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  • Florence Nightingale

    Gilbert Sinoué, né Kassab, au Caire, tira son pseudonyme de Sinouhé l'Égyptien, roman historique publié par le Finlandais Mika Waltari en 1945. Kassab-Sinoué naquit en 1947 et se consacra aux romans historiques lui aussi, qu'il écrivit en français, car notre enseignement florissait en Égypte en ce temps-là. Il écrivit en particulier La Dame à la lampe, et non pas « la licorne », anno Domini 2008 chez Calmann-Lévy. Cette dame n'est autre que Florence Nightingale, ce qui signifie « Rossignol » en français. Ajoutez à cela une bonne dose de guerre de Crimée entre Russes, Turcs et anglo-français, et vous aurez un aperçu particulièrement cosmopolite. Pourquoi ? Parce que la souffrance est universelle et met à bas toutes les frontières.

    D'autre part, la médecine, le dévouement des infirmières en marge des champs de bataille ignore également les frontières et s'efforce de remédier à la folie guerrière, qui touche elle aussi toutes les nations. La dame à la lampe, c'est cette apparition divine d'une soignante de haute humanité, qui vient la nuit se pencher sur les malades et les blessés, prenant sur son temps de sommeil pour veiller sur les alités. Florence Nightingale « Rossignol » exerçait ainsi, comme l'oiseau chanteur, ses talents thérapeutiques au cœur de la nuit. Désormais l'infirmière, variante de la mère, appartient à la panoplie des figures féminines, soignant aussi bien les femmes que les hommes, inspirée par le souffle des bonnes sœurs qui en ce temps-là constituait le corps médical féminin.

    Or la famille des Lords londoniens s'opposait à cette vocation irrépressible : une femme était faite pour se marier, tenir salon, faire des enfants et de la broderie. Il y avait deux filles dans cette famille, Parthenope, l'aînée, et Florence. Tout le monde tombait malade à qui mieux mieux, surtout la grande sœur qui se farcissait de crises d'hystérie, par tripotage insuffisant ou excessif de certains organes particulièrement sensibles, et qu'on n'hésitait pas à couper au bistouri, comme actuellement au Kénya. Et chaque membre de la famille d'y aller de sa petite obstruction culpabilisatrice : que surtout aucun voisin n'apprenne que la fille d'une noble famille veut embrasser cette carrière où l'on vide les pots de chambre en manipulant des linges pleins de pus.

    Les péripéties de la vie florentine (Nightingale) sont innombrables, elle va ici et là, avec ou sans sa sœur, effectue des stages dans des hôpitaux sans hygiène pourvus d'un personnel de femmes assurément très pieuses, mais incompétentes et fort peu efficaces. Les amitiés entre femmes pullulent, on y cède, puis on s'en repent, tous les jours entre ses draps roses à la même heure, en se chialant dessus à force de remords. Nous sommes en pleine ère victorienne, où la reine s'envoie son palefrenier en prodiguant des injonctions de la morale la plus rigoureuse. Les hommes seront médecins bien stricts, ou pasteurs bien rigides. Ces derniers seront tentés par le catholicisme, ou le protestantisme non anglican, et la religion, la piété, ses exercices et ses scrupules insomniaques viendront ternir ou illuminer, selon le point de vue, la sérénité constructive de notre grande hypernerveuse. Mieux que cela, Florence Nightingale est une passionnée, les obstacles et les réalisations sont vécus dans l'exaltation. C'est elle qui fondera la première école d'infirmières, établira des règles d'hygiène élémentaire, se préoccupera du confort et du réconfort des patients.

    Ajaccio, vers l'ouest dga.JPG

    Les soins aux malades sont toujours en crise, toujours en évolution, encore maintenant. Il y toujours à faire contre des négligences lourdes de conséquences, des administrations ralentisseuses, des habitudes néfastes, notre existence en effet, à nous autres humains, s'apparente toujours au rocher de Sisyphe qui retombe sans cesse au bas de la pente. Mais, comme dirait notre grande clownesse Léa Salamé, voici le temps des bémols. Le roman de Gilbert Sinoué emprunte à la technique et à l'atmosphère des œuvres de Conan Doyle. Sinoué suppose qu'un enquêteur américain se livre à une recherche plusieurs années après la mort de Florence Nightingale (épuisée par le dévouement, les nuits blanches et les germes accumulés, ainsi que par d'innombrables et fortes émotions nerveuses et spirituelles, sans oublier les luttes féministes constantes, étonnez-vous après cela d'avoir comme on dit mauvais caractère, ou plutôt, d'avoir du caractère et de mourir prématurément).

    L'enquêteur visite ceux qui l'ont connue, recueille et rassemble des renseignements, discute, parcourt les documents écrits, traque les secrets, et c'est un tourbillon de whiskies et de cigares, de trajets en chemins de fer, de dialogues informatifs, procédés indisposants et superflus pour un lecteur qui n'aime pas tellement le robot appelé Sherlock Holmes. Sinoué livre des conclusions biographiques soigneusement étayées, sous l'enveloppe d'un roman non pas policier mais d'investigation. Les informateurs livrent leurs pensées et réflexions dans l'ordre qu'ils veulent, et qui n'est pas nécessairement chronologique. Tel point est évoqué, puis telle circonstance, puis telle particularité, tels progrès, tels combats victorieux ou indécis, et nous devons sans cesse naviguer d'un bout l'autre d'une biographie éclatée.

    Nous nous y retrouvons, la plupart du temps, car l'auteur possède une grande souplesse pédagogique, mais pas toujours autant que nous l'aurions voulu. Nous aborderons certains aspects de la guerre de Crimée, car où la femme répare, l'homme esquinte : le témoignage ici recueilli est celui d'un grand blessé, Gallois, de la guerre de Crimée, entraperçu à l'enterrement de l'héroïque Florence Nightingale. Notre Sherlock amércain le remercie d'avoir bien voulu le recevoir. Et le gentleman de Caernarfon lui répond :

    «  - Aucune gratitude à avoir, monsieur. Il est probable que vous soyez déçu. Ce n'est pas tant pour évoquer l'œuvre de Miss Nightingale que j'ai accepté de vous voir. C'est pour vous transmettre un message, afin que vous le transmettiez à votre tour. Savez-vous qui sont les vrais vaincus de la guerre ? » Ne vous attendez à rien de bien neuf, chers auditeurs lecteurs : le message est toujours le même, et toujours aussi peu écouté, car les femmes réparent, les hommes cassent. Et les vaincus, « Ce sont les morts, monsieur. Uniquement les morts ! Vous me comprenez ?

    « L'Américain ne put qu'acquiescer, tandis que le soldat ajoutait :

    «  - Mais rassurez-vous. Nous parlerons aussi du Rossignol. » En avant pour les grandioses banalités des anciens combattants. Disons que ces banalités ne sont jamais banales.

  • En ces temps très anciens

    C'est le moment de délaisser l'i-pod ou l'écran tactile pour le monde réel : "Voilà des faits de petite importance" nous dit Sidoine, qui souffle un peu entre deux envolées, tandis que le public se râcle un peu la gorge : Parva loquor. "Il y en a de plus graves", quid quod, le latin relance tandis que le français se repose encore. V, 199, 28 09 13. Majorien effectue ses "enfances", et s'exerce à l'art militaire. "Il vise au contraire à devenir ton rival". Jeu dangereux, car souvent l'élève dépasse le maître : ce dernier ne doit pas trop en révéler : "Il hait tes victoires, et il aime ceux que tu as vaincus". Ma parole, c'est du sérieux. La confiance ne semble pas de mise entre maître et disciple. "Auprès de lui, Alexandre le Grand, "que tourmenta pourtant la gloire de son père", ne fait que sommeiller." Flagornerie assurément.

    Nul n'y voyait ironie. C'était la loi du genre. Alexandre dépassa son père de telle manière qu'on ne parla plus de ce dernier. Plutarque et Quinte-Curce attestent de cette jalousie d'Alexandre. C'est une bonne chose que de vouloir dépasser son père ; celui-ci en était digne. Le garçon suit les traces de son père et le dépasse, la fille au rebours cherche à se différencier de sa mère, mais la dépasse en beauté. Y a-t-il plus de rivalité générationnelle dans l'un ou l'autre sexe ? "Que faire, malheureux que je suis !" Ce n'est pas Sidoine qui s'exclame, mais le personnage qu'il a mis en scène. "Quel royaume procurer à mon fils, puisque j'ai perdu mon droit au trône wisigoth, si Rome m'oublie, si par surcroît mon petit Gaudentius est écrasé par le destin de Majorien ?" Ainsi la situation se trouve-t-elle inversée : le père n'est qu'un incapable, pas même foutu de transmettre un héritage quelconque à son fils, tandis que son élève convoite on ne sait quoi d'immense et de glorieux.

    Sidoine évoque ici le second fils d'Aétius, vainqueur des Huns, tout de même. C'est ce grand homme qui se plaint ici. Est-il à ce point déchu ? Voudrait-il régner sur les Wisigoths, en délégué du Sénat et du peuple romain ? Le destin des peuples dépend-il à ce point de ses dirigeants ? Assurémént non : le bouffon Bouteille avait raison. Mais que nous importe le destin des peuples ? Faut-il abolir l'Histoire individuelle des princes pour y substituer quelque vague sociologie, toujours la même au demeurant ? Faut-il reléguer Attila en bas de page pour le remplacer par de mornes considérations économiques et banales sur la vie quotidienne de l'éternel paysan au Ve siècle ? Et le grand Aétius de poursuivre ses jérémiades : "Ah ! Celui-là ! la Gaule déjà et toute l'Europe chantent ses louanges" – quoi ! Avant même qu'il ait atteint la pleine puissance de l'adulte !

    A travers les roseaux dga.JPGMais c'est "la Gaule" avant l'Europe. Sidoine possédait un fort sentiment d'appartenance à la nation gauloise. Sa famille avait soutenu l'usurpateur Jovien. Peu soucieux de s'appesantir sur ses ancêtres suspects, le poète déroule une de ces interminables énumérations litaniques, de philosophes, ou d'auteurs connus, ou de cours d'eau, pourquoi pas : les petits Romains apprenaient ces listes, pays après pays, sans même savoir les situer sur une carte. Il est vrai que les cartes nous semblent bien s'être réduites à des itinéraires, comme celui de Peutinger, comme certains éditeurs modernes le font déjà, les fous.

  • Fragments

    2022 – 01 – 14

    1. - Dans l'univers des faits," (ici interruption parfaitement stérilisante) "les méchants ne sont pas punis, ni les bons récompensés. Le succès est réservé aux forts, l'échec aux faibles. Et c'est tout.

    Portrait de Dorian GrayA Tino Rossi dgA.JPG

     

    Imaginons qu'il faille disserter. Ce serait cocasse. Cela ne donnerait rien de bon. Tout reviendrait à la question Suis-je faible ? Suis-je fort ? Et si l'on conclut bravement qu'on est mi-fort mi-faible, on glissera bientôt, invariablement à la conclusion que nous sommes tous faibles, bien faibles, pliant devant tous et toutes choses (bourges occidentaux ? ce qui reste à démontrer) pour juste une fois conformer sa vie à ce que l'on croit ses idées.

     

    X

     

    Monsieur,

    Nous avons bien reçu votre catalogue d'aphorismes. Malheureusement, leur forme négligée n'est pas faite pour racheter leur manque d'originalité.

    Veuillez croire, Monsieur...

     

    Réfléchir sur la pertinence de la notion d'originalité.

     

    X

     

    1318.- Vivre se perdre afin de retrouver les hommes.

    ELUARD

    Quel optimisme – avoir noté de l'Eluard ! L'homme aux "charmantes niaiseries", comme le stigmatise Ma Brillante Dissertation de la troisième série ! "N'est-il célèbre que pour être le fils du banquier Grindel ?" Se reporter bien sûr à la cohorte de fils de financiers parfaitement crétins. Devenus comme il se doit garçons bouchers. Pascal des Lieux Communs. Le plus grand des Ordinaires. Les Hommes ne piédestalisent que les grands ; autrement, vous comprenez...

    De même au fond de mon placard dort L'imitation de Jésus-Christ. Je crois qu'il serait temps d'envisager la composition de Thèses – en séries, en Système. Vivre se perde afin de retrouver les hommes – et leurs paroles...

     

     

    16 – 01 – 2022, etc

     

    X

     

    Musique : Stockhausen. Magma, écouté chez les autres, est insignifiant ; chez moi, sublime.. La voix de gorge que je prends ; mêmes notes, mêmes effets. La composition "pour soi" n'est jamais que faute de mieux. Me rappeler Sarreméjean qui m'avait débranché l'orgue électrique : il n'y a pas de limite à la médiocrité.

    J'ai reçu mon élève particulière. C'est une femme de bientôt quarante ans, sèche, en bleu, puritaine - “ascétisme”, dit-elle ; intransigeant. Dans un moment de confiance, il y a lontemps, elle m'a confié que l'acte sexuel, quand elle doit s'y résoudre, n'est qu'un besoin naturel. Depuis ce jour, je la hais, je suis fasciné, obsédé par ses pratiques onanistes - en gros plan - le visage, surtout le visage ; tous ses instants d'inattention attribués sans hésiter à ses rêves doigtés. Elle ne pense qu'à moi, à deux doigts de moi. Fais-le, fais-le pour moi je t'en supplie. Mais si par mégarde, dans le feu des explications, Mollen se laissait aller à la passion de la grammaire, il affleurait de ses doigts, de sa main prématurément parcheminée, ou le frémissement indistinct d'une épaule, un frémissement intérieur, une contraction terminale.

    Ils se congédiaient sans savoir que dire, comblant l'instant où elle se rajustait dans son manteau par des propos anodins et contraints. Parfois, elle amenait sa fille au cours. Une petite de quatre ans, sanglée dans de longs imper bleu marine, le nez déjà pincé, le teint déjà jaune, les yeux craintifs. Il lui donnait à feuilleter des images qu'elle feuilletait d'une main morne. De temps en temps elle se levait, venait vers sa mère enlisée dans le marais des ablatifs absolus, et répétait mécaniquement quand est-ce qu'on s'en va ?

  • Modiano

    Dans le café de la jeunesse perdue, voilà bien un titre à la Modiano. Ils le sont tous, d'ailleurs, et tout a été dit, ce qu'il apprécierait par dessus tout : une interminable galerie de personnages brumeux et nocturnes, qui apparaissent, laissent leur adresse au Mexique ou à Majorque (certains ignorants s'obstinent à prononcer Mayorque), puis disparaissent dans le brouillard d'où ils sont sortis. On ne sait ni qui ils sont, ni à quelles activités ils se livrent, comme le marché noir en pleine guerre, ce qu'aurait fait le père du narrateur. Il faut évidemment très bien avoir connu Paris, l'île aux Cygnes, le carrefour de l'Odéon, et ce que dans ce roman Patrick Modiano appelle les « zones neutres », ou les « trous noirs », où tout finit par se faire absorber, même les rayons X.

    L'auteur pénètre dans un café, aujourd'hui disparu, décrit et rencontre ces personnages que nous avons tous connus dans nos jeunesses y compris provinciales : que sont devenus Sibylle, éternel étudiant de médecine, et Nouméa, de Nouvelle-Calédonie ? Ici, des auteurs, de Vere, Flamand mystique adepte de la Lumière verte et chantre de l'Éternel Retour chanté par Nietzsche dans l'épouvante, une femme, Jacqueline dite Louki, dieu du mensonge chez les scandinaves. Heureusement, l'auteur couche avec elle, car nous ne supporterions plus qu'une fille aussi évanescente n'arrive pas à faire l'amour, puisqu'elle n'attache d'importance à rien. Elle apparaît, la première fois dans ce fameux Café transformé en maroquinerie de luxe, en compagnie alors d'admirateurs très vagues.

    Personne là-bas ne connaît la véritable identité de personne, le narrateur se fait appeler Roland, qui sonne aussi bien comme nom de famille que prénom, et tout le monde est un personnage célèbre ou le deviendra, que sont devenus Gary, Carole Moreau et Trottereau prononcé « Trotro », qui dansait comme un pied ? Nous pensions tous que nous formions à nous tous une grande confrérie touchée par la grâce, à qui les dictionnaires et la destinée accorderaient un nom collectif, « École de Bordeaux » ou « Les fondus de St-Germain ». Puis nous sommes repartis dans nos limbes, cherchant des reflets à travers les vitres, ou tout tremblants d'apercevoir dans les reflets tel ou tel ogre qui nous aurait fait du mal ou nous en méditerait.

    Nous enquêtons, seuls ou avec Louki, la jeune mariée tout en noir que nous nous farcissons dans les hôtels riches ou semblables à des bouges, de l'Étoile à République ou Répubis, juste après le dernier métro. Le mari attendrait ou n'attendrait pas, perdu dans sa propre réception mondaine. « Modiano » ressemble à « mondain ». Il règne en sa personne vêtu d'un domino sombre une grande nostalgie, une persistance d'aristocratie vénitienne à retenir sur l'eau les îles fondantes, une curiosité pour tout ce qui coule au plus profond des annuaires déchirés. C'est la première fois que je lis l'existence d'une femme si collante, si confiante, avec laquelle marcher dans les rues sans se poser d'autres questions que des essais de reconstitutions : qu'ai-je fait de ma jeunesse, de mon temps perdu ? Nous en sommes là, toujours, ou par crises vaguement, délicieusement douloureuses. Peut-être est-ce un peu facile ? Peut-être nous perdons-nous tous entre les paragraphes de cette recette à mélancolies, mais la facilité, le laisser-aller, la pente molle, les sommets ou le Grand Bleu, cela se paye, très cher, la mélancolie n'est pas moins mortelle que l'enthousiasme, les regrets rejoignent l'espoir dans le grand catafalque de nos vies intenses, et nous n'étreignons que de l'eau.

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    Il est bon de lire un Modiano tous les cinq ans, « une page chaque soir avant de s'endormir », par périodes, « en continu » (streaming en français, en arabe au prochain numéro) ; les romans de cet homme sont de ces bandes insécables de pansements, sont de ces fragments bout à bout à l'infini, tu me chatouilles, que sont devenues Sylviane et Martine, en Modiano c'est tout l'infini qui gît, tu apparais, tu disparais, ne reste que l'éclat de tes paillettes, c'est la disparition, le vide de Blanchot, mais avec quelque chose dedans, le pédantisme en moins, Cioran, le ricanement en moins. C'est l'Enfer de Dante et Virgile, supplices en moins, plutôt cette prairie d'asphodèles autour du palais de Pluton-Hadès dieu des morts, où errent indéfiniment toutes les âmes non enterrées, sans couche de terre ou libations, avant de monter dans la barque de Charon, que les analphabètes prononcent de plus en plus Sharon alors que le premier arshéologue venu vous donnerait la prononciation exacte, qui ne sert à rien et dont tout le monde se fout (ne rigolez pas, c'est l'argument très exact des connards).

    Mais avant de nous égarer dans le marais parisien et de nos conneries, reprenons l'atmosphère brumeuses des dernières pages : toujours le même imperceptible courant du canal, inépuisable train de péniches à souvenirs au long du bastingage tous les personnages agitent les bras vers nous : «À bientôt… À jamais… À bientôt… À jamais... » Prenons les dernières pages, ce qui forme l'explicit, et non pas l'excipit, qui signifie l'extrait, bande de sous-latinistes avariés du cul :

    le narrateur, un Modiano, nous parle de sa compagne du Paris nocturne, elle-même en recherche d'un garage où vivait un amant de sa mère à elle :

    « Je l'ai vue sortir par la petite porte du garage. Elle m'a fait un signe du bras, exactement le même que celui de l'autre fois, quand je les attendais, elle et Jeannette Gaul, l'été, sur les quais. Elle marche vers moi de ce même pas nonchalant, et l'on dirait qu'elle ralentit son allure, comme si le temps ne comptait plus. Elle me prend le bras et nous nous promenons dans le quartier. C'est là que nous habiterons un jour. » Modiano, c'est du Proust dégraissé (l'apparition fantomatique des jeunes filles en fleur sur la plage de Cabourg, le goût de la madeleine toujours sur le point d'aboutir, un interminable défilé de diapositives en négatif), au fond duquel, comme un marc de café dans une tasse, passé ou présent se mélangent, avec ce fameux et si poignant futur que nous avons bercé dans ces temps-là, tous disparus avec leur propre avenir.

    « D'ailleurs, nous y avons toujours habité. Nous suivons de petites rues, nous traversons un rond-point désert. Le village d'Auteuil se détache doucement de Paris. Ces immeubles de couleur ocre ou beige pourraient être sur la Côte d'Azur, et ces murs, on se demande s'ils cachent un jardin ou la lisière d'une forêt. Nous sommes arrivés sur la place de l'Église, devant la station de métro. » Quel amour. Quelle ciselure. « Le village d'Auteuil se détache doucement de Paris ». Juste admirer le velouté des dentales. Le mélange avec la plus distante province. Bordeaux la nuit, même atmosphère diluante mais plus acérée cependant.

  • Silbermann de Lacretelle

    Silbermann de Lacretelle est un ouvrage que l'on donnait volontiers à étudier dans les écoles vers 1960, pour lutter contre l'antisémitisme. Et puis les programmateurs se sont ravisés : cet ouvrage était finalement plus ambigu que réellement efficace. En effet Silbermann est un jeune homme de troisième, si mes souvenirs sont exacts, un être sombre, torturé, extrêmement douén charmeur, bref, tout ce qu'il faut pour qu'on éprouve à son égard une passion d'amitié exaltée commem il s'en trouvait dans les collèges unisexes de ces temps-là. Celui qui tombe sous son charme, c'est un jeune homme de bonne famille parisienne, vaguement noble, bourgeoise, un “de Lacretelle” par exemple : élément autobiographique assez probable.

    Jusqu'ici, ce jeune Parisien chrétien fréquentait un autre jeune homme de son millieu, très versé en chasse à courre et en automobiles décapotables. Or Silbermann attire l'inimitié de tous ceux de sa classe. Non seulement parce qu'il est nouveau, mais aussi parce qu'il se révèle de loin le meilleur élève, ce que nos jeunes potaches distingués ne peuvent tolérer. Enfin, tous se mettent contre lui, d'autant plus qu'il est juif, comme on n'a pas tardé à le découvrir. Et l'histoire se passe au moment de la réhabilitation du capitaine Dreyfus. Figurez-vous en effet que cette réhabilitation a entraîné dans une certaine opinion publique un regain irrationnel d'antisémitisme, mais qu'avions-nous besoin d'ajouter “irrationnel”. Silbermann se fait insulter, rouer de coups, et notre narrateur de le prendre sous sa protection, s'attirant les sarcasmes de ses condisciples, et la désaffection de son ancien camarade, qui se voit supplanter par un grand escogriffe basané, voire franchement verdâtre. Rassurez-vous braves antisémites, le directeur ne tardera pas à mettre à la porte celui par qui le scandale arrive, c'est la victime qui sème la pagaïe le refrain est bien connu. Jacques de Lacretelle a donc voulu bien faire.

    Vas-y Pépé, on m'a parlé de toit. dgA.JPGMais il semble qu'il ait manié le pavé de l'ours. Je ne sais jusqu'à quel point il aurait repris à son compte les discours de Silbermann, mais il est assez fâcheux que ce jeune juif ne trouve pour motif de ses persécutions que la jalousie : les élèves de cet excellent établissement, comme leurs bourgeois de pères, ne peuvent supporter la concurrence, dans les résultats scolaires comme dans les opérations commerciales. En fait les juifs seraient plus intelligents, plus vifs, plus dynamiques, ils mériteraient les postes-clés qu'ils occuperaient, et les belles demeures du seizième qu'ils ont fait construire. Ils sont le ferment de la nation française en l'occurrence, ils sont le sel de la terre, et possèderont un jour un pays qui leur appartiendra, et où personne ne les persécutera.

    L'ennui, dès qu'on veut défendre une communauté, ne parlons pas de race (Silbermann en parle, mais il faut dire, et j'aurais peut-dû préciser dès le début que “Silbermann” est antérieur à la Seconde Guerre mondiale donc à Auschwitz), c'est que l'on débouche sur la maladresse meurtrière. Les Juifs, les Arabes, les Belges, les blonds et ceux dont le nom commence par D ou F ne sont ni pires ni meilleurs que les autres, ni surtout meilleurs. Insister sur les prétendues qualités spécifiques du peuple juif ou de tout autre peuple, c'est donner des armes aux racistes et xénophobes de tout poil, aux égalitaristes qui ne peuvent supporter le moindre relent de supériorité.

    Il est “pour le moins fâcheux” de voir un jeune homme, Silbermann, reprendre les arguments des antisémites, et en faire des leviers de réhabilitation. Il fallait attaquer le problème à la base, c'est-à-dire nier toute différenciation. Un double danger guette les peuples : l'assimilation excessive qui fait perdre l'identité, et la ghettoïsation, pour employer un mot horrible, engendrant le rejet. C'est devenu un lieu commmun, mais ce ne l'était pas à l'époque. Toujours est-il que Silbermann, le livre et le personnage, nous présentent un cas particulier : celui d'une époque, celui d'un milieu social grand bourgeois, celui d'un jeune homme névrosé, trop intelligent pour ses camarades, tourmenté, déjà adulte, insolent, gaffeur car conscient de sa supériorité et ne se gênant pas pour la faire subir – même non juif, même goy, il avait tout ce qu'il faut pour être persécuté.

    Le cas se présente aussi dans l'ouvrage de Schwarz-Bart, où le héros se montre veule, souffreteux et masochiste – voilà : le juif, le type juif, le juif de démonstration, n'existe pas. Ce n'est pas parce qu'un auteur nous présente tel juif, individualisé selon les besoins du roman, qu'il vaudra pour tous les juifs. On ne peut pas généraliser, même en littérature, et toujours il se trouvera que le cas particulier de tel héros ne saurait représenter l'ensemble des juifs, ce qui ruine toute démonstration par le biais romanesque. Le juif, l'homme, n'est pas un produit de laboratoire, on ne peut faire d'expériences, même littéraires, sur lui, le roman ne peut rien démontrer. Et l'on peut toujours dire, après avoir lu le livre de Lacretelle : “Tu vois, tous les juifs sont comme celui-là, orgueilleux et fuyant à la fois”, ou bien “L'ouvrage ne prouve rien, ils ne sont pas tous comme ça”, et chacun d'y aller de sa définition du juif.