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Modiano

Dans le café de la jeunesse perdue, voilà bien un titre à la Modiano. Ils le sont tous, d'ailleurs, et tout a été dit, ce qu'il apprécierait par dessus tout : une interminable galerie de personnages brumeux et nocturnes, qui apparaissent, laissent leur adresse au Mexique ou à Majorque (certains ignorants s'obstinent à prononcer Mayorque), puis disparaissent dans le brouillard d'où ils sont sortis. On ne sait ni qui ils sont, ni à quelles activités ils se livrent, comme le marché noir en pleine guerre, ce qu'aurait fait le père du narrateur. Il faut évidemment très bien avoir connu Paris, l'île aux Cygnes, le carrefour de l'Odéon, et ce que dans ce roman Patrick Modiano appelle les « zones neutres », ou les « trous noirs », où tout finit par se faire absorber, même les rayons X.

L'auteur pénètre dans un café, aujourd'hui disparu, décrit et rencontre ces personnages que nous avons tous connus dans nos jeunesses y compris provinciales : que sont devenus Sibylle, éternel étudiant de médecine, et Nouméa, de Nouvelle-Calédonie ? Ici, des auteurs, de Vere, Flamand mystique adepte de la Lumière verte et chantre de l'Éternel Retour chanté par Nietzsche dans l'épouvante, une femme, Jacqueline dite Louki, dieu du mensonge chez les scandinaves. Heureusement, l'auteur couche avec elle, car nous ne supporterions plus qu'une fille aussi évanescente n'arrive pas à faire l'amour, puisqu'elle n'attache d'importance à rien. Elle apparaît, la première fois dans ce fameux Café transformé en maroquinerie de luxe, en compagnie alors d'admirateurs très vagues.

Personne là-bas ne connaît la véritable identité de personne, le narrateur se fait appeler Roland, qui sonne aussi bien comme nom de famille que prénom, et tout le monde est un personnage célèbre ou le deviendra, que sont devenus Gary, Carole Moreau et Trottereau prononcé « Trotro », qui dansait comme un pied ? Nous pensions tous que nous formions à nous tous une grande confrérie touchée par la grâce, à qui les dictionnaires et la destinée accorderaient un nom collectif, « École de Bordeaux » ou « Les fondus de St-Germain ». Puis nous sommes repartis dans nos limbes, cherchant des reflets à travers les vitres, ou tout tremblants d'apercevoir dans les reflets tel ou tel ogre qui nous aurait fait du mal ou nous en méditerait.

Nous enquêtons, seuls ou avec Louki, la jeune mariée tout en noir que nous nous farcissons dans les hôtels riches ou semblables à des bouges, de l'Étoile à République ou Répubis, juste après le dernier métro. Le mari attendrait ou n'attendrait pas, perdu dans sa propre réception mondaine. « Modiano » ressemble à « mondain ». Il règne en sa personne vêtu d'un domino sombre une grande nostalgie, une persistance d'aristocratie vénitienne à retenir sur l'eau les îles fondantes, une curiosité pour tout ce qui coule au plus profond des annuaires déchirés. C'est la première fois que je lis l'existence d'une femme si collante, si confiante, avec laquelle marcher dans les rues sans se poser d'autres questions que des essais de reconstitutions : qu'ai-je fait de ma jeunesse, de mon temps perdu ? Nous en sommes là, toujours, ou par crises vaguement, délicieusement douloureuses. Peut-être est-ce un peu facile ? Peut-être nous perdons-nous tous entre les paragraphes de cette recette à mélancolies, mais la facilité, le laisser-aller, la pente molle, les sommets ou le Grand Bleu, cela se paye, très cher, la mélancolie n'est pas moins mortelle que l'enthousiasme, les regrets rejoignent l'espoir dans le grand catafalque de nos vies intenses, et nous n'étreignons que de l'eau.

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Il est bon de lire un Modiano tous les cinq ans, « une page chaque soir avant de s'endormir », par périodes, « en continu » (streaming en français, en arabe au prochain numéro) ; les romans de cet homme sont de ces bandes insécables de pansements, sont de ces fragments bout à bout à l'infini, tu me chatouilles, que sont devenues Sylviane et Martine, en Modiano c'est tout l'infini qui gît, tu apparais, tu disparais, ne reste que l'éclat de tes paillettes, c'est la disparition, le vide de Blanchot, mais avec quelque chose dedans, le pédantisme en moins, Cioran, le ricanement en moins. C'est l'Enfer de Dante et Virgile, supplices en moins, plutôt cette prairie d'asphodèles autour du palais de Pluton-Hadès dieu des morts, où errent indéfiniment toutes les âmes non enterrées, sans couche de terre ou libations, avant de monter dans la barque de Charon, que les analphabètes prononcent de plus en plus Sharon alors que le premier arshéologue venu vous donnerait la prononciation exacte, qui ne sert à rien et dont tout le monde se fout (ne rigolez pas, c'est l'argument très exact des connards).

Mais avant de nous égarer dans le marais parisien et de nos conneries, reprenons l'atmosphère brumeuses des dernières pages : toujours le même imperceptible courant du canal, inépuisable train de péniches à souvenirs au long du bastingage tous les personnages agitent les bras vers nous : «À bientôt… À jamais… À bientôt… À jamais... » Prenons les dernières pages, ce qui forme l'explicit, et non pas l'excipit, qui signifie l'extrait, bande de sous-latinistes avariés du cul :

le narrateur, un Modiano, nous parle de sa compagne du Paris nocturne, elle-même en recherche d'un garage où vivait un amant de sa mère à elle :

« Je l'ai vue sortir par la petite porte du garage. Elle m'a fait un signe du bras, exactement le même que celui de l'autre fois, quand je les attendais, elle et Jeannette Gaul, l'été, sur les quais. Elle marche vers moi de ce même pas nonchalant, et l'on dirait qu'elle ralentit son allure, comme si le temps ne comptait plus. Elle me prend le bras et nous nous promenons dans le quartier. C'est là que nous habiterons un jour. » Modiano, c'est du Proust dégraissé (l'apparition fantomatique des jeunes filles en fleur sur la plage de Cabourg, le goût de la madeleine toujours sur le point d'aboutir, un interminable défilé de diapositives en négatif), au fond duquel, comme un marc de café dans une tasse, passé ou présent se mélangent, avec ce fameux et si poignant futur que nous avons bercé dans ces temps-là, tous disparus avec leur propre avenir.

« D'ailleurs, nous y avons toujours habité. Nous suivons de petites rues, nous traversons un rond-point désert. Le village d'Auteuil se détache doucement de Paris. Ces immeubles de couleur ocre ou beige pourraient être sur la Côte d'Azur, et ces murs, on se demande s'ils cachent un jardin ou la lisière d'une forêt. Nous sommes arrivés sur la place de l'Église, devant la station de métro. » Quel amour. Quelle ciselure. « Le village d'Auteuil se détache doucement de Paris ». Juste admirer le velouté des dentales. Le mélange avec la plus distante province. Bordeaux la nuit, même atmosphère diluante mais plus acérée cependant.

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