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Livre - Page 16

  • Clavel Hurricana

    Courbe.JPGNous vous présentons Hurricana de Bernard Clavel, premier volume de la saga intitulée Le royaume du Nord, consacrée à l'installation au début du XXe siècle des familles canadiennes dans les contrées avoisinant la baie d'Hudson. Bon livre pour enfants et adolescents sachant lire et pour adultes, les premiers recevant, les derniers reconnaissant les ineffables effluves glacés et salubres des ouvrages nordiques, j'ai nommé Jack London mais aussi l'oublié James Oliver Curwood. Il me fallait cela, à moi : les moiteurs de la jungle ou les glaces arctiques. De la navigation, ici sur les torrents du Haut-Québec en direction de l'Abitibi. Des jambes gelées, ici les jambes d'Alban Robillard, définitivement gelées pour s'être gelées dans un trou d'eau sous la glace.
        Des veillées autour du poêle sous le toit de bois craquant par cinquante degrés sous zéro, avec la mère, le chaudron de soupe et les enfants blottis et chamailleurs, ici ladite famille Robillard avant son départ. Voilà comment cela se passe, et la référence à Maria Chapdelaine est inévitable, même si l'auteur à juste titre doit s'en montrer agacé – ne nous a-t-il pas dit d'ailleurs qu'il avait horreur qu'on parle de ses bouquins, et de juger ceux des autres : une famille de bûcheurs, entendez de défricheurs – d'abord abattre les arbres, puis dessoucher – en tirant sur les souches – puis labourer, semer, attendre que la neige fonde après avoir protégé la graine, enfin récolter. Après quelques années, notre pionnier en a assez de voir s'installer autour de lui des voisins, nouveaux venus attirés eux aussi par la fertilité de cette terre froide, et décide de gagner plus au nord, afin de   tout refaire.    
        Alban Robillard, encore valide, a déjà nous dit-on plusieurs échecs derrière lui. Cependant, convaincu par son beau-frère le coureux de bois, il se lance une fois encore à la recherche des latitudes boréales. Comment l'on déménage, fourneau sur la tête, balluchons dans le canot, sans oublier les matelas roulés en cylindres, comment l'on se reçoit les intempéries sur le front, comment les enfants manquent périr de fatigue, comment l'on parvient à bout de forces à quelques hectomètres du premier campement  de la nouvelle ville, consacrée à la construction du train Transcanadien, voilà ce que l'on apprend, et fines bouches de remarquer qu'il n'y a là aucune espèce de surprise,”nous avons déjà lu cela” disent-ils.
        Mais il y a la minutie amoureuse avec laquelle Bernard Clavel campe et dépeint ses personnages, suivant la mère de famille, une forte femme, dans le moindre de ses gestes, car il n'est  pas jusqu'aux moindres mouvements de cuillère qui n'appartienne à ce substrat culturel paysan et surtout canadien qui n'est pas si éloigné que nous n'en éprouvions encore et toujours la nostalgie. Et cette exactitude-là, passée de mode chez certains intellectuels, nous fait tout bonnement revivre avec ces gens-là si proches. Et lorsque le petit Georges est sur le point de mourir, et que l'on envoie à trois jours de marche aller-retour l'oncle coureux de bois pour aller chercher le médecin le plus proche, même si nous nous attendons à la rencontre avec le sorcier indien (Algonquin plus précisément), à la tempête en forêt, aux émotions de la mère, du père, qui prient tout de même moins à tout propos que ces bigots de Louis Hémon, nous entrons de plain-pied dans le domaine de ces émotions-là, parce qu'elles sont les émotions du roman populaire si décrié.
        Décrié ? Voire : car où puisons-nous le ressourcement le plus exact avec nos émotions d'amateurs d'histoires que dans ces grandes épopées populaires que nous retrouvons avec autant d'émerveillement dans nos feuilletons télévisés ? Je parle de Sans Famille par exemple, de Romain Kalbris  d' Hector Malot, du  Tour de France par deux enfants – tous romans d'enfances enfantines mais éternellement gravés dans nos âmes de petits lecteurs d'avant l'ère du rap et du ska pouah.

  • Extrait d'Agnès Martin-Lugand

    " - Arrête. J'ai décidé que je partais en Irlande quelques mois, tu n'as rien à dire.
        " - Ne compte pas sur moi pour t'accompagner."
        " Je me levai et me mis à ranger tout ce qui me tombait sous la main.
        " - Tant mieux, parce que tu n'es pas invité. Je n'en peux plus d'avoir un toutou derrière moi. Tu m'étouffes ! criai-je en le regardant." (la colère, ça occupe bien, aussi) - quelques mois : ne jamais oublier, amis mortels, que le spectacle continue.
        " - Dis-toi bien une chose, je vais très vite recommencer à t'étouffer.
        " Il pouffa de rire et, sans me quitter des yeux, s'alluma tranquillement une cigarette. Buste du Docteur Chammard ancien maire à Tulle.JPG
        " - Tu veux savoir pourquoi ? Parce que je ne te donne pas plus de deux jours. Tu vas revenir toute penaude et tu me suppllieras de t'emmener au soleil." (il en sait aussi des choses, le Fred).
        " - Jamais de la vie. Crois ce que tu veux, mais je fais ça pour guérir.
        " - Tu te trompes de méthode, mais au moins tu es remontée comme une pendule.
        " - Tu n'as pas des copains qui t'attendent ?
        " Je ne supportais plus son regard inquisiteur" - et moi je connais une rime pour "une pendule".
        " Il se leva et s'approcha de moi.
        " - Tu veux que j'aille fêter ta dernière lubie ?
        " Son visage se rembrunit. Il posa ses mains sur mes épaules et planta ses yeux dans les miens.
        " - Tu cherches vraiment à t'en sortir ?
        " - Evidemment.
        " - Donc, tu es d'accord pour que tes valises ne contiennent aucune chemise de Colin, aucune peluche de Clara, pas de parfum à part le tien.
        " Je m'étais fait prendre à mon propre piège" - eh oui, on prétend, et puis... "J'avais mal au ventre, à la tête, à la peau. Impossible de fuir ses yeux noirs comme le charbon, ses doigts broyaient mes épaules.
        " - Bien sûr, je peux aller mieux, je vais me séparer petit à petit de leurs affaires. Tu devrais être content, depuis le temps que tu veux que je le fasse.
        " Pae je ne sais quel miracle, ma voix n'avait pas flanché". Comme disait la gouvernante de mon père, "allez hop, on vire tout ce qu'il y a dans la chambre de votre femme".
        " Félix soupira profondément.  
        " - Tu es irresponsable, tu n'y arriveras jamais. Colin ne t'aurait jamais laissé entreprendre un tel projet. C'est bien, tu as cherché à faire quelque chose pour t'en sortir, mais renonce, s'il te plaît, on va trouver autre chose. J'ai peur que tu t'enfonces." Là, quelques longueurs (oui, bon...) et clichés.
        " - Je n'abandonnerai pas.
        " - Va dormir, on en reparle demain.
        " Il fit une moue désolée, embrassa ma joue et prit la direction de la sortie sans un mot de plus.

        "Au lit, enroulée dans la couette, le doudou de Clara étroitement serré entre mes bras, je tentais de calmer les battements de mon coeur. Félix avait tort, Colin m'aurait laissé partir seule pour l'étranger, à l'unique condition qu'il se soit occupé de l'organisation. Il gérait tout lorsque nous partions en voyage, du billet d'avion à la réservation d'hôtel, en passant par mes papiers d'identité" - indépendance, souffrance. "Jamais il ne m'aurait confié mon passeport ou celui de Clara, il disait que j'étais tête en l'air. Alors aurait-il eu confiance en moi pour mener un tel projet ? Pas sûr, finalement."
        Vous aurez envie de lire Les gens heureux lisent et boivent du café, parce que vous vous y retrouverez : amour de la lecture et du café, recherche d'humour et d'émotion poignants l'un et l'autre, élégance, discrétion. Bonne chance Agnès Martin-Lugand. éditions Michel Lafon, après vieux buzz sur internet : parfois, faire la Croisette a du bon. 

  • Les Goths, épopée

    Les Huns leur tailladaient les talons, et les ont donc poussés au sud du Danube. Serait Goth désormais quiconque descendait d'un grand-père du clan, et non plus d'un territoire. Passage, rétrécissement, du pays à la simple tribu. Et voilà comment se fabriquent les séries de BD et les jeux vidéos. Qui servent à quelque chose, eux, bande d'ignares. « Bien que la confédération tribale des Tervinges  se fût ainsi ouverte à des éléments non gothiques, elles étaient en même temps divisées politiquement et culturellement. » Eh oui ! on s'était perdu de vue, mais tout de même, on se visitait, on se mariait entre cousins-cousines, pour éviter le repli génétique sur soi ; et de plus, disait l'ours, on acceptait des éléments étrangers !
        On les nommait « goths » eux aussi. « Le juge avait pour tâche d'empêcher la dissolution de la gens, du kuni, en période de crise. » Le juge était supérieur au pouvoir militaire. Il était garant de la permanence des débris, afin que les morceaux restassent entier. Le juge était civil, le « roi », le « reiks », n'était que militaire ; sinon c'était le foutage sur la gueule permanent. « Nous possédons en effet pour la période d'Athanaric des témoignages de mesures à la fois politico-militaires et religieuses destinées à freiner la désintégration de la tribu, voire à inverser cette tendance ».  Athana-reiks était donc un roi, mais aussi un juge. En aucun cas un tyran capricieux, mais un chef respecté, entouré d'un conseil. C'est quand même lui qui avait expulsé les Sarmates vers l'ouest, il   
    ne faudrait pas l'oublier, enfin quoi... Et au lieu de se disputer entre Tervinges, il vaudrait mieux ressouder les liens, repasse-moi une corne de cervoise à 25°. Voir l'historien Ammien Marcellin. Latin. « De même que les « noms spéciaux » gothiques, de même que la Gutthiuda des Tervinges et sa magistrature, le kuni et ses dirigeants autonomes ne survécurent pas aux grandes migrations ». Vous ne m'en voudrez pas je suppose d'avoir oublié, dans ce flot de connaissances nouvelles, ce que c'étaient que ces fameux « noms spéciaux », les Tervinges étant aussi appelés « Greuthinges ». Tâchez de suivre, et apprenez que toute migration implique décomposition ou transposition culturelle.
        Nous sommes vers l'an 370. Un kuni, des kunjas. Ben y en aura pus. « La gens devint l'exercitus Gothorum », el ejercito, come se dice en España, l'armée. Les Romains jetaient les yeux sur ces peuplades qu'ils méprisaient, et craignaient : ils arrivaient à la frontière, ils commençaient à faire partie de l'histoire romaine, ils commençaient à exister, un peu comme les peuples Africains, lesquels n'existaient pas, c'est bien connu, avant l'arrivée des Blancs - « et la communauté » notez bien « pluri-ethnique des Tervinges devint l'armée des Goths », pour faire simple, « toujours pluri-ethnique, mais dirigée par un « vrai » roi », chef militaire et politique : comme ça, c'était clair.  Les Romains ne vont tout de même pas se prendre la tête dans ces complications indigènes : l'armée sera «le peuple en arme », comme à Rome, et je ne veux voir qu'une tête.

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        C'est donc le moment, chers auditeurs s'il en reste, de considérer ce qu'est Le Harjis, armée tribale. « Tant que les Tervinges, nous dit Herr Wolfram, connurent une « paix barbare », leurs armées étaient petites » : de même, les Romains avaient connu la « paix romaine », la « pax romana » : selon la loi anglo-saxonne par exemple, 35 hommes constituaient une « armée », 42 pour l' « armée » bavaroise... « Elles étaient composées de troupes d'élite spécialisées », roquettes, lance-flammes, etc... 3 000 à 12 000 hommes pour les Wisigoths, tout de même ; ça grossit vite. D'ailleurs  une seule légion romaine du temps d'Ulfila » (ou Wulfila, traducteur de la Bible je rappelle), «(environ 3 000 hommes), était déjà considérée comme une armée, un harjis » - composée aussi de Germains mercenaires. « Ce n'est pas un simple hasard si seul un thiudans biblique avait vingt mille guerriers sous ses ordres » - le thiudans est un chef, un juge ; mais « biblique » ? qu'ès aco ? Les renseignements que nos vous communiquons sur l'armée gothe, nous les tirons de la Bible ; des fragments de Bible traduite en gothique par l'incontournable évêque de Gothie, Wulfila, qui inventa pour son peuple l'écriture gothique, et le fit entrer dans l'histoire.   
        Mais tout ce qui est dit en hébreu ou en grec n'existe pas nécessairement en langue gothique ! Le traducteur est donc obligé de transposer des notions religieuses par exemple, ou militaires (car on parle de guerre dans la Bible), dans sa langue ! C'est ainsi que le « juge » d'Israël est traduit ou plutôt approché par le terme thiudans, qui lui correspond plus ou moins. Et voilà comment l'historien, qui se double ici d'un linguiste, parvient à entrevoir ce que c'est que l'armée gothique... à partir d'une traduction de la Bible ! Donc, un reiks, un rex, simple chef d'armée, ne pouvait avoir sous ses ordres qu'un petit nombre de soldats, 3 000 nous dit-on, tandis qu'un juge, un thiudans, autorité à la fois politique et religieuse, chapeautait le chef d'armée, commandant 20 000 hommes au nom de la Divinité ! « Lorsque les armées tribales des Goths – et pas seulement de ceux-ci – sont mentionnées sans exagération » pour faire joli, le chiffre de trois mille hommes est presque toujours avancé. » Pendant que j'y pense, « gothique » a fini par signifier « ignorant » ; d'où le style des cathédrales « gothiques », style « ignorant », comme le disaient les cons classiques français, bien après la disparition des peuples dont nous parlons actuellement, et qui avaient bien d'autres soucis que de construire des cathédrales en pierre... « Cette catastrophe » (la migration des Goths antiques avec les Huns au cul si j'ai bonne mémoire, ils auraient même traversé le Danube sur la glace) « fut d'ailleurs d'une telle ampleur que les Goths perdirent leur première grande monarchie, et, à jamais, leur unité tribale ». (Clovis plus tard se fera baptiser avec 3 000 hommes).
        Et pour finir, ces deux phrases qui vous laisseront sur votre faim : « Lorsque les Tervinges s'acquittèrent de leurs obligations de fédérés en fournissant trois mille hommes, les Romains eurent bientôt l'impression que tous ces guerriers goths étaient des nobles. Selon Eunape, ils portaient une cotte de mailles qui les faisaient ressembler à des guêpes, avec « un rétrécissement au milieu, tout comme Aristote le dit des insectes ».
        C'est tout pour aujourd'hui les petits, faites de beau rêves avec l'Histoire des Goths de Herwig Wolfram, chez Albin Michel, collection L'évolution de l'Humanité.

  • Pro Milone, du blog Fronfron55, sans point commun avec le FN ni avec la Meuse

    Chers et adorables bambins et bines, copains et pines, citoyens et hyènes, oubliez dergrueneAffe, oubliez le singe vert, c'est à nouveau Collignon Bernard, alias Berlignon Connard, qui vous cause. Parce que pour récupérer les blogs antérieurs, je peux toujours m'astiquer. Voici un texte sur le Pro Milone de Cicéron, élitiste, car le latin ne sert à rien. La musique non plus, d'ailleurs. Prenez connaissance, et contactez-moi si vous voulez.


      Marqueterie.JPG  Toujours le Pro Milone. Vieux compagnon de ma première agrég. Lu le passage des cortèges de femmes que je traduisais par troupeaux, au grand dam navré de l'examinateur. Cette histoire de cortèges qui se croisent et puis s'attaquent par la queue me plaisait bien. On la retrouve en particulier dans le film appelé Gandhi. Les roueries, les malonnêtetés de Cicéron aussi, qui tente de faire passer son client pour un ange. Sans trop y croire. Même chose pour Cælius. L'Antiquité me désarçonne toujours autant. Les raisonnements  y sont retors, jusqu'au vicieux (voir à ce sujet les excellentes Tablettes d'Albucius, par Quignard) : là se trouvent mises à mal nos façons de penser, de juger, de condamner, devenues si naturelles, si « allant de soi ».
        Chez Albucius, c'est toujours celui qui a le plus de torts, qui s'est montré le plus sombrement cruel, qui gagne ; et l'innocent, à notre sens contemporain, perd son procès. Les femmes ne votent pas, les esclaves non plus, et l'on prend les auspices, autrement dit l'on consulte le vol des oiseaux, avant les comices curiates. Tous les ans j'enfreignais les consignes inspectoriales, assénant des « cours de civilisation » à mes élèves, qui en redemandaient très bien. Vingt ou trente ans durant j'ai rabâché le Mallet-Isaac sur Rome. A présent cela s'estompe : comices centuriates, comices tributes – toujours est-il que la crise d'épilepsie, l'orage ou l'éternuement à gauche suspendaient les discussions, invalidaient les votes. Etranges réunions.  ...[A]vec des mains ensanglantées – la note 1 précise que les élections prenaient ainsi le caractère d'un acte religieux. Les Romains vivaient à même les dieux.
         Sur le plancher des dieux. Divinisant la politique. Sans cette sauce morale qui aujourd'hui pourrit tout. La morale, c'était de ne pas contrarier les dieux ; ce n'étaient pas les préjugés de l'opinion publique et des sondages. Cela tombait à mon avis beaucoup plus juste. ...étalant et avouant un crime et un forfait. Il y avait du moins du décalage, du jeu ; avec les pesants chrétiens, le ciel désormais coïncide avec l'imbécillité morale. Tout coincé. J'étouffe.

    Ou bien le jésuitisme, l'accommodement avec le ciel, “en prendre et en laisser” : guère mieux. A Rome la politique était un jeu de vie et de mort. Cent ans de révolution. Imagine-t-on cela ?     Cent ans de trahisons et de mots d'ordre personnels, et pour seul idéal, restaurer un passé imaginaire, largement idéalisé, fantasmé, de “purs républicains”. La Révolution française établissait l'avenir. Tout en rétablissant, comme de juste, l'homme d'avant, le Bon Sauvage. L'ordre n'est pas mon fait. Rien ne vaut le nourricier foutoir. J'explique, j'explique  encore. A supposer qu'il existe un raisonnement juste, il est toujours le même, il n'y en a qu'un. Il démontrera toujours en dernière instance que nous ne sommes que poussière et qu'il ne vaut pas le coup de vivre. A moins qu'il ne démontre le contraire. Inutile de raisonner. Comme c'est peu croyable de sa part, mais comme c'est vraisemblable de la part de Clodius : ça m'étonnerait.
        Cicéron transforme le coupable en innocent. Avocats, sophistes. Bonnbe égalité matématique. Et l'on ne se décide, in fine, qu'en fonction d'un mélange de bon sens et de circulations de lymphes. Le mot humain n'est qu'un élément du verbiage universel : cours des ruisseaux, musiques, oraisons de Bossuet. Branle du monde. “...qui se flattait de régner en maître dès que Milon aurait été tué ! Mais rien alors déjà ne pouvait sauver la République romaine. Mystère de l'évolution des régimes humains. L'opinion qui “bascule à droite”. Finkielkraut désormais plus plausible que Todd. A gauche, le plan. A droite, l'instinct. Ce ne sont pas les opinions qui basculent à droite, mais les circonstances.
        A gauche on pense que tout s'arrangera... d'ici vingt ans. D'ici là, fleurissez, attentats ! ...Tant de statistiques et de raisonnements fumeux ! Enlevez-nos les attentats ; nous vous tiendrons quitte du reste. Et ceci encore, qui est le point capital : qui ne sait que le plus grand attrait du crime, c'est l'espoir de l'impunité ? Non, Cicéron : c'est désormais la gloire du martyre... (autre raisonnement de l'Antiquité : “Mais, chers jurés, mon client ne peut avoir tué sa fiancée : en effet, il l'aimait !” hahaha...) Or lequel des deux (Clodius ou Milon) a eu cet espoir ? (l'espoir de l'impunité) - réponse : les deux. Milon qui, aujourd'hui même, est accusé pour une action glorieuse ou du moins nécessaire ? C'est qu'il aurait eu bien fait de tuer pour un peu, le client de Cicéron !
        Légitime défense ! Ah mais ! ...ou Clodius qui avait un tel mépris pour les tribunaux et les sanctions judiciaires qu'il ne trouvait aucun plaisir à ce qui est permis par la nature ou autorisé par les lois ? Une telle affirmation outrancière ne susciterait plus de nos jours que des haussements d'épaules. Nous savons bien aujourd'hui que l'homme est complexe, et qu'il ne suffit pas de le démolir à l'aide d'une belle consécutive (“à ce point d'audace (de folie) que...”). Mais à quoi bon raisonner, à quoi bon discuter davantage ? poursuit Cicéron.  Assurément. L'avocat plaide. On l'appelle, en argot, “le baveux”. “A quoi bon parler ? Qu'est-ce qu'on veut que je dise ?
        Le plus étonnant, c'est qu'il reste encore tant de pages, tant de §§, et que Cicéron ait encore tant de choses à dire : C'est à toi, Quintus Petilius, que je m'adresse, comme à un citoyen vertueux, à un homme de cœur – c'est toi, M(arcus) Caton, que j'appelle en témoignage - vous qu'une providence divine m'a donnés pour juges – et de loin, les informations. J'abandonne. Ou bien je me construis dans mon cerveau des phrases afin de conserver la maîtrise des penséesi. Ou bien je me concentre,  détaillant mes gestes. Et je répète :”Ma vie fut très unie, très cohérente,  fidèle à moi-même”. Cicéron le fut. Sincère défenseur de la République et du Sénat.
        Sincèrement navré de la situation où Rome était tombée, avant la prise du pouvoir par Jules César. Nous parlons de violence ? Mais en - 52, tandis que César conquérait la Gaule et qu'un petit village de Gaulois etc., Rome était à feu et à sang, les bandes de Clodius ET les bandes de Milon se cassaient la gueule en pleine ville et à  la campagne, non pour des convictions politiques, mais pour des raisons claniques : il y avait d'un côté la bande à Clodius, avec ses mercenaires grassement payés, et la bande à Milon, avec ses mercenaires non moins grassement payés. On persuadait les mercenaires et ceux qui les suivaient, bêêêe, bêêêe, de quelques grands discours sur la justice, la liberté ou autres faridondaines, et tous de  se foutre sur la gueule en incendiant maisons, palais et bâtiments publics.


  • Bruno de Cessole, Réfractaires


    BRUNO DE CESSOLE LE DEFILE DES REFRACTAIRES
      

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     Bruno de Cessole, illustre inconnu pour les exilés du cerveau, convoque devant nous Le défilé des réfractaires, par ordre alphabétique, provoquant des voisinages pour le moins incongrus, tels ceux de l'Assemblée nationale à sa première session : nous évoquerons Céline, Cendrars, Chateaubriand et Cioran. Nous nous demanderons ce qu'ils ont de commu, à part la lettre C, dans leur inspiration, dans leurs convictions, dans leurs formes, dans leur refus de la société, voire tout cela ensemble, car il n'est rien de plus terne que l'ordre et le classement. Ainsi pourrons-nous divaguer. Réfractaires à quoi ? À l'ordre établi. En quoi ? En matière littéraire. D'abord, il est étrange de chercher dans l'acte d'écrire des traces d'opposition : l'acte d'écrire, en lui-même, quelque révolté qu'il soit, ne mène qu'à un petit tas de feuilles soigneusement reliées, en vente sur des étagères.
        Les véritables réfractaires, sans l'avoir choisi d'ailleurs, seraient plutôt à rechercher du côté des assassins, des putes et des clochards. Ensuite ils se lamentent, ils hurlent, ils découvrent qu'ils sont réfractaires, irrécupérables. L'acte d'écrire, de bien écrire, de vouloir bien écrire, relève de la foi, d'une transcendance, d'une croyance, d'un idéal, d'une insulte au matérialisme. Toute démarche artistique, littéraire, picturale, chorégraphique, implique un saut dans l'absolu, une révolte viscérale contre le matérialisme. Mais le clochard, la pute et l'assassin se coltinent le matériel dans sa dimension la plus brutale. Donc, chez nous, impasse du raisonnement, superficialité : nous serions donc réfractaires au rationnel.
        Attaquons d'un autre côté : Céline, avant de basculer dans l'abjection et le génie, n'était qu'un médecin planqué, menant à travers toute l'Europe et les Etats-Unis des cohortes de confrères en vue de tournées internationales sur l'hygiène dans les hôpitaux. Il entraînait les autres, dans un tourbillon qui les épuisait, les étourdissait de son baratin de bonimenteur, capable d'organiser à lui seul des entreprises gigantesques de représentant de commerce : ça, un réfractaire ? Barnum et son cirque, oui ! Comment d'ailleurs le Voyage au bout de la nuit a-t-il pu surgir d'un esprit aussi mondain et commercial est un mystère aussi grand, mais jamais abordé, que celui, rebattu et Rebatet, de son fascisme antisémite.     
        Cendrars, au bras vertical arraché planté dans le sol de toutes ses griffes, s'était retrouvé, en 1912, trois ans auparavant, copain avec l'inévitable Cocteau, Soutine, Max Jacob et tout ce qui comptait parmi les Montparnos : comment se fait-ce ? S'agit-il d'une mafia des excellents, d'une Pléiade miraculeuse, ou d'un gang qui se soutient de membre à membre ? Et si vous faites vous BERNARD COLLIGNON    LECTURES     « LUMIERES, LUMIERES »
    de CESSOLE            « LE DEFILE DES REFRACTAIRES »        60 02 19     64



    aussi partie d'un innombrable réseau, comment se fait-il que votre nom ne soit jamais destiné à briller au pinacle des glorioles du siècle ? Chateaubriand ? Vous plaisantez, j'espère ? Introduit dans la société mondaine de son temps, paradant parmi les marquis et les femmes du monde, acceptant d'être ministre et ambassadeur, adulé de tous, attirant sur lui toutes les attentions et prenant des poses, lui, réfractaire ? Cioran, désespéré fasciste et roumain (quel cumulard...), ne croyant à rien d'autre qu'aux bons tirages de ses livres, puis petit vieux affable toujours prêt à sourire et rendant service ?
        Vous l'aurez compris, ce n'est pas dans l'attitude sociale qu'il faut chercher la révolte parmi nos glorieux lascars. Ils ont cependant en commun, disons-le, l'imposture, et la posture (je ne vous parle pas de Claudel, gros plein de soupe réfractaire à sa sœur, de Jean d'Ormesson, pas réfractaire du tout à la télévision, de Michel Déon, réfractaire au moindre talent, et autres petits plaisantins contemporains perclus d'adaptation sociale ; Péguy, oui, respect ; Bloy, oui, respect (et non pas Bloïe, ignares de la rue Bertolet). Nos héros nos ont fait croire à des voyages qu'ils auraient faits, à des persécutions qu'ils auraient subies (après la guerre, oui, monsieur Céline, mais pas avant), de leurs profonds désespoirs mais en public : Chateaubriand, disait je crois Mme de Staël, se retirerait volontiers dans une île déserte, à condition qu'elle se trouvât au milieu de la Seine en plein Paris...   
        Alors, une originalité littéraire irréductible ? Les trois petits points de Céline, piqués non pas  chez Verlaine, cher Bruno de Cessole, mais chez René-Louis Laforgue, peu importe : avoir mis l'émotion, la secousse, l'électrochoc du langage parlé dans la phrase écrite, d'accord. Le docteur Destouches n'écrit pas « comme un bébé », monsieur S. de Nanterre, mais dans une langue inimitable, incomparable, impossible à proférer à voix haute, car c'est l'écho interne puissamment écrit d'un langage oral reconstitué, comme l'écho du poème dans nos oreilles internes. Un point pour Céline, vilipendé par les académiciens, imité puis massacré par d'innombrables suiveurs ou épigones ce qui veut dire la même chose chez les cuistres.  
        Cendrars, aux longues phrases essoufflées du Transsibérien, si plat dans L'Or, mais tout de même, dans la droite ligne du Bateau ivre, à écouter d'urgence en cassette par Vicki Messica, génie méconnu : voyez Google. K.O. les Claude Farrère et autres Francis de Miomandre. K.O. les guides bleus ou du routard. Chateaubriand, à lire à haute voix ou sous les voûtes, celles d'une église ou celles de son crâne ; le sommet par excellence de la langue française, meilleur que Rousseau même, n'ayant trouvé nul digne successeur stylistique avant Nerval, qui lui doit beaucoup, et Flaubert, qui BERNARD COLLIGNON    LECTURES     « LUMIERES, LUMIERES »
    de CESSOLE            « LE DEFILE DES REFRACTAIRES »        60 02 19     65



    ne lui doit pas grand-chose. Cioran m'agace plus : son style est si précieux, si redondant, si exaltateur du rien que l'on ne s'étonne pas de n'en rien retirer. Il est salubre, s'il est bref, mais il lui faut toujours, trop souvent du moins, ajouter la petite phrase, la petite expression en trop qui vient tout gâcher, comme pour bien nous démontrer que nous n'avions pas très bien compris : dommage. Mais quel est l'écrivain qui n'est pas, à ce compte, original, dérangeant, réfractaire, et n'est-il pas déjà réfractaire au néant que toute chose existe, au secours le poisson se noie. Rabattons-nous alors sur l'auteur Bruno de Cessole, qui aligne comme à la parade, justement, son Défilé des réfractaires, exercice d'admiration, ce qui normalement ne devrait pas leur aller.
        Il est fatal, en dépit de l'estime sincère qu'il éprouve, de retrouver les mêmes procédés, les mêmes péroraisons plus ou moins ronflantes, les mêmes déroulements de phrases sans autre génie que celui de la langue. Il est fâcheux mais inévitable de n'avoir dans sa ligne de mire que des auteurs francophones. Il était à prévoir aussi que seuls nos trois derniers siècles, et surtout le dernier, concentreraient les réfractaires. Qui se souvient de l'éternellement jeune d'Assoucy, compagnon de vagabondage de Molière, qui refusa de le suivre à Paris pour faire la roue devant le Roi-Soleil ? Qui peut encore nous réciter ses vers ? Et toujours cet affreux dilemme : réfractaire, pour de vrai, ou bien, célèbre, et réfractaire en toc ?