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Celle du baigneur

Disons-le tout net, Belle du Seigneur, d'Albert Cohen, se transforme aisément, par contrepet du premier type, en Celle du baigneur, de même que Zorba le Grec en Zorbec le Gras. Voilà, c'est dit, ce ne sera pas répété, ça désacralise un peu, tout le roman (pus de mille pages tout de même) n'étant qu'une entreprise de désacralisation. Tout y est caricatural, second degré, faux second degré ce qui est le troisième, nous n'allons pas refaire la géniale classification de Gotlib, autre juif. C'est l'histoire d'un juif qui assassine les autres juifs en les présentant comme des pantins hilarants. C'est l'histoire de nouveaux riches des années 3, qui se croient cultivés et distingués, mais qui ne sont que snobs, ignares et suprêmement vulgaires.

C'est l'histoire d'un amour, au premier degré, infini, éternel, entre deux êtres merveilleusement beaux, riches, débordant de sentiments bien exprimés, qui s'aiment de façon démesurée sans rien se refuser. Martial Solal, juif, et Arielle Deume, Ils s'habillent, se parent et se pomponnent pour se voir au mieux de leur forme et de leurs scintillements, et leur amour, dépourvu de toute action, de tout projet, de tout travail et de tout ce qu'une vie commune peut avoir de commu,n, se doit d'illuminer leurs regards et toute leur existence, afin d'être exemplaire et d'atteindre les sommets du divin ou à défaut de l'absolu. Un tel amour devient vite irrespirable, sans projet, sans rien d'autre qu'une adoration perpétuelle et mutuelle, et se voir rongé par l'ennui, l'inutile, l'absurde.

Un bienfaiteur d'Aurillac.JPG

Il faut dire que l'on s'aime, s'efforcer de sourire puis s'y forcer, ne jamais laisser écchapper une plainte ni une crampe, et maintenir le niveau de la haute création alors que chacun sait parfaitement que l'autre se fait sombrement chier, autant que soi. Chemin direct vers la dépression, l'alcool, la drogue et le suicide, mais personne ne meurt. Le tout exprimé avec une tendre ironié, une complicité de l'auteur et du lecteur. Une ironie forcément féroce, une justesse forcément impitoyable dans la peinture de ces amours mortes indéfiniment prolongées que nous avons parfois connues, et surtout, cette quadruple exclamation instantanée sitôt que j'exprimai entre amis l'intention de m'atteler à ce vaste ouvrage : "Nom de Dieu ce que c'est chiant !" Alors, l'est-ce ?

Oui et non. Non parce que les caricatures surabondent, des frères juifs de Grèce bouffés de tics religieux et vestimentaires (l'un d'eux repris d'une autre oeuvre d'Albert Cohen, Mangeclous (1938) (Belle du Seigneur ayant obtenu le grand prix de l'Académie française en 1968), des nouveaux riches chrétiens dont nous avons déjà parlé, des amoureux sublimement niais et niaisement sublimes, et qu'on ne parle pas d'ouvriers ni de travailleurs de quelque niveau que ce soit. Les travailleurs n'ont pas d'histoires d'amour : ils bossent. Ce ne sont dans ce livre que des éclats de rire, des pouffages frénétiques, des ébahissements aussi (sautes de registre !) devant la connaissance de l'âme humaine. Et des bizarreries qui frappent étonnamment leur coeur de cible : comment, par exemple, votre bien-aimée, ou toute femme de goût, peut-elle introduire dans son corps immaculé une immonde bite de moustachu ?

...Comment peuvent-elles s'amouracher d'un corps aussi hideux que celui d'un homme, avec "cette horrible chose qu' [ils ont] là", pour paraphraser la comtesse de Chimay ? il est vrai que je me suis souvent posé la question, et que le mystère de l'homme, disait Montherlant, c'est qu'une femme puisse les aimer. Rien ne manque dans ce long roman, le ton est maintenu, rien n'est jamais pris au sérieux ni au mystique, mais au tragique, au boursouflé, au dérisoire, au désespéré. Musset raillent le romantisme alors qu'il est le plus romantique de tous, Nerval excepté. Seulement, à la fin, bien trop avant la fin, cette ironie nous lasse autant que leur propre amour épuise le coupe protagoniste.

Ensuite, certains veulent se lancer, à leur tour, dans leur roman d'amour extraordinaire. Alors même qu'Albert Cohen vient de démontrer plutôt quatre ou cinq fois qu'une qu'il est impossible à tout jamais de venir à bout d'une situation de départ aussi dépassée, aussi ressassée, aussi frelatée. Ce serait comme l'envers de la "Recherche du temps perdu, insurpassable ; une confirmation surappuyée du roman de Benjamin Constant, Adolphe, insurpassable dans le thème de la passion usée jusqu'à la corde, où l'on croit épargner l'autre par gentillesse et par pitié, tout en le torturant encore plus. Ne parlons pas de Manon Lescaut ni de Roméo et Hardy, où les obstacles entretiennent la fournaise.

Dans Belle du Seigneur, nappé du sentimentalisme juif, biblique et américain le plus gluant, c'est l'excès même d'amour, de chantilly et de crêpe de Chine ou de crêpe Georgette qui étouffe l'amour, le manque d'obstacle à l'occidentale : tout se dégrade et devient odieux. Pas de satire, ou tellement lourde qu'elle devient une charge, et même de cavalerie. Pas d'antisémitisme non plus que de philosémitisme, car trop, c'est trop.

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