la vie d'autrui :

    "Il le fit, et l'hôte garda le chapeau.

    "Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le paysan, monta sur son âne et courut le grand pas sur la route qui mène à Embden. Les smaledyke broeders, ne le voyant pas revenir, s'entredisaient :

    "Est-il parti ?"

    Encore une fois donc, il est question de régler la dépense d'un festin, car les légendiers ne répugnent pas, et De Coster s'y conforme, à lire deux ou trois versions différentes d'une même ruse. Dès l'instant que l'on roule l'aubergiste, et les religieux, comme ici ! D'abord se nourrir, et la prime au plus malin : telle est la morale de cette première partie et de l'ensemble de la légende d'origine.

    Un autre appétit doit aussi se satisfaire :

    "Je n'ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.

    "Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un grand fracas de tonnerre et d'éclairs, et derrière lui se forma un dais de soleils et d'étoiles."

    Surprise ! Notre héros, qui jusqu'alors ne pensait qu'à satisfaire sa soif de boissons et de femmes, se voit investi par une longue vision d'une mission de délivrance. Une espèce d'apocalypse se révèle à lui, en un long rêve allégorique, et le voilà chargé de délivrer la terre de ses pères. Il devra "chercher les Sept" ; la solution de cette énigme importe peu : l'essentiel est qu'elle soit posée, fournissant le fil rouge d'une quête qui occupera désormais le corps du récit.

    Ulenspiegel rencontre son premier "contact", comme on dit en matière de résistance : Simon.

    "Ulenspiegel dormit au grenier, près des chats ; le lit de Simon était en bas, près de la cave.

    "Ulenspiegel, continuant sa feintise ivrognale, monta trébuchant l'escalier, feignant de manquer de tomber et se tenant à la corde. Simon l'y aida avec de tendres soins, comme un frère."

    Sans doute s'agit-il de mettre à l'épreuve la véritable fidélité de Simon à la bonne cause. Ruse de guerre, encore une fois grâce à la boisson et à la mangeaille, lors de noces figurées : les trois appétits du monde au service de la libération :

    "Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards.

    "Et ils furent par eux bien applaudis et fêtés.

    "Le vin manquant dans les chariots, les paysans et paysannes se remirent en route au son des tambourins, fifres et cornemuses, sans être inquiétés."

    Et c'est ainsi que les faux paysans purent pénétrer dans Maestricht assiégée, ayant traversé généreusement les lignes ennemies.

    Autre ruse, dans la taverne où pullulent les traîtres et les traîtresses, comme nous l'avions vu tout à l'heure :

    "Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps et chemises.

    " - Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.

    " - Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps et les laissant pauvres et affamées."

    Et c'est ainsi qu'Ulenspiegel punit la mère maquerelle, toujours prête à livrer les révoltés aux autorités, tout en sauvant de ses griffes les braves filles publiques qu'elle emploie. Ce sont en effet à peu près les seules femmes qu'aujourd'hui encore je puisse supporter. Mais ceci est une autre histoire. Le Christ n'a-t-il pas dit après toout aux filles de Jérusalem (et le curé de nous faire croire qu'il s'agissait des jeunes filles pauvres et déshéritées ! brave curé...) "...vous serez toutes avec moi à la droite du Père" ?

    Et toute justice se trouve accomplie à la fin, et même si littérairement le procédé est discutable, de quel soulagement ne sommes-nous pas possédés, nous autres lecteurs enfantins et sans malice, ayant retrouvé notre âme de jeunesse donc, et bien contents que tant de cruautés soient enfin punies – trop tard hélas :

    "Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement :

    " - C'est l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans, mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus."

    Justice sera enfin rendue à cette pauvre femme rendue folle par la trahison amoureuse et par la torture...

    C'est donc une œuvre pleine de bons sentiments que je vous propose de lire cette semaine, et qui vous prouve que la bonté peut fort bien se conjuguer avec la littérature, n'en déplaise "à certains esprits chagrins". C'est un grand livre belge et universel, cela s'appelle "La légende et les aventures d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak", ce fut édité en 1867, et c'est en vente dès que vous le commandez. Bonne lecture.

  • On se la joue Calasso

    S'il est ma foi bien vrai que la flotte brûle, de même que l'Empire, et que Majorien, nouvel empereur, sauvera (nul n'en doute) l'empire menacé, était-ce bien le moment de rappeler la perfidie d'Ulysse ? ...laquelle pouvait s'entendre comme la fourberie de Ricimer, chef bien réel du même empire ? Mais Sidoine n'a pas vu aussi loin, ni aucun de ceux qui l'écoutaient déclamer ; simplement, il était de bon ton, il était obligatoire, il était impensable de séparer la notion d'Ulysse de celle de perfidie, comme on disait "Achille-au-pied-léger", ce qui se dit – horresco referens – "Levi pede", ou bien "L'Aurore-aux-doigts-de-rose" et autres fariboles automatiques. La préciosité, ou peut-être Sidoine tout seul, est tenaillée par le désir de tout dire, le démon de l'exhaustivité.

    L'hippopotame vert dga collé.JPG

    Elle manque de confiance en soi, doute de son expressivité, tente de remédier à sa fadeur par l'abondance, à la qualité défaillante par la luxuriance de la totalité : ainsi se trouve-t-elle en prise directe avec l'énonciation du monde entier, par l'exubérance, le débordement de matrice, de l'Univers excréteur. Prise, coincée, entre l'Universel et le Microscopique, brassée dans le Grand Tout. Nous respecterions cette extase, si elle ne se manifestait de préférence sous les espèces de l'intempérance verbale et de l'avalanche fanée : "Veux-tu connaître sa maîtrise dans le lancer du javelot ? Métabus tremblant pour Camille, cher fardeau attaché à son trait, trepidans pro fasce Camillae, le lança plus mollement" : ce passage est un embrouillamini de la plus belle espèce.

    Il renvoie au chant onze de L'Enéide, que l'on n'étudie plus, car il est bien connu que Virgile a moins bien réussi ses passages guerriers que l'auteur de L'Iliade. Virgile sert de référence mythologique au même titre que les récits traditionnels. Sidoine, à la suite de Virgile, se verrait bien aussi promu au rang de héros fondateur. Mais il n'a créé personne... V, 190, 60 09 12. "L'orne sifflant du Péléide traversa Troïlus". Fascination pour le meurtre et la chair, les organes énumérés dans l'Iliade et chez Turoldus, dissection infinie des hommes, on s'entretue pour chercher dans les tissus déchirés, au microscope, de quoi nous sommes faits, de quel agrégat d'atomes notre corps mortel est constitué.

    En vérité le meurtre, spécialement le meurtre guerrier, se pose en premier pas de la science investigatrice, qui de la cellule à l'étoile tente de pénétrer le secret de la matière, de l'atome qui jusqu'ici recèle encore l'insondable mystère de la vie, voire plus encore de la Pensée. Quelle est la pensée de tout cela, et se peut-il que l'univers entier en soit dépourvu ? Tout cela à propos d'un charcutage ? Oui : "c'est avec moins de force que l'Athénien fils d'Egée" (Thésée) "perça de sa lance marathonienne Créon qui refusait aux Héros la sépulture" (busta, le bûcher, tout sauf un ensevelissement). C'est bien de Créon, l'oncle même de Polynice "et de ses compagnons", qu'il est question (car Etéocle fut respecté). Au moins n'avait-on point de honte en ce temps-là, si même on n'en tirait pas gloire, à mêler le virtuel avec le réel : ces prétendues découvertes de nos contemporains ne font que refléter la double vie de l'Homme – à demi sur terre, à demi dans le mythe des Cieux.

  • La récupération de Gulliver

    Je me souviens bien aussi de ses imitations de Daniel de Foe, car ce dernier expliquait en long et en large les tribulations maritimes de son héros Robinson Crusoe... En effet Swift ne s'y connaît absolument pas en navigation. Ce qu'il faut dire aussi (ces trous de mémoire !) c'est que le gouvernement parfait des Houynhnhnhms ou hommes chevaux ressemble parfaitement à une utopie, c'est-à-dire que les habitants de ces contrées toutes situées dans le Pacifique (et l'on découvrait, en ce XVIIIe siècle, celui de La Pérouse et de Cook, une infinité de terres australes) font régner un climat de vertu et de bon gouvernement absolument insupportable. Cette dernière partie est d'ailleurs la plus riche en exégèses de toutes sortes, car Gulliver, qui s'exprime toujours à la première personne, appartient à une race inférieure, mi-humaine mi-simiesque, sale, paresseuse, féroce. Or il est tout de même très différent de ces Yahoos au nom si chevalin, au comportement si atrocement humain. Un Yahoo raffiné en sorte. Son maître, un grand cheval noble, est obligé de se défaire de lui, et de le mener sur une côté, pour qu'il rejoigne son lointain pays en proie à la corruption. En effet, les autres Houynhnhnhms, appartenant à une nation, que dis-je à une race parfaite, reprochent à ce grand noble cheval d'entretenir et de traiter sur un pied 'égalité et même d'amitié un Yahoo, répugnant, malgré toutes les différences qui le séparent de sa tribu de sauvages hirsutes.

    Alors : les Yahoos sont-ils les Irlandais ? interprétation élémentaire... Plus subtilement : le pasteur Swift se considérerait-il à mi-chemin entre ses contemporains dépravés et cupides, et les anges chevaleresques et hippiformes constituant l'idéal de la nature vertueuse ? Ces êtres si vertueux engendrent d'ailleurs une société aussi irrespirable que celle de la Cité idéale de Platon. Elle n'est composée d'êtres si parfaits que c'est exactement pour cela qu'elle ne saurait tolérer plus longtemps la présence de cet être d'imperfection nommé Gulliver : la société des Houynhnhnhmms fait très exactement, au sens littéral du terme, un phénomène de rejet.

    Notre explorateur est contraint de fuir. Tandis que les exégètes anglophones se déchirent, plongeons-nous dans ce passage méconnu où les efforts de Swift pour être vraisemblable ne font que souligner l'invraisemblance justement de la situation : enlevé par un aigle géant (car au pays de Brobdingnag les animaux sont proportionnés à leurs gigantesques habitants), puis relâché au-dessus de l'eau dans une boîte géante aménagée pour son confort, Gulliver est recueilli par le capitaine d'un vaisseau qui justement passait par là. Il retrouve la civilisation. Laissons au narrateur la parole ; "il", c'est le capitaine :

    "Il avait donc fait ramer ses hommes de ce côté, puis, ayant passé le câble dans un des anneaux, il avait donné l'ordre de remorquer le coffre, comme il disait, jusqu'au navire ; et, une fois accosté, il avait tenté une autre manœuvre : passer un deuxième câble par l'anneau fixé au couvercle, et hisser le coffre à l'aide de poulies. Mais tout l'équipage réuni n'était pas arrivé à le soulever de plus de deux ou trois pieds. C'est alors, conclut le capitaine, qu'on avait vu ma canne et mon mouchoir qui s'élevaient au-dessus du trou, et qu'on avait pensé qu'un malheureux devait être enfermé à l'intérieur. Je demandai si lui-même, ou l'un de ses hommes, avait aperçu dans les airs des oiseaux d'une taille prodigieuse, vers le moment où l'on m'avait découvert. Il répondit qu'il en avait justement parlé à ses matelots pendant que je faisais la sieste, et que l'un d'eux lui dit avoir observé trois aigles volant vers le nord, mais qu'il n'avait pas noté qu'ils fussent d'une taille exceptionnelle. Je me dis que cela s'expliquait par la grande altitude à laquelle ils volaient, mais le capitaine ne put deviner pourquoi je lui avais posé cette question. Je lui demandai alors à quelle distance il pensait que nous étions de la terre. Il me dit qu'autant qu'il pouvait le savoir, nous en étions au moins à cent lieues : "Vous vous trompez au moins de moitié, répliquai-je, car au moment où je suis tombé à la mer, je n'avais pas quitté le pays d'où je viens depuis beaucoup plus de deux heures." L'idée lui revint immédiatement que j'avais le cerveau fêlé, et il me le laissa clairement entendre. Il me conseilla même d'aller m'étendre dans la cabine qu'on m'avait fait préparer. Mais je lui affirmai que je me sentais très bien, grâce à ses attentions et à son aimable compagnie, et que j'étais dans mon bon sens autant que jamais dans ma vie. Il prit alors un air grave et me demanda en toute franchise si ce n'était pas le remords de quelque horrible crime qui m'agitait l'esprit. Car je pouvais avoir été puni sur l'ordre d'un prince, qui m'aurait fait enfermer dans ce coffre, de même que les grands criminels, dans d'autres pays, sont obligés de s'embarquer sans vivres dans un bateau qui prend l'eau." Le tombeau du maire dgA.JPG

    Et voilà comme il est mauvais, quand on en a beaucoup vu au cours de ses voyages, de tout révéler : Marco Polo ne fut-il pas enfermé dans un asile parce qu'on ne croyait pas sa relation de l'Empire de Chine ? N'est-il pas étrange de trouver cette immense épave, tout à fait semblable à l'arche de Noé, garnie d'un passager dérivant au large de toute côte ? Les marins réagissent avec le pragmatisme de leur profession, se trouvent en possession de la preuve d'un autre monde habité – l'ancien se remettant tout juste de la découverte de l'Amérique. Ce passage a été précédé de la relation du même sauvetage, cette fois de l'intérieur de l'habitacle, qui servait au nain Gulliver lors de ses déplacements. Ce n'est donc pas un coffre, mais une cabine que la petite fille géante tenait sur ses genoux pendant les voyages de notre héros, car tout le monde dans le royaume souhaitait voir cette minuscule créature où se dissimulait un entendement si semblable à celui des humains normaux... Les efforts de l'équipage pour soulever cette arche improvisée correspondent tout à fait à l'effort de vraisemblable commandé par les circonstances. Notez comment le "malheureux enfermé à l'intérieur" devient rapidement "un criminel" potentiel, sitôt qu'il veut dire la vérité. Peut-être donc aurez-vous la curiosité de relire tout ou partie de cet ouvrage qui fit le délice des enfants jusqu'à l'avènement de la génération de la Grande Connerie : Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Folio n° 597, traduit et annoté par Jacques Pons d'après l'édition d'Emile Pons, préface de Maurice Pons...