Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Silbermann de Lacretelle

Silbermann de Lacretelle est un ouvrage que l'on donnait volontiers à étudier dans les écoles vers 1960, pour lutter contre l'antisémitisme. Et puis les programmateurs se sont ravisés : cet ouvrage était finalement plus ambigu que réellement efficace. En effet Silbermann est un jeune homme de troisième, si mes souvenirs sont exacts, un être sombre, torturé, extrêmement douén charmeur, bref, tout ce qu'il faut pour qu'on éprouve à son égard une passion d'amitié exaltée commem il s'en trouvait dans les collèges unisexes de ces temps-là. Celui qui tombe sous son charme, c'est un jeune homme de bonne famille parisienne, vaguement noble, bourgeoise, un “de Lacretelle” par exemple : élément autobiographique assez probable.

Jusqu'ici, ce jeune Parisien chrétien fréquentait un autre jeune homme de son millieu, très versé en chasse à courre et en automobiles décapotables. Or Silbermann attire l'inimitié de tous ceux de sa classe. Non seulement parce qu'il est nouveau, mais aussi parce qu'il se révèle de loin le meilleur élève, ce que nos jeunes potaches distingués ne peuvent tolérer. Enfin, tous se mettent contre lui, d'autant plus qu'il est juif, comme on n'a pas tardé à le découvrir. Et l'histoire se passe au moment de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Figurez-vous en effet que cette réhabilitation a entraîné dans une certaine opinion publique un regain irrationnel d'antisémitisme, mais qu'avions-nous besoin d'ajouter “irrationnel”. Silbermann se fait insulter, rouer de coups, et notre narrateur de le prendre sous sa protection, s'attirant les sarcasmes de ses condisciples, et la désaffection de son ancien camarade, qui se voit supplanter par un grand escogriffe basané, voire franchement verdâtre. Rassurez-vous braves antisémites, le directeur ne tardera pas à mettre à la porte celui par qui le scandale arrive, c'est la victime qui sème la pagaïe le refrain est bien connu. Jacques de Lacretelle a donc voulu bien faire.

Vas-y Pépé, on m'a parlé de toit. dgA.JPGMais il semble qu'il ait manié le pavé de l'ours. Je ne sais jusqu'à quel point il aurait repris à son compte les discours de Silbermann, mais il est assez fâcheux que ce jeune juif ne trouve pour motif de ses persécutions que la jalousie : les élèves de cet excellent établissement, comme leurs bourgeois de pères, ne peuvent supporter la concurrence, dans les résultats scolaires comme dans les opérations commerciales. En fait les juifs seraient plus intelligents, plus vifs, plus dynamiques, ils mériteraient les postes-clés qu'ils occuperaient, et les belles demeures du seizième qu'ils ont fait construire. Ils sont le ferment de la nation française en l'occurrence, ils sont le sel de la terre, et possèderont un jour un pays qui leur appartiendra, et où personne ne les persécutera.

L'ennui, dès qu'on veut défendre une communauté, ne parlons pas de race (Silbermann en parle, mais il faut dire, et j'aurais peut-dû préciser dès le début que “Silbermann” est antérieur à la Seconde Guerre mondiale donc à Auschwitz), c'est que l'on débouche sur la maladresse meurtrière. Les Juifs, les Arabes, les Belges, les blonds et ceux dont le nom commence par D ou F ne sont ni pires ni meilleurs que les autres, ni surtout meilleurs. Insister sur les prétendues qualités spécifiques du peuple juif ou de tout autre peuple, c'est donner des armes aux racistes et xénophobes de tout poil, aux égalitaristes qui ne peuvent supporter le moindre relent de supériorité.

Il est “pour le moins fâcheux” de voir un jeune homme, Silbermann, reprendre les arguments des antisémites, et en faire des leviers de réhabilitation. Il fallait attaquer le problème à la base, c'est-à-dire nier toute différenciation. Un double danger guette les peuples : l'assimilation excessive qui fait perdre l'identité, et la ghettoïsation, pour employer un mot horrible, engendrant le rejet. C'est devenu un lieu commmun, mais ce ne l'était pas à l'époque. Toujours est-il que Silbermann, le livre et le personnage, nous présentent un cas particulier : celui d'une époque, celui d'un milieu social grand bourgeois, celui d'un jeune homme névrosé, trop intelligent pour ses camarades, tourmenté, déjà adulte, insolent, gaffeur car conscient de sa supériorité et ne se gênant pas pour la faire subir – même non juif, même goy, il avait tout ce qu'il faut pour être persécuté.

Le cas se présente aussi dans l'ouvrage de Schwarz-Bart, où le héros se montre veule, souffreteux et masochiste – voilà : le juif, le type juif, le juif de démonstration, n'existe pas. Ce n'est pas parce qu'un auteur nous présente tel juif, individualisé selon les besoins du roman, qu'il vaudra pour tous les juifs. On ne peut pas généraliser, même en littérature, et toujours il se trouvera que le cas particulier de tel héros ne saurait représenter l'ensemble des juifs, ce qui ruine toute démonstration par le biais romanesque. Le juif, l'homme, n'est pas un produit de laboratoire, on ne peut faire d'expériences, même littéraires, sur lui, le roman ne peut rien démontrer. Et l'on peut toujours dire, après avoir lu le livre de Lacretelle : “Tu vois, tous les juifs sont comme celui-là, orgueilleux et fuyant à la fois”, ou bien “L'ouvrage ne prouve rien, ils ne sont pas tous comme ça”, et chacun d'y aller de sa définition du juif.

Les commentaires sont fermés.