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Les phares sales

 

 

Plongé dans les arcanes de la Pharsale, je prends note des convictions du jeune Lucain, suicidé sur ordre en l'an 64, et neveu de Sénèque. Il s'engage du côté de Pompée, adversaire de César. Il penche pour le Sénat et le rétablissement de la république romaine, alors que règne Néron. Ça se paye très cher. Cependant Pompée possède quelques torts. Celui de fuir, d'abord, sous des prétextes stratégique : on pense au repli sur la Loire, puis sur l'Adour… Celui d'avoir un fils, aussi, Sextus, qui consulte en Thessalie la sorcière Erichto. C'est le passage obligé : les sorcières font ceci, accomplissent cela, renversent les lois de la nature et des dieux : la terre cesse de tourner sur ses pôles, et s'alourdit jusqu'au bas du ciel.

Chat corse dga.JPGLes dieux mêmes sont donc obligés de plier à leurs lois. Mais en faisant cela, Erichto la Hérissée attirera sur Pompée les foudres de Fortuna, de Fatum, du Destin, de l'Anangkè, entité devant laquelle s'abaissent même les Supérieurs de Là-Haut. Tout humain, toute puissance céleste s'inclinent devant ces charmes sacrilèges. Mais celui en faveur duquel s'est exercée cette magie maudite se voit disqualifié, abandonné des Dieux à la fois et de la Chance : il meurt, il crève, il se fait décapiter. La tête de Pompée sera montrée à César, qui se courrouça pour de bon et non par feinte. Il n'hésitera pas à châtier les Égyptiens, ces traîtres blasphémateurs. Il faut toujours se mettre du côté de ceux que favorise le Sort.

Pourquoi irions-nous mourir pour des idées, de mort lente ou rapide. Pourquoi ne pas moi-même inverser mes valeurs en ces temps qui s'annoncent troublés. Pourquoi blâmer Ionesco père, qui passa des pronazis aux staliniens ? Ici s'intercale une rêverie, entre le doute et le cynisme. Lucain, Cicéron, hésitaient entre César et Pompée, car Julius remportait toutes les victoires (sauf à Dyrrhachium), et tout le monde, c'est faiblesse humaine, éprouve de l'admiration pour le vainqueur. « La cause victorieuse plut aux dieux, mais pour la vaincue, Caton» - Victrix causa deis placuit, sed victa Catoni – chant I, vers 1, abondamment glosé. Mais au chant VI, le fils Pompée se permet d'ébranler jusqu'aux lois de la nature : « des cadavres ont fui leur couche », traduction Ponchont, qui poursuit comme ceci : « Elle enlève du milieu des bûchers les restes fumants des jeunes gens et leurs ossements brûlants », fous-leur la paix, salope.

Les Romains crémaient leurs corps. C'était aussi dégueulasse qu'à Varanassi. Les débris sautaient à travers les crépitements, et ça puait la chair rôtie, mêlée à la merde bouillie. Les sorcières se glissaient dans les nuées répugnantes des bûchers, et se faisaient poursuivre à coups de balais ou de tisonniers. « Kalpasinôn » est un hapax relevé dans le manuscrit magique de la « Bibliothèque Nationale publié par Wellesley », et si vous voulez le savoir, c'est à la « page 81, ligne 1437 ». Notre Bibliothèque a fait peau neuve, les manuscrits de la réserve seront plus facilement accessibles au public – ah oui ? plus qu'une heure d'attente au lieu de deux ? Mais si « kalâsinôn » devait se lire « karpasinôn », avec un rhô ? Il ne s'agirait donc plus d'une urne funéraire (un peu tard pour retirer des os de la « karpê », l' « urne »), mais de charbons. Et ces charbons proviendraient « d'une gaze fine, (fournie par es bandelettes qui servent à envelopper les momies) » - notre annotateur nous renvoie, si nous voulons prolonger sa digression jusqu'à plus soif, au nommé Fahz, vous savez, celui qu'il a cité plus haut, voyez donc les pages 42 sqq, « et suivantes » !

...Passons. Nos sorcières subtilisent « la torche même que tenaient les parents et les morceaux du lit sépulcral d'où volait une noire fumée ». C'est terrible. On ne profane pas ainsi un cadavre, n'est-ce pas, surtout sous le nez de ses parents. On mourait tôt, à Rome. C'était le bon temps. Les sorcières faisaient périr les jeunes gens, et volaient leurs ossements. C'est pas bien, pas bien du tout. Pétrone s'est bien moqué de ces terreurs en carton-pâte. « Elle[s recueillent les vêtements qui tombent en poussière et les cendres qui conservent l'odeur des membres ». Bon appétit à tous.

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Quelques massacres plus tard, alors qu'il n'y a pas eu de massacre, pas encore, mais c'est dans l'air, voici Jules César haranguant ses troupes, en multipliant les obscurités. Il incite à frapper au visage, même son père dans les rangs ennemis. Il pousse les hommes au massacre, dans une orgie de mort donnée, de mort reçue, réinterprétée par nous comme une maladie mentale, avec des tripes qui jaillissent partout, alors qu'auparavant, c'était là que gisait la gloire, qu'il fallait redresser dans ses robes de sang. Nous sommes devenus pusillanimes, la moindre cervelle fait verser notre vomi, nous avons connu les batailles éparpillant les corps, même des morts, sans gloire ni respect. 14-18 nous a guéris, mais à quel prix, nous autres occidentaux.

De vraies lavettes. De vrais hommes. Depuis nous nous ululons d'un radeau à l'autre. César s'exprimait dans la langue de Lucain. Ce n'étaient plus les phrases sèches et bien argumentées. Le lecteur, et non pas l'auditeur, pataugeait parmi les fautes des copistes médiévaux. Max Ponchont souffrait. Remplaçait locasset par locassès. Admirez à présent, jeunes gens d'Amérique et vieillards

d'Europe, inclinez-vous sur les textes vénérables : « Si le sort avait placé (locassses ou locasset ? kss kss…) dans ces sanglantes fureurs de Mars autant de gendres de Pompée, autant de prétendants à la domination de leur pays, ils ne se jetteraient pas au combat d'un élan si précipité ». César était le gendre de Pompée. Il souhaitait ardemment la domination de son pays. Deux déterminations farouches : tuer beau-papa, et prendre sa place au-dessus de Rome. Eh bien ! Sa harangue, incohérente et furibarde, a transformé ses soldats en brutes totales : ils sont plus gendre que le gendre, plus aspirants dictateurs que l'aspirant dictateur. Ils vont se ruer contre la mort, entre Romains, sur d'autres Romains renforcés d'Arméniens.

C'était le but du jeu. Par de grands braillements précieux, amener l'autre à l'état de transe, pour qu'il n'y ait plus qu'envie de tuer. Le général devait stimuler ses troupes,  et l'on a vu César jadis haranguer sur le front même de la bataille, alors que le combat était déjà engagé. Les règles veulent que l'adversaire aussi, également romain, ait droit à sa harangue symétrique . Harangue de Pompée. Ce sera noble et geignard. Pompée veut la pais. C'est le gardien des institutions. Il ne cesse de fuir devant la force, afin de recruter des alliés. Il va déplorer. IL doit se soumettre à son destin. D'après Lucain, tous déjà connaissent leur sort. Pompée exhortera à bien mourir, selon les destins, avec résignation morose ou fière.

Lançons-nous dans ces dorés marécages : « Lorsque Pompée voit que les bataillons ennemis sortent en ligne droite, uidit ut hostiles in rectum exire cateruas / Pompeius… - en ligne droite, et non « vers son rectum », ô crétins, « que les dieux, sans accorder à la guerre aucun délai, l'ont décidée poir ce jour-là, il a froid au cœur » : quoi ! Depuis le temps que tu fuis, gros lâche ? à qui feras-tu croire que tu recherches des alliés orientaux ? Pompée, homme sensible, humain, Chirac des Romains ? Le voici tout gelé, la diarrhée fait verglas sur ses cuisses ? Il est perdu. La cause devient conséquence, la conséquence devient cause. Il doit être vaincu parce qu'il est déjà vaincu, il est déjà vaincu parce qu'il doit l'être : « et pour un si grand chef avoir tant peur des armes, c'était un présage ».

Pompée, tu eus de la chance. Tu as triomphé des pirates, certes, jadis, beau, glorieux, dans l'Adriatique. Mais tes victoires ont été préparées par Lucullus, que tu as limogé pour prendre sa place, juste au moment de récolter ses lauriers. Tu as été flatté. Tu es gras, mou et veule. Il te reste à fuir en pleutre, afin de faire pleurer dans les chaumières. On ne se souviendra plus de ton nom. César ne sera plus que la risée des albums d' « Astérix ». Mais c'est toi que soutiennent Caton et Lucain. Au nom des principes républicains que tu incarnes. Et tu n'incarnes plus rien du tout, depuis la lutte de Marius et Sylla. Marius n'est plus qu'un pauvre homme chez Pagnol. En ce temps-là, on tuait.

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