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  • On se la joue Calasso

    S'il est ma foi bien vrai que la flotte brûle, de même que l'Empire, et que Majorien, nouvel empereur, sauvera (nul n'en doute) l'empire menacé, était-ce bien le moment de rappeler la perfidie d'Ulysse ? ...laquelle pouvait s'entendre comme la fourberie de Ricimer, chef bien réel du même empire ? Mais Sidoine n'a pas vu aussi loin, ni aucun de ceux qui l'écoutaient déclamer ; simplement, il était de bon ton, il était obligatoire, il était impensable de séparer la notion d'Ulysse de celle de perfidie, comme on disait "Achille-au-pied-léger", ce qui se dit – horresco referens – "Levi pede", ou bien "L'Aurore-aux-doigts-de-rose" et autres fariboles automatiques. La préciosité, ou peut-être Sidoine tout seul, est tenaillée par le désir de tout dire, le démon de l'exhaustivité.

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    Elle manque de confiance en soi, doute de son expressivité, tente de remédier à sa fadeur par l'abondance, à la qualité défaillante par la luxuriance de la totalité : ainsi se trouve-t-elle en prise directe avec l'énonciation du monde entier, par l'exubérance, le débordement de matrice, de l'Univers excréteur. Prise, coincée, entre l'Universel et le Microscopique, brassée dans le Grand Tout. Nous respecterions cette extase, si elle ne se manifestait de préférence sous les espèces de l'intempérance verbale et de l'avalanche fanée : "Veux-tu connaître sa maîtrise dans le lancer du javelot ? Métabus tremblant pour Camille, cher fardeau attaché à son trait, trepidans pro fasce Camillae, le lança plus mollement" : ce passage est un embrouillamini de la plus belle espèce.

    Il renvoie au chant onze de L'Enéide, que l'on n'étudie plus, car il est bien connu que Virgile a moins bien réussi ses passages guerriers que l'auteur de L'Iliade. Virgile sert de référence mythologique au même titre que les récits traditionnels. Sidoine, à la suite de Virgile, se verrait bien aussi promu au rang de héros fondateur. Mais il n'a créé personne... V, 190, 60 09 12. "L'orne sifflant du Péléide traversa Troïlus". Fascination pour le meurtre et la chair, les organes énumérés dans l'Iliade et chez Turoldus, dissection infinie des hommes, on s'entretue pour chercher dans les tissus déchirés, au microscope, de quoi nous sommes faits, de quel agrégat d'atomes notre corps mortel est constitué.

    En vérité le meurtre, spécialement le meurtre guerrier, se pose en premier pas de la science investigatrice, qui de la cellule à l'étoile tente de pénétrer le secret de la matière, de l'atome qui jusqu'ici recèle encore l'insondable mystère de la vie, voire plus encore de la Pensée. Quelle est la pensée de tout cela, et se peut-il que l'univers entier en soit dépourvu ? Tout cela à propos d'un charcutage ? Oui : "c'est avec moins de force que l'Athénien fils d'Egée" (Thésée) "perça de sa lance marathonienne Créon qui refusait aux Héros la sépulture" (busta, le bûcher, tout sauf un ensevelissement). C'est bien de Créon, l'oncle même de Polynice "et de ses compagnons", qu'il est question (car Etéocle fut respecté). Au moins n'avait-on point de honte en ce temps-là, si même on n'en tirait pas gloire, à mêler le virtuel avec le réel : ces prétendues découvertes de nos contemporains ne font que refléter la double vie de l'Homme – à demi sur terre, à demi dans le mythe des Cieux.

  • La récupération de Gulliver

    Je me souviens bien aussi de ses imitations de Daniel de Foe, car ce dernier expliquait en long et en large les tribulations maritimes de son héros Robinson Crusoe... En effet Swift ne s'y connaît absolument pas en navigation. Ce qu'il faut dire aussi (ces trous de mémoire !) c'est que le gouvernement parfait des Houynhnhnhms ou hommes chevaux ressemble parfaitement à une utopie, c'est-à-dire que les habitants de ces contrées toutes situées dans le Pacifique (et l'on découvrait, en ce XVIIIe siècle, celui de La Pérouse et de Cook, une infinité de terres australes) font régner un climat de vertu et de bon gouvernement absolument insupportable. Cette dernière partie est d'ailleurs la plus riche en exégèses de toutes sortes, car Gulliver, qui s'exprime toujours à la première personne, appartient à une race inférieure, mi-humaine mi-simiesque, sale, paresseuse, féroce. Or il est tout de même très différent de ces Yahoos au nom si chevalin, au comportement si atrocement humain. Un Yahoo raffiné en sorte. Son maître, un grand cheval noble, est obligé de se défaire de lui, et de le mener sur une côté, pour qu'il rejoigne son lointain pays en proie à la corruption. En effet, les autres Houynhnhnhms, appartenant à une nation, que dis-je à une race parfaite, reprochent à ce grand noble cheval d'entretenir et de traiter sur un pied 'égalité et même d'amitié un Yahoo, répugnant, malgré toutes les différences qui le séparent de sa tribu de sauvages hirsutes.

    Alors : les Yahoos sont-ils les Irlandais ? interprétation élémentaire... Plus subtilement : le pasteur Swift se considérerait-il à mi-chemin entre ses contemporains dépravés et cupides, et les anges chevaleresques et hippiformes constituant l'idéal de la nature vertueuse ? Ces êtres si vertueux engendrent d'ailleurs une société aussi irrespirable que celle de la Cité idéale de Platon. Elle n'est composée d'êtres si parfaits que c'est exactement pour cela qu'elle ne saurait tolérer plus longtemps la présence de cet être d'imperfection nommé Gulliver : la société des Houynhnhnhmms fait très exactement, au sens littéral du terme, un phénomène de rejet.

    Notre explorateur est contraint de fuir. Tandis que les exégètes anglophones se déchirent, plongeons-nous dans ce passage méconnu où les efforts de Swift pour être vraisemblable ne font que souligner l'invraisemblance justement de la situation : enlevé par un aigle géant (car au pays de Brobdingnag les animaux sont proportionnés à leurs gigantesques habitants), puis relâché au-dessus de l'eau dans une boîte géante aménagée pour son confort, Gulliver est recueilli par le capitaine d'un vaisseau qui justement passait par là. Il retrouve la civilisation. Laissons au narrateur la parole ; "il", c'est le capitaine :

    "Il avait donc fait ramer ses hommes de ce côté, puis, ayant passé le câble dans un des anneaux, il avait donné l'ordre de remorquer le coffre, comme il disait, jusqu'au navire ; et, une fois accosté, il avait tenté une autre manœuvre : passer un deuxième câble par l'anneau fixé au couvercle, et hisser le coffre à l'aide de poulies. Mais tout l'équipage réuni n'était pas arrivé à le soulever de plus de deux ou trois pieds. C'est alors, conclut le capitaine, qu'on avait vu ma canne et mon mouchoir qui s'élevaient au-dessus du trou, et qu'on avait pensé qu'un malheureux devait être enfermé à l'intérieur. Je demandai si lui-même, ou l'un de ses hommes, avait aperçu dans les airs des oiseaux d'une taille prodigieuse, vers le moment où l'on m'avait découvert. Il répondit qu'il en avait justement parlé à ses matelots pendant que je faisais la sieste, et que l'un d'eux lui dit avoir observé trois aigles volant vers le nord, mais qu'il n'avait pas noté qu'ils fussent d'une taille exceptionnelle. Je me dis que cela s'expliquait par la grande altitude à laquelle ils volaient, mais le capitaine ne put deviner pourquoi je lui avais posé cette question. Je lui demandai alors à quelle distance il pensait que nous étions de la terre. Il me dit qu'autant qu'il pouvait le savoir, nous en étions au moins à cent lieues : "Vous vous trompez au moins de moitié, répliquai-je, car au moment où je suis tombé à la mer, je n'avais pas quitté le pays d'où je viens depuis beaucoup plus de deux heures." L'idée lui revint immédiatement que j'avais le cerveau fêlé, et il me le laissa clairement entendre. Il me conseilla même d'aller m'étendre dans la cabine qu'on m'avait fait préparer. Mais je lui affirmai que je me sentais très bien, grâce à ses attentions et à son aimable compagnie, et que j'étais dans mon bon sens autant que jamais dans ma vie. Il prit alors un air grave et me demanda en toute franchise si ce n'était pas le remords de quelque horrible crime qui m'agitait l'esprit. Car je pouvais avoir été puni sur l'ordre d'un prince, qui m'aurait fait enfermer dans ce coffre, de même que les grands criminels, dans d'autres pays, sont obligés de s'embarquer sans vivres dans un bateau qui prend l'eau." Le tombeau du maire dgA.JPG

    Et voilà comme il est mauvais, quand on en a beaucoup vu au cours de ses voyages, de tout révéler : Marco Polo ne fut-il pas enfermé dans un asile parce qu'on ne croyait pas sa relation de l'Empire de Chine ? N'est-il pas étrange de trouver cette immense épave, tout à fait semblable à l'arche de Noé, garnie d'un passager dérivant au large de toute côte ? Les marins réagissent avec le pragmatisme de leur profession, se trouvent en possession de la preuve d'un autre monde habité – l'ancien se remettant tout juste de la découverte de l'Amérique. Ce passage a été précédé de la relation du même sauvetage, cette fois de l'intérieur de l'habitacle, qui servait au nain Gulliver lors de ses déplacements. Ce n'est donc pas un coffre, mais une cabine que la petite fille géante tenait sur ses genoux pendant les voyages de notre héros, car tout le monde dans le royaume souhaitait voir cette minuscule créature où se dissimulait un entendement si semblable à celui des humains normaux... Les efforts de l'équipage pour soulever cette arche improvisée correspondent tout à fait à l'effort de vraisemblable commandé par les circonstances. Notez comment le "malheureux enfermé à l'intérieur" devient rapidement "un criminel" potentiel, sitôt qu'il veut dire la vérité. Peut-être donc aurez-vous la curiosité de relire tout ou partie de cet ouvrage qui fit le délice des enfants jusqu'à l'avènement de la génération de la Grande Connerie : Voyages de Gulliver de Jonathan Swift, Folio n° 597, traduit et annoté par Jacques Pons d'après l'édition d'Emile Pons, préface de Maurice Pons...

  • Fleurs et couronnes

    Après la mort de sa femme, Georges ne fut pas accablé de chagrin. Il demeura auprès du corps, assis au niveau des seins, répétant Ce n'est pas vrai.

    Les haut-parleurs diffusent en sourdine Goodbye stranger.

    Le veuf demande : Qu'y a-t-il autour de moi ?

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    Claire décrit le papier peint vert, le corridor pavé, la serpillière ; plus loin le dédale et les chambres, et les bouffées suries de déjections et de désinfectant, et tout cela, il était inutile de le rappeler.

    L'établissement compte trois étages de portes feutrées, salons et autres pièces indéfinissables, où passent des rumeurs de chariots, de phrases pâteuses et de grincements d'infirmière.

    Sur le lit Myriam gît dans un peignoir, la tête calée sur un gros coussin de glaçons. Ses lèvres ont pris l'aspect de cordelettes violacées.

    « Je ne veux pas rester à Valhaubert dit Georges.

    - Vous occupez la meilleure chambre.

    - Pourquoi m'aviez-vous séparé de ma femme ?

    Claire glisse ses lunettes fumées dans leur étui. Georges, un instant ébloui, lève les yeux sur la soignante qui murmure Myriam, Myriam - Elle est morte dit le vieux.

    Quelqu'un monte le son des haut-parleurs. Claire ?… dit-il – je ne veux pas mourir ici, à Valhaubert.

    Good bye stranger fait 6mn 45.

    Durant tout le temps où le visage de Claire, aide-soignante, se tourne vers lui – synthé, syncopes, tierces – Georges examine son front lisse, ses yeux immaculés, la chute sur ses tempes de la permanente blonde à demi-lunes. Chœur de fausset – piano subito – improvvisa sordina – lancinant – ossessivoputain changez la glace hurle une voix en plein mois d'août quoi merde !

    Celle qui tient le cou celle qui change la vessie dans un bruit de cocktail on the rocks

    « Claire » - posant la main sur l'avant-bras tiède – montez le son -

    - Toujours Good bye stranger ?

    Les trois femmes le regardent comme un dingue. Claire tourne le bouton. Son visage à tout jamais synonyme de ces rythmes à la fois si langoureux, si martelés. Ces larges applications de lune sur son profil droit…