Veuvages et autres con scie des rations
Mireille aussi, une autre veuve, avait des sanglots dans la voix. La liste des allongés s'allonge. Onze la même année. Pourtant sur cet autre mort je n'ai pas éprouvé le besoin d'écrire ; j'entends encore sa voix, son accent d'Aveyron, au fond de mon jardin, sur le seuil de la maisonnette où cet artiste entreposa son matériel de peintre bouffé par le temps.
Un jour tous mes morts obtiendront ces rubriques. Il y aura des lignes pour ce frère qui meurt de sclérose, d'autres pour ce chien qui tombe. Beaucoup de victimes attendent. Gardons en mémoire le pastiche féroce de cet homme honoré qui sénilise dans les ruines de son art. J'aime Philippe Sollers. Il écrit mieux que sa bouille de baudruche. Kirk Douglas est devenu hagard et centenaire. Qui se fendra d'un article à ma mort ? Tous les poètes ont foi en la postérité. À juste titre. Aucun n'en a réchappé. « Tire-moi du bourbier, de la fange ! » Mais depuis sa barque, Dante ne pouvait rien, car les ombres fuyaient sous ses doigts, et le nocher pesait sur sa rame.
Le jour où je ne pourrai plus écrire est proche comme il l'a toujours été. Quel auteur inventa cette bibliothèque des manuscrits refusés ? pourquoi diable avoir choisi d'en faire, pour un d'entre eux, un best seller ? Inexprimable gâchis d'un immense sujet ! Il eût fallu conserver son obscurité, en dépit de son excellence, car rien ne saura jamais expliquer la survie d'un nom, d'une œuvre. Hrabal en use bien autrement dans son Déchiqueteur de livres. J''ai conservé par devers moi tous les ouvrages de Costas Alexandropoulos, qui naguère m'alimentait de petits secrets, alors que la publication exige des athlètes, sinon de qualité, du moins de sociabilité, ce que ni l'un ni l'autre n'avons pu.
Ni su, ni vraiment voulu, diront les indomptables spécialistes.
J'ai conservé ses lettres. Elles sont toutes aussi légères que les miennes, s'il les a conservées ou pas dans un carton à La Ciotat. Les miennes négligées, abandonnées, détruites ? C''est pourtant au milieu de ces papillons de nuit qu'il nous faut vivre. Autant de jours me séparaient de lui que ceux qu'il me reste à présent à vivre, avec optimisme. Le temps se broie minute à minute, seconde à seconde. Les livres et lettres de Kosta couvrent à présent deux tiers d'étagère, ce qu'il faut à chaque urne sur son entablement. Classer. Suivre le fil ou le quitter. Se rendormir. Descendre ou remonter la pente. Recevoir des confidences, « ma femme et mes enfants n'ont jamais su ce que je te dis . » J'ai reçu avec retard les mots et le discours de son fils Serge, et de sa femme.
Je n'aurai pas le temps. Mes cartons pleins attendent ma honte et mes soins. Ma honte de n'avoir pu si souvent lui parler qu'il le fallait, qu'il voulait. Rina m'affirme avoir lu tout mon livre-cadeau, quatre nouvelles de Schmidt. Les dates figuraient rarement en entier sur ses lettres. Un mélange d'émotions flemmardes dirait-il me fait palpiter le cœur, petites palpitations, petit malaise. Il me faut transformer ces petits plis, parfois écrits sur des feuillettes. Le rôle de la littérature est d'enjoliver. Les lettres sont un matériau ingrat, qui glisse des mains, dont les couches glissantes refusent les ressorts classificateurs. Je les pose près de moi sur le tapis. Me reste une grande boîte à grolles, vaste et rouge et dont le couvercle ferme mal.
Elle contient aujourd'hui deux liasses instables. Un repère écrit de ma main : «Commencer ici, 11 septembre 63 ». Sous mes ordres, memet jubente.