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  • Eddy Bellegueule

     

     

    Lorsqu'on interviewait Edouard Louis sur son ouvrage, premier roman édité, c'était toujours pour lui faire en quelque sorte le reproche de n'avoir pas épargné sa classe sociale d'origine, le petit peuple de Picardie : "Vous les faites parler mal" ("C'est pour pas qu'on y va", "Faut pas qu'y soye" ou "qu'y soive", et autres). Les bonnes âmes salvatrices du peuple, toujours brave, toujours bon et con-mais-c'est-pas-sa-faute avec le chômage, l'alcoolisme et la misère culturelle et autres interminables couplets bien-pensants, répètent qu'il ne doit pas être stigmatisé, car il ne faut pas attaquer les cons, ça pourrait les vexer. Or, à force de ne pas clouer au pilori les salopards qui cassent du pédé, on va finir par les mettre au pouvoir.

    C'est bien en route, et certains vont s'en mettre plein les fouilles en jouant sur cette connerie épaisse que l'on flatte, que l'on séduit, que l'on flagorne. Parce que voyez-vous, mes braves auditeurs et demi, même un imbécile inculte doit avoir tout de même, à un moment donné, un éclair de conscience, et se rendre compte que cracher sur un petit camarade, lui casser la gueule s'il ne baisse pas les yeux, ça n'est pas bien. Et si je déteste l'ignorance et le poids des préjugés, je déteste aussi ceux qui les subissent, parce qu'ils trahissent l'être humain, qui fait fonctionner sa tête et son coeur. Ils ne sont pas tous comme ça. Eddy Bellegueule se fait assommer au fin fond de la Somme, où l'on pense encore comme au fin fond des années 50, où même Brassens pouvait chanter le crime pédérastique aujourd'hui ne paie plus en déclenchant des applaudissement aussi nourris qu'unanimes, ce qui m'a toujours choqué.

    Dans la première partie, le roman d'Eddy Louis constate, et dans la deuxième, il ouvre une perspective d'évasion, par son entrée au lycée d'Amiens, où les fils de bourgeois, parfaitement, les fils de salauds et d'exploiteurs du peuple, tolèrent, comprennent, admettent déjà plus sa différence : il finira dans le théâtre à Paris, où rien n'est plus insignifiant que d'être homosexuel. Mais combien d'autres sont restés à se faire taper sur la gueule en silence. Et ça commence tôt, dès la primaire. Les autres aussi se tripotent dans les coins et "jouent" au pédé, ils enfoncent ce qu'il faut là où il faut, mais le féroce auteur finit par comprendre, dès sa dixième année, que l'important n'est pas de l'être, mais d'en avoir l'air.

    D'APRES UNE

    PHOTO DE VINCENT PEREZ COMME DANS LE BLOG PRECEDENT

    Le grand aigle.JPG

    Et surtout de ne pas en parler. Les autres se regardent entre eux mais conservent le secret. Pour le petit con de dix ans qui se fait sauter par son cousin de quinze, "ça se voit". Il est allé chiper les bagues de sa soeur, en plus, pour "avoir l'air d'une fille" avant de se faire mettre. Il n'a jamais pu s'intégrer à un "groupe de garçons". A noter que pas un instituteur n'a jugé bon de remarquer ce qui se passait dans les couloirs. On lui crache dessus et on lui fait lécher les mollards. On le tabasse. Comment voulez-vous ne pas rater l'école le plus possible. Quand des bourreaux déménagent, ils sont remplacés par d'autres. Alors comprenez la rage, la violence de la dénonciation, le manque de recul, une absence totale d'analyse sociologique, la haine d'un milieu où les ivrognes se succèdent de père en fils, où la seule gloire accessible est de se farcir quelques mois de taule.

    Et le tout, entre Français de souche, eh oui, chassez les parias, les salauds reviennent au galop, avec un bon accent picard bien de chez nous. A deux, à trois, à cinq contre un, les tabassages, les vexations, les humiliations, les meurtres à petit feu à longueur d'années scolaires. Le crime pédérastique en vérité Brassens ? Tu vois, même lui chante des conneries. Sans oublier "les amis de luxe, les petits Castors et Pollux" "choisis par Montaigne et La Boétie", c'était ça, être populaire, et d'ailleurs, du haut en bas de la société. Encore maintenant, va dire que tu es un professeur homo, tu la sentiras ta grosse douleur. Homme ou femme.

    Ne vous en faites pas, la planète ne va pas se dépeupler. Avant donc de sombrer dans la banalité à tout jamais renouvelable (car le monde est si lent à changer) de mes tirades antihomophobiques, passons au texte, dont les rameaux d'espaliers supporteront j'espère de belles poires critiques. L'auteur, après s'être fait mettre avec délices à dix ans, atteint ses douze. "Quand j'ai eu douze ans, les deux garçons ont quitté le collège. Le grand roux a entamé un CAP peinture et le petit au dos voûté a arrêté l'école. Il avait attendu d'avoir seize ans pour ne plus y aller sans prendre le risque de faire perdre les allocations familiales à ses parents. Leur disparition était pour moi l'occasion d'un nouveau départ. Si les injures et les moqueries continuaient, la vie au collège n'était en rien comparable depuis qu'ils n'étaient plus là (une nouvelle obsession ne pas aller dans le lycée auquel j'étais destiné, ne pas les y retrouver)." Donc l'école perpétue l'injustice au lieu d'y remédier.

    Donc, et mieux dit encore, l'éducation n'éradique pas les préjugés. Il faut attaquer le mal, m-a-l, à la racine, et faire des cours pour empêcher l'homophobie, ce qui ne veut pas dire "faire de la propagande" comme le disent les braves gens, qui n'aiment pas que, alors que les pédés aiment queue, mais qu'est-ce que j'ai avec Brassens aujourd'hui. On peut aimer les flics sous la forme de macchabées, mais être une tafiole, ça, jamais. Comme c'est bizarre l'âme humaine, nous sommes entre les mains de Dieu décidément, mais Dieu n'a pas de mains, et aujourd'hui non plus. Reprenons: "Je ne devais plus me comporter comme je le faisais et l'avais toujours fait jusque là. Surveiller mes gestes quand je parlais, apprendre à rendre ma voix plus grave, me consacrer à des activités exclusivement masculines. Jouer au football plus souvent, ne plus regarder les mêmes programmes à la télévision, ne plus écouter les mêmes disques. Tous les matins en me préparant dans la salle de bain je me répétais cette phrase sans discontinuer tant de fois qu'elle

    finissait par perdre son sens, n'être plus qu'une succession de syllabes, de sons. Je m'arrêtais et je reprenais Aujourd'hui je serai un dur. Je m'en souviens parce que je me répétais exactement cette phrase, comme on peut faire une prière, avec ces mots et précisément ces mots Aujourd'hui je serai un dur (et je pleure alors que j'écris ces lignes ; je pleure parce que je trouve cette phrase ridicule et hideuse, cette phrase qui pendant plusieurs années m'a accompagné et fut en quelue sorte, je ne crois pas que j'exagère, au centre de mon existence)."

    Même chose si vous êtes apprenti danseur ("le ballet c'est débile", n'est-ce pas), même chose si vous passez pour un Arabe ("les Arabes pas de problème c'est tous des pédés", vous pouvez me rajouter une couche de connerie s'il vous plaît je ne me sens pas assez lourd, là...)

    - c'est toute une destruction, une autodestruction, méthodique, non pas seulement d'une particularité sexuelle ou d'une nuance dans l'épiderme, mais de toute une personnalité, destruction qui plus est intériorisée, rongeante. Oui, tout le monde l'a déjà dit. Nous serons originaux plus tard. Comme disait Péguy ("quoi, ce fasciste ! - ta gueule") "on se plaint de ce que je répète toujours la même chose, mais c'est parce que c'est toujours la même chose".

    Oui, Eddy Bellegueule, Edouard Louis, s'apitoie sur lui-même, mais c'est par rage, c'est pour transmettre, pour rompre l'isolement de tous ceux et de toutes celles que l'on persécute. Il s'adresse aux autres, aux bons autres, à ceux qui lui ressemblent, car après tout ses persécuteurs plus âgés que lui, ces grands casseurs de gueule pétris de courage et de bonne conscience, c'étaient aussi des autres, n'est-ce pas, de ceux qu'il aurait fallu acepter, découvrir, adorer ? Vous voyez que ce fameux "amour des autres" dont nous avons les oreilles rebattues par tous les connards de la planète ne mène nulle part et ne veut plus rien dire de rien de rien de rien.

    Les autres, oui, mais sans leur poing dans ma gueule, sans leur kalachnikofs dans mon bistrot, O.K. ? Pas TOUS les autres. Les autres CHOISIS. Reprenons :

    "Chaque jour était une déchirure ; on ne change pas si facilement. Je n'étais pas le dur que je voulais être. J'avais compris néanmoins que le mensonge était la seule possibilité de faire advenir une vérité nouvelle. Devenir quelqu'un d'autre signifiait me prendre pour quelqu'un d'autre, croire être ce que je n'étais pas pour progressivement, pas à pas, le devenir (les rappels à l'ordre qui viendront plus tard Pour qui il se prend ?).

  • Heiligenkreuz

    Carte postale de grand été fané, exaspérante de sérénité satisfaite et repue. Pourtant une grande colonne, Säule, entassant les allégories comme autant de choux du saint-honoré. Censées représenter les contradictions baroques en une lourde ascension vers le ciel, par-dessus les calamités (comme la peste) ou l'entassement des mérites. Abbaye cistercienne fondée l'an 1133 en Basse-Autriche, Nieder-Österreich. La colonne rococo jure avec les lignes si pures de l'arrière-plan, surtout au sein de ce cercle de pelouse fleurant bon son biedermayer. Il fait beau. Il ne se passe rien. Le ciel est cumuleux, la pointe (le Stift) s'y enfonce avec son casque à pointe, et sur le seil, sous le porche à trois marches, un abbé noir minuscule taille le bout de gras avec un homme aux deux pieds perpendiculaires.

    Nous avons donc le porche, carré sous sa voûte, flanqué de ses piliers, eux-mêmes surmontés de statues. Cette vulve obligatoire (Baoubo en mal d'enfant) se plaque sur un mur à grosses pierres, ocre clair, deux fenêtres symétriques en haut plein-cintre, une autre par-dessus, une autre par-dessus. Sérénité, ordre et pyramide : première pente, élévation de pierres, seconde pente et pignon sommé d'une croix). L'autre côté, le droit pour nous, se masque d'une immense frondaison, plus proche, qui semble le dépasser, qui l'absorbe par effet de perspective. Des branches d'été, en pleine apogée, rehaussées d'un rameau plus vert, juste au bord du cadre, afin de faire profondeur.

    L'ombre de l'arbre, tilleul ou plutôt chêne, s'épand sur le sable bien entretenu impeccablement blond, mord sur la pelouse ronde en contours capricieux (des caps, des retraits, des baies aiguës, et tout ce rond d'herbe (bien verte, ben entretenue) qui passe ainsi au pied de la colonne qu'il entoure. L'herbe est plus jaunie à gauche, des feuilles la parsèment à droite, le cadre de la photographie trace une corde sur le cercle. Il fait chaud. C'est l'été. C'est l'Autriche. On digère. On est bien. La méditation hante le ventre plein, irradie vers les poumons aux souffles de la sieste. Les moines iront plus tard copier, enluminer les parchemins.

    Le temps n'est plus. La colonne où l'on s'est accoutumé se décale et se décline en clocher, carré, chargé de son cadran d'horloge, il est trois heures moins vingt, zwanzig drei. Reste les huit fenêtres au petit bois blanc, six carreaux chacune, en bas sans rideau ; en haut de gauche à droite et successivement ouverte, barrée d'un tissu oblique, puis obturée de blanc, pour finir indifféremment fermée comme en bas. Les ouvertures s'inscrivent sur deux bandeaux de pierre tendre, toujours la voluptueuse pierre, posées dirait-on de la veille.

    Cadrage du porteur.JPGCE PHOTOGRAPHE EST TRES CELEBRE. QUE SES AVOCATS VEUILLENT BIEN ME CONTACTER AVANT DE ME POIGNARDER DANS LE DOS ET DE ME REDUIRE A LA MENDICITE AVEC DES "DOMMAGES ET INTERETS", MERCI, CE SERAIT FRANC-JEU (en français : fair-play).

    Les bâtiments monastiques s'étendent sous un toit de tuiles bistres très serrées, on y vit confortablement, dans la sécurité du pensionnat perpétuel. Par-dessus le toit, très loin, c'est un moutonnement de canopées qui vient mourir comme une vague au quarante centièmes de la pâtisserie verticale. Celle-ci se couronne d'une hostie hosannière ou plutôt de monstration : Ses rayons s'entrecroisent, quatre à la romaine, quatre à la saint André aux bissectrices, plus sombres. Nous avons fini nos prières. Nous avisons trois dames qui repartent, une rouge, une bistre, une noire. Elles auront bientôt disparu derrière la sculpture pâtissière

  • Celle du baigneur

    Disons-le tout net, Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, se transforme aisément, par contrepet du premier type, en Celle du baigneur, de même que Zorba le Grec en Zorbec le Gras. Voilà, c'est dit, ce ne sera pas répété, ça désacralise un peu, tout le roman (pus de mille pages tout de même) n'étant qu'une entreprise de désacralisation. Tout y est caricatural, second degré, faux second degré ce qui est le troisième, nous n'allons pas refaire la géniale classification de Gotlib, autre juif. C'est l'histoire d'un juif qui assassine les autres juifs en les présentant comme des pantins hilarants. C'est l'histoire de nouveaux riches des années 3, qui se croient cultivés et distingués, mais qui ne sont que snobs, ignares et suprêmement vulgaires.

    C'est l'histoire d'un amour, au premier degré, infini, éternel, entre deux êtres merveilleusement beaux, riches, débordant de sentiments bien exprimés, qui s'aiment de façon démesurée sans rien se refuser. Martial Solal, juif, et Arielle Deume, Ils s'habillent, se parent et se pomponnent pour se voir au mieux de leur forme et de leurs scintillements, et leur amour, dépourvu de toute action, de tout projet, de tout travail et de tout ce qu'une vie commune peut avoir de commu,n, se doit d'illuminer leurs regards et toute leur existence, afin d'être exemplaire et d'atteindre les sommets du divin ou à défaut de l'absolu. Un tel amour devient vite irrespirable, sans projet, sans rien d'autre qu'une adoration perpétuelle et mutuelle, et se voir rongé par l'ennui, l'inutile, l'absurde.

    Un bienfaiteur d'Aurillac.JPG

    Il faut dire que l'on s'aime, s'efforcer de sourire puis s'y forcer, ne jamais laisser écchapper une plainte ni une crampe, et maintenir le niveau de la haute création alors que chacun sait parfaitement que l'autre se fait sombrement chier, autant que soi. Chemin direct vers la dépression, l'alcool, la drogue et le suicide, mais personne ne meurt. Le tout exprimé avec une tendre ironié, une complicité de l'auteur et du lecteur. Une ironie forcément féroce, une justesse forcément impitoyable dans la peinture de ces amours mortes indéfiniment prolongées que nous avons parfois connues, et surtout, cette quadruple exclamation instantanée sitôt que j'exprimai entre amis l'intention de m'atteler à ce vaste ouvrage : "Nom de Dieu ce que c'est chiant !" Alors, l'est-ce ?

    Oui et non. Non parce que les caricatures surabondent, des frères juifs de Grèce bouffés de tics religieux et vestimentaires (l'un d'eux repris d'une autre oeuvre d'Albert Cohen, Mangeclous (1938) (Belle du Seigneur ayant obtenu le grand prix de l'Académie française en 1968), des nouveaux riches chrétiens dont nous avons déjà parlé, des amoureux sublimement niais et niaisement sublimes, et qu'on ne parle pas d'ouvriers ni de travailleurs de quelque niveau que ce soit. Les travailleurs n'ont pas d'histoires d'amour : ils bossent. Ce ne sont dans ce livre que des éclats de rire, des pouffages frénétiques, des ébahissements aussi (sautes de registre !) devant la connaissance de l'âme humaine. Et des bizarreries qui frappent étonnamment leur coeur de cible : comment, par exemple, votre bien-aimée, ou toute femme de goût, peut-elle introduire dans son corps immaculé une immonde bite de moustachu ?

    ...Comment peuvent-elles s'amouracher d'un corps aussi hideux que celui d'un homme, avec "cette horrible chose qu' [ils ont] là", pour paraphraser la comtesse de Chimay ? il est vrai que je me suis souvent posé la question, et que le mystère de l'homme, disait Montherlant, c'est qu'une femme puisse les aimer. Rien ne manque dans ce long roman, le ton est maintenu, rien n'est jamais pris au sérieux ni au mystique, mais au tragique, au boursouflé, au dérisoire, au désespéré. Musset raillent le romantisme alors qu'il est le plus romantique de tous, Nerval excepté. Seulement, à la fin, bien trop avant la fin, cette ironie nous lasse autant que leur propre amour épuise le coupe protagoniste.

    Ensuite, certains veulent se lancer, à leur tour, dans leur roman d'amour extraordinaire. Alors même qu'Albert Cohen vient de démontrer plutôt quatre ou cinq fois qu'une qu'il est impossible à tout jamais de venir à bout d'une situation de départ aussi dépassée, aussi ressassée, aussi frelatée. Ce serait comme l'envers de la "Recherche du temps perdu, insurpassable ; une confirmation surappuyée du roman de Benjamin Constant, Adolphe, insurpassable dans le thème de la passion usée jusqu'à la corde, où l'on croit épargner l'autre par gentillesse et par pitié, tout en le torturant encore plus. Ne parlons pas de Manon Lescaut ni de Roméo et Hardy, où les obstacles entretiennent la fournaise.

    Dans Belle du Seigneur, nappé du sentimentalisme juif, biblique et américain le plus gluant, c'est l'excès même d'amour, de chantilly et de crêpe de Chine ou de crêpe Georgette qui étouffe l'amour, le manque d'obstacle à l'occidentale : tout se dégrade et devient odieux. Pas de satire, ou tellement lourde qu'elle devient une charge, et même de cavalerie. Pas d'antisémitisme non plus que de philosémitisme, car trop, c'est trop.

  • Fausses brumes

    Les voyages de monsieur Pernaud l'amenèrent un jour dans un autocar. Il se dirigeait, au cœur des Pyrénées, vers l'Espagne. Ils étaient là tous joyeux, entre collègues enseignants. Les saucissons valsaient au rythme des lacets. Mais la route étroite contraint l'autocar à se réfugier sur un bas-côté pas très rassurant, au bord d'une forte pente où l'herbe dissimule de traîtreux rochers. Nous n'étions pas arrivé. Il fallait remonter à bord, nous montions vers le col d'Envalira. C'est interminable, impressionnant. Dans l'allée de l'autocar, un employé nous distribue à tous un pistolet plat, tout à fait semblable à ceux de la Camorra, dans les films : « C'est, nous dit-il, le tout dernier modèle de la police secrète espagnole. » Pas si secrète que ça.

    Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de cet engin ? Et les autres, donc ? Pourtant l'atmosphère bon enfant ne se dégrade pas. Nos sièges surélevés au-dessus des vastes soutes permettent un regard panoramique tout à fait satisfaisant. La climatisation est excellente, au point que Solange ma collègue se met à son aise sur son sège ; elle se tortille pour ôter son vêtement, prenant bien soin que tout le monde puisse apercevoir sa culotte ; ce qui n'est pas difficile, étant donné la succession de lacets ! Impossible pour l'autocar de ne pas mordre sur le bas-côté intérieur.

    Les sarcophages verticaux.JPG

    Nous passons la frontière au Pas-de-la-Case, et la route monte encore, jusqu'à 2409m ! et mon arme n'a pas été détectée ! Ni celle de personne. J'ai l'intuition que mon pistolet, lui seul, serait véritable : mes compagnons de route n'auraient reçu qu'une arme factice. Estc-e une ruse ? Laquelle ? Pourquoi ? Quel honneur ou quelle ignominie m'ont-ils été attribués malgré moi ? Je la tâte dans ma poche où elle s'insinue, plate et glacée comme une vipère. La Gomorra, une fois de plus. L'arme se déclenchera contre ma cuisse, à l'improviste, m'éraflant la fémorale sur toute la longueur : deux minutes pour se vider, selon les toreros – combien de coups ?

    La première balle tirée, la seconde se déclenche-t-elle aussitôt, sans la moindre sécurité ? quel réflexe à mettre en œuvre au quart de seconde pour éviter ce coup double ? on apprend nécessairement cela pour sa qualification, mais quel entraînement ai-je suivi ? aucun. Ce réflexe évident, vital, ne m'a pas été appris. Si je n'ai pas été détecté, contrôlé, appréhendé, ce ne peut être que par complicité. Complicité de qui ? de la Guardia Civil avec moi, ou contre moi ? - le métal reste froid sur ma cuisse. Il aiguise mon danger. Il m'enjoint de m'exercer, ne fût-ce qu'une fois, pour ma stricte sauvegarde.

    Il ne faut pas que les autres, ceux qui ont reçu les pistolets factices, les petits souvenirs de frontière, s'aperçoivent de la plus petite erreur, du moindre mouvement insolite de ma part. L'idéal serait qu'ils s'en rendent compte, mais détournent le regard, pour ne pas montrer leur crainte et leur soudain respect. Je tire doucement vers le haut, tout glissant, le métal froid, plaque le canon à l'horizontale et le lève un peu, les passagers sont ou feignent d'être captivés par le vaste horizon, et le coup part, précoce, silencieux, juste un grain de cachou Lajaunie ! Belle efficacité !

  • La tête d'Apollon du musée d'Olympie

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        Rude tâche. Rude car tant d'autres avant nous s'y sont essayés. Avant que cette tête ne disparaisse sous la culture de masse (humour), admirons donc. Du Cantal.JPG

    Tâchons de ne point défaillir devant cette magnifique coupe au bol ceignant voluptueusement ce front bas, admirons le lisse de ce marbre qui semble appeler la caresse, du regard.

    "Ne - touchez pas - àa la - statue" des yeux seulement. Le nez droit, la bouche sensuelle, et les yeux vides : c'est une erreur d'avoir tardivement tracé l'iris et la pupille, réduisant

    "l'amour" à "l'amour d'Alfred". Le méplat du côté droit trace un arrondi de mâchoire d'une particulière puissance. Les oreilles restent juste recouvertes par les boucles.

    La chevelure est en accroche-coeurs pressés, tressés et rapprochés à la "crinière de cheval". La tête blanche se tourne vers nous de trois quart et regarde au loin, divinement, à notre gauche.

    Il porte à l'endroit du coeur un trou en vulve horizontale. Vers nous l'amorce d'un drapé, plus au fond celle d'un autre apparemment, car le pli de l'aisselle n'y correspond pas.

    C'est froid, c'est beau, inhumain, divin, inexpressif, plus propre à l'autorité qu'au désir. Nous attendons en ce moment l'éclipse partielle qui privera le monde sur cette aire de balayage de

    60 à 70% de son intensité ; les pépiements se font rares, appréhensifs et nocturnes.
        
        Notre Apollon se détourne de nous. Son nom serait plutpot celui d'un enclos d'épines, où se réfugient les moutons pour la nuit. Les proportions sont parfaites. Le marbre est d'un cireux resplendissant. Le tout dégage une puissance, une indifférence, un dédain pur la menace, qui est bien celui d'un homme, au sens viril du terme. Et il n'a que vingt ans. S'il baise à vingt ans déjà comme cela, ce sera très bien vers les quarante. Et quand on en a fait le tour, en passant par le haut du crâne aplati, il n'y a plus rien à dire. Juste à ouvrir les cuisses en se laissant faire, en serrant les siennes, de femme, contre son dos. En même temps, les parois du vagin de resserrent sur la queue du dieu, se relâchent et se recollent jusqu'à l'orgasme, sans qu'on sache très bien si c'est le décollement ou le resserrement qui l'augmente le plus.

    Et qui baiserait ce dieu, qui le ferait jouir, lui qui possède le plaisir de l'éternité, lui pour qui l'orgasme humain serait déchéance ? Lui qui jouirait, déchargerait en pensant à autre chose ? La femme pense à autre chose ("Avez-vous pensé cher ami à bien remonter la pendule ? - Such a question in such a time ! " De surprise mon père lâcha sa semence, et c'est ainsi que je fus conçu,

    moi Tom Sawyer, Tom le Scieur.)
        
        Apollon, Dieu du Soleil, s'éclipsera ce jour à 10h 25, en coïncidence avec le printemps. Th. me téléphone, et nous échangeons des précisions dites scientifiques. Nous essaierons aussi

    de lever notre précieuse épouse. Hier nous étions clinique Tivoli, où notre ami à la barbe solaire gît sur son lit d'hôpital, tandis que sa femme trône, seins et ventre en avant, derrière une table roulante

    chargée de mots croisés : Balcon sur la mort. En pleine forme, avec son cancer des deux seins. Leur fille est venue, droite, sèche, veuve. Se trimballant de gîte en gîte, ayant décidé depuis ce veuvage de ne plus avoir de domicile fixe mais de se faire héberger. Que c'est une drôle de bête qu'une femme indépendante. Je me demande si je suis sorti du sujet ? pas du tout. Apollon est virilité. Froide, insaisissable. Abstraite aussi est la féminité, en d'autres statues tout aussi blanches en marbre de Paros. Apollon ici se détourne. Sa menace, ou son observation, se dirige sur une autre cible. Rien de plus pernicieux que les rayons du soleil, qui dardent sur le cerveau le fléau des insolations. Répète après moi : je suis le meilleur du monde, et il ne m'a rien manqué d'autre que l'occasion pour tomber sous le faisceau du Célèbre. Qui saura faire bouger les traits et le cou de ce robuste jeune homme ? Je désire Dieu. Dieu me désire-t-il ?  

        La tête est jointe au col par une cicatrice continue de décollation. Les tavelures apparaissent au-dessous de la ligne des épaules. Peut-être la tête est-elle replâtrée.