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Le Singe Vert - Page 50

  • Agnès Martin-Lugand

        Aux dernières pages des "Gens heureux lisent et boivent du café", je lis d'atroces dialogues de roman-photo, effaré que deux femmes puissent avoir des procédés aussi ridicules pour s'envoyer un mec, y compris en Irlande. Elles rivalisent de tenues sexy, de regards étudiés, de répliques mordantes, tout ça pour s'envoyer un petit bout de viande. Elles sont largement aussi connes que les mecs inondés de parfums et nageant dans la mimique du gorille, regard conquérant, roulage de mécaniques. Nous ne serions donc que cela, femelles comprises. Avec tout le badigeon du sentiment. Et puis la Française revient à Paris (vous ne voudriez tout de même pas que ce soit Limoges ou Grenoble) et rouvre son café littéraire.
        Ce café s'intitule comme on peut s'y attendre Les gens heureux lisent et boivent du café. Très ingénieuse et insolente association de mots, suggérant l'aristocratie, la stimulation de l'esprit, le raffinement face aux balourds qui ne lisent pas. La librairie fait bar, et même, on a le droit d'y fumer. On retape toute la boutique, avec l'aide d'un certain Félix, pédé de service, très Pédale douce, avec un coeur à la Timsit et des embrassades aussi chastes qu'étouffantes. Le café parisien fête sa réouverture, donc il rouvre, et non pas "il réouvre", assassins de la langue française. Le téléphone sonne, et le livre s'arrête au moment donc où la vie reprend : qui est-ce, au téléphone ?
        Quel gland baveux se balance au loin, à l'autre bout du fil ? On appelle cela une "fin ouverte". N'oubliez pas, chers auditeurs et auditeur-e-s, féministes et féministesses, qu'un critique purement narrative ne saurait être que nulle. C'est souvent la seule que je puisse faire, en la tartinant de mon ton plaisant qui pue le thon. En effet, que dire ? Assassiner cette Agnès Martin-Lugand, rescapée de la Toile, plébiscitée par les "like", rattrapée par les éditions Michel Lafon et retapée pour être présentable ? une femme que j'envie ! qui écrit bien, alerte, rapide, pudique et distancée quand elle relate le deuil épouvantable de son héroïne ? En vérité je ne puis : ignorons de quels matériaux réels ou imaginaires elle a ficelé cette histoire touchante ou bouleversante ou poignante (par ordre croissant, bien chaud s'il vous plait) car "ça balance du lourd" comme dit l'homo serviable, homosexualis serviabilis. En effet, perdre son mari et sa fille dans un même accident de la route est atroce. Insurmontable. A ne plus se laver, à vider les paquets de clopes. Pleurer, boire et dormir. On verra si je m'y trouve si je parviendrai à en parler comme ça, dans l'élégance et le détachement. Ce livre est parcouru de l'amour de vivre. Entre le début et la fin, une fuite en Irlande (madame a les moyens), une grande économie de moyens, une langue légère, sans prétention, juste ce qu'il faut d'émotion, la découverte d'une région, d'un mec venu là par hasard, et puis on s'aime, on va sur les îles d'Aran ("Sors", lui répétait-il, "sors un peu"), on couche pour l'hygiène, c'est ce que le mari mort eût voulu, il est mort en paix en demandant "Survis pour notre fille", donc personne ne lui a dit qu'elle était déjà morte, le lecteur se sent le coeur piqué par une centaine d'épingles, et l'autrice n'en  pas fait des tonnes.
      Le gratte-pied.JPG  Tout restera étranger dans ce livre à quiconque n'a pas vécu ces situations atroces, ou n 'en a même pas entendu parler.  Mais rassurez-vous, puceaux de la mort, cela vous arrivera bien un jour, et d'un seul coup vous trouverez ce livre très méritoire, autobiographique ou non, pour avoir traité si élégamment d'un sujet si propice aux lourdeurs. Le café, la lecture, les relations du monde et non pas mondaines, étaient les béquilles éventuelles, sont devenues les étais et tuteurs indispensables pour se maintenir au-dessus du désastre. Un bon livre, un bon caoua, une bonne bite, et ça repart.  On appelle cela "résilience" ou "rebondissement". Il reste une vie à reconstruire.
        Rien n'est automatiquement gagné, mais rien n'est perdu non plus. Vous lirez donc avec attention, guettant peut-être vos battements de coeur, Les gens heureux lisent et boivent du café, titre-phrase, titre apophtegme, titre péremptoire, optimiste, réconfortant, tombe huit fois, relève-toi neuf refait à neuf. Nous vous proposons un échantillon, une ou deux semaines après le double décès, lorsque déjà l'entourage veut à tout prix vous sortir de là, maladroitement, tout en ayant raison - mais l'itinéraire de l'écrivaine sera plus personnel :
        "Une excursion dans le monde des vivants devenait inévitable, mes placards et mon        

    frigo étaient désespérément vides. Je n'y trouvais que des paquets de biscuits périmés - les goûters de Clara - et les bières de Colin. J'en pris une, la tournai dans tous les sens avant de me décider à la décapsuler. Je la sentis comme j'aurais respiré les effluves d'un grand cru. J'en bus une gorgée, et les souvenirs affluèrent." Laissons-là notre symbolique à deux balles.

  • Benovsky, Le puzzle philosophique

        Cher et adorable public privé de ma présence durant deux semaines, bonjour et bonne fête aux Claude, bien oubliés le lendemain de la Saint-Valentin. Quant à Jiři, ce serait la forme tchèque de « Georges », et le prénom de Benovsky, philosophe, auteur du « Puzzle philosophique », dont nous prononcerons le titre à la française. La philosophie est universelle. Pas pour tous. Une astuce des éditeurs qui veulent vous refuser est de confier votre manuscrit à un lecteur qui n'y connaisse rien : tel poète jugera d'un roman  policier, tel mathématicien se verra confier un roman de trois volumes, et le verdict sera négatif. Votre serviteur n'est jamais parvenu à trouver de l'intérêt à quelque ouvrage philosophique que ce soit, même à supposer qu'il le comprenne.
        Le présent ouvrage est annoncé par un avant-propos de Engel, philosophe genevois. Puis par une préface de l'auteur. Il s'agit d'un ouvrage d'introduction à la philosophie, « matière étudiée dans la classe de terminales appelée « Philosophie » comme certains l'ont écrit sans humour au bac, ce qui est encore plus drôle. Et ce n'est pourtant pas si bête : la définition même de la philosophie est l'un des chapitres les plus ardus, de même que la réponse à la si exaspérante et populaire question « A quoi ça sert ? » - le peuple est exaspérant. Ça sert à penser. Dès que l'on pense, c'est de la philosophie. Peut-on enseigner à penser ? Non, mais à exercer sa pensée. Avez-vous la prétention de penser mieux que moi ? non, mais nous pouvons nous exercer à mouvoir les muscles de notre esprit, de même que le sportif exerce les muscles de son corps, qui ne peuvent être efficaces d'ailleurs que si son esprit s'applique à ses muscles.
       Fronton.JPG Et sans corps, essayez voir de penser. Ceux qui ne veulent exercer ni leur corps ni leur esprit ni l'ensemble des deux qui est indubitable ne sont pas des hommes libres, mais des flemmards, tout simplement. Des adeptes du fauteuil-bière devant les matches, ou des perroquets plus ou moins bornés. Rassurez-vous, les stades intermédiaires permettent d'établir une typologie humaine quasiment inépuisable. Quant au puzzle philosophique, vous l'avez deviné, il est impossible à monter. A la fin du meuble, il vous reste toujours entre les mains une pièce qui ne va nulle part, comme dans le sketch de Gad el Maleh. La philosophie n'est pas faite en effet pour accoucher d'un système, d'une idéologie, d'une application politique ou religieuse, mais pour lever l'une après l'autre les questions comme des lièvres dans une battue.
        Ce livre (obtenu en ôtant le « è » de lièvre) traite avec humour et proximité de cinq prises de tête que l'on peut comprendre jusqu'à un certain point. Le langage en est simple, donc suspect aux jargonneurs et aux snobs, qui sont moqués dans la préface : il ne faut pas en effet systématiquement
    soupçonner un ouvrage de simplisme sous prétexte qu'il emploie un vocabulaire et des tournures de phrases accessibles. Il ne faut pas non plus comme Cons-Sponville aligner des phrases toutes faites et pas trop choquantes comme un éditorial de Sud Ouest. Et la philosophie ne saurait non plus se contenter de l'étude du présent, sous formes de solutions toutes trouvées pour le Pakistan, la Chine et le Japon, lesquels ont déjà leur philosophie, que nous ignorons pour la plupart : un peu de modestie. La philosophie, nous y revenons, n'est donc pas uniquement réflexion sur le temps présent, dans une perspective utilitariste : c'est ainsi que bon nombre de philosophes autoproclamés viennent débiter leurs opinions sur la prétendue crise financière ou la meilleure façon de traiter les criminels récidivistes : la philosophie ne consiste pas à donner son avis sur tout et sur n'importe quoi comme votre voisin de palier, dont vous êtes le voisin de palier.
        C'est ainsi que les plateaux de télévision recrutent des têtes télégéniques, tenant plus d'Alcibiade que de Socrate, et du soufflé au fromage que du menu cinq étoiles. Entre ces deux écueils, le spécialiste incompréhensible et le Monsieur Tout-le-Monde auteur d'âneries, le philosophe doit se frayer son chemin, modeste, ardu, sans fin, mais pourvu de beaux panoramas. Voici quelques petites choses que j'ai comprises au début, puis que j'ai laissé tomber par faiblesse de tête. « Le monde extérieur existe-t-il, ou bien n'est-il qu'une représentation de mon cerveau ? Le fait que les autres voient le même monde est-il alors le fait d'une hallucination collective ? et si le monde est unique pour tous, comment se fait-il que chacun possède sa solution pour Israël ou l'enseignement ?
        Autre chose : « soros » veut dire « le tas » ; à partir de combien de grains de sable peut-on parler d'un « tas » de sable ? Vous n'en avez rien à faire ? Mais si vous avez 100 000 cheveux, vous n'êtes pas chauve ; à 100 000  moins un, non plus ; ni à 100 000  moins 10. Si A est B, que B est C, ainsi de suite jusqu'à Y  = Z, alors A est Y. Partant de là, à partir de combien de cheveux est-on chauve, à partir de quelle teinte peut-on vous qualifier de blond, à partir de quel signe êtes-vous mort ou vivant ? La décomposition, certes, mais certaines parties de nous sont déjà mortes, regardez les jolies taches brunes sur le dessus de vos mains... Vous voyez qu'un problème idiot du Journal de Mickey peut dégénérer en question grave : est-ce que sucer, c'est tromper ? - vous n'entendrez pas parler de ça dans le Journal de Mickey...
        Philosopher, ce n'est pas nécessairement prendre un air grave et constipé ! Tenez : le fameux raisonnement du bateau de Thésée. On y change une planche, une volige, un peu du pont, un peu du mât – à la fin, il n'y a plus une parcelle du bateau qui ait appartenu au bateau initial. Pas une cellule de votre corps qui n'ait été changée de puis votre cinquième anniversaire – sauf dans le cerveau, je crois ; et ce tableau, depuis le temps qu'on le restaure, de siècle en siècle, comment affirmer sans rougir qu'il est bien le même que celui du peintre, mort depuis cinq cents ans ?  Alors, il faut bien utiliser la notion d'espace-temps, de la cinquième dimension, avec ce problème que le temps a une direction, unique, tandis que l'espace en a autant qu'on veut. Ou bien, si le temps est réversible, nous pourrons voyager, un jour, dans le temps – mais alors, notre passé n'a-t-il pas été façonné par des hommes du futur ? toute une collection de livres et de films a exploré cette dimension de l'imaginaire ; car si nous pouvons voyager dans le temps, c'est qu'il est figé, il n'y a ni demain, ni aujourd'hui, ni demain !
        Mais alors, nous ne sommes pas libres, tout est écrit, par Dieu ou par les hommes du futur ? Nous nageons en plein d'Ormesson, en pleins clichés, mais ces questions nous fascinent toujours autant, radotage ou pas, et gardons-nous bien de trouver une solution, car nous nous empresserions de trouver encore un problème dans la solution. Au lieu de nous « prendre la tête », agissons, diront quelques sages de bistrot (nous en faisons partie) – oui, mais agir implique des principes, dont nous ne saurons jamais s'ils sont vraiment vrais, ou vraiment faux, ou faussement vrais, au secours ! À quoi bon chercher la vérité, et cette question a-t-elle même un sens ? « Qu'est-ce que la vérité ? » - c'est la question de Ponce-Pilate à Jésus.
        Jésus avait la vérité : il a mal fini, si toutefois il a fini. Autrement dit, démerdons-nous, ne soyons ni trop indécis, ni trop péremptoires. Mais ne reculons jamais, petits humains, devant une petite cure de philosophie théorique, même abstraite, métaphysique : elle rejoint très vite nos préoccupations quotidienne. Que le meilleur gagne, et entraîne les autres à devenir ses ex-aequo. Car la vie ne saurait être un simple champ de bataille. « Le puzzle philosophique » de Jiři Benovsky, est l' «un des rares livres écrit en français dans lesquels on trouve l’évocation du présentisme et de l’éternalisme". Je cite ici  Baptiste Le Bihan : "Le chapitre IV, “Le journal d’Eééédipe” explique en effet que la possibilité des voyages dans le temps suppose l’éternalisme. Le texte est bref et clair. Je vais évoquer un point" dit-il "sur lequel je ne suis pas d’accord avec l’auteur. Celui-ci affirme que l’un des défauts de l’éternalisme est de conduire à un fatalisme (p.103) :  “puisque le futur existe, mes actions futures et mes volontés elles-mêmes sont déjà fixées, et je ne suis donc même pas libre de vouloir autre chose que je ne veux et d’agir autrement que je n’agis !”. Jiri Benovky affirme ensuite qu’une solution pour réconcilier libre-arbitre et éternalisme serait peut-être les espace-temps à branches. Le Bihan n'est pas d'accord.
     "Jiri Benovsky aborde quelques grands problèmes philosophiques par le biais de cinq petites histoires, qui renvoient les unes aux autres à la manière de pièces d'un puzzle et nous fournissent l’occasion de discuter du « problème du vague » (la calvitie, la beauté, la vieillesse) », (…) « de la manière la plus claire et la plus charitable possible et à prendre soi-même parti en essayant de construire sa propre théorie. Les théories discutées ici sont difficiles. Mais Jiri Benovsky nous donne le maximum de chances de les évaluer. Rien de moins élitiste et de moins snob que l’activité consistant à offrir à ses lecteurs des raisons, et à s’adresser chez eux à la capacité de raisonner pour en trouver des contraires ou de meilleures. C’est pourquoi ce livre est l’une des meilleures introductions à la philosophie qu’il m’ait été donné de lire. » Pascal Engel.
        "Ce livre s'adresse donc aussi bien au lecteur débutant en philosophie, qu'au lecteur plus averti qui aura plaisir à reconnaître, traités dans un style alerte et drôle, des problèmes complexes et fascinants." Plutôt que d'avoir infligé aux auditeurs nos réflexions aigres-douces d'ignorant mécontent de se faire déranger dans son petit confort, nous n'aurons donc fait que reprendre à notre manière, ou de citer, les critiques compétents de ce "Puzzle philosophique" dû à Benovsky, né en 1978, enseignant à Fribourg en Suisse, et dont les cours doivent être passionnants.

  • Les Bidochon internautes

        Huit ans déjà que nous vous entretenions ici des Bidochon, sans "s", car il ne s'agit pas d'une dynastie : en effet, ils ne peuvent pas se reproduire : les couilles de Monsieur ne sont pas descendues, donc, pas de descendance. Se reproduiraient-ils qu'il s'agirait d'un non-sens : le gros Robert et la grosse Raymonde vivent en effet dans une impasse sociale, se font toujours rouler, n'ont aucun avenir professionnel (jamais l'auteur ne parle de leur profession, sans doute un tenace chômage puisqu'ils deviennent "assujettis sociaux). Non : ces gens-là, comme les Deschiens (pourvus pourtant d'enfants) (donc c'est un choix de la part de Binet, pour que les Bidochon n'aient pas la plus petite part d'amour à se mettre sous le coeur) se reproduisent par simple reproduction sociale.
        Misère en quelque sorte héréditaire : le Robert avait des parents, dont la mère a survécu pour faire chier sa femme, un album en témoigne (Bidochon mère). Nous avons donc pitié d'eux, mais en même temps, leur stupidité finit par les rendre touchants. Les ventes atteignant des sommets honorables, le numéro 19 sort en 2008 : Les Bidochon internautes. Nous nous moquons d'eux, mais en même temps de nous. Souvenons-nous des crises que nous eûmes vous et moi lorsque nous fîmes nos premiers pas en informatique. Lever la souris en l'air pour s'en servir comme d'une télécommande, oublier de brancher l'appareil qui allait se mettre à fonctionner comme ça, dans le vide, nous l'avons fait, ou des âneries similaires.     Ne pas comprendre l'anglais, tel est aussi trop souvent notre lot, mais nous comprenons vaguement, tout de même, que hot line ne désigne pas une femme appelée Line et particulièrement chaude ; les Bidochon, si. Ils ont bien sûr une préférence pour leur ami René, en chair et en os, car les communications téléphoniques avec les "services" restent très difficultueuses, voir difficultuantes. Il est sympa, René, mais il explique vite, et surtout, il vous dit que c'est facile. Vous vous souvenez à quel point nous nous trouvons cons de ne rien comprendre à des choses faciles ? Sous le nez d'un "qui s'y connaît" qui vous regarde d'un air supérieur : "Mais enfin, c'est pas vrai, tu le fais exprès ?" ...ou bien qui te bouche tout l'écran, tortille du cul et se retourne triomphal : "Tu vois ? je t'avais bien dit, c'est facile !" Sans compter les théoriciens qui essayent de t'assommer sous des considérations générales, de grands schémas de pensée parfaitement inextricables (et n'oubliez pas : si vous ne comprenez rien, c'est que vous le faites exprès, ah mais).  

    Bounty dans l'étagère.JPG


        A chacun son chemin de croix. Nous nous apercevons que les autres, ceux qui ont réussi à "surfer sur le net", appliquant chacun ses propres recettes, les considère tout bonnement comme seules valables, en accord total avec la connerie humaine universelle. Ou alors, ils ont l'esprit logique : utilisant la "logique informatique", laquelle n'est pas "la logique ordinaire" n'est-ce pas. Trop souvent, nous avons l'impression que "ces gens-là" se considèrent comme des initiés, et qu'ils tiennent à maintenir leur prestige de connards en en révélant le moins possible, ou alors, à toute vitesse - "comment, t'as pas compris ? mais c'est EVIDENT !" L'auteur aurait pu se cantonner à des maladresses de ce couple ineffable, les Bidochon.
        De même, dans la pièce intitulée Art, les Français, rebelle à la modernité, donnent raison à celui qui appelle un tableau tout blanc "cette merde", alors que les Ricains, noyés corps et bien dans cet avant-gardisme, rigolent de ce pauvre attardé européen qui qualifie le toile blanche de "merde" : ils rigolent à l'enver de nous, en somme. Les Bidochon internautes se concentrent assez vite sur deux problèmes essentiels : l'accès à la modernité justement, et le commerce par internet, qui foutra en l'air tout notre fonctionnement commercial. Donc, internet est moderne, et ouvre sur le monde. Mais comme ils ne connaissent personne, ils
    écrivent par courriel à leur ami René, celui qui leur explique tout, gratuitement. Le pauvre et méritant René reçoit plus de mille courriels dans la journée, et leur explique la possibilité qu'ils ont de contacter jusqu'à des Chinois. Ca marche. En anglais. "Comment allez-vous", How go you. On leur répond On feet, "à pied". Le Robert Bidochon pense que c'est une plaisanterie, "comment vas-tu - yau de poêle", et répond Pipe of stove, le Chinois répond FUCK YOU, ce que même les Français comprennent.

  • Renart Le roman de Guillaume de Dôle


        Le roman de Guillaume de Dôle s'interprétait naguère comme une suite au Roman de la rose. Nos spécialistes l'en ont détaché. Il ne s'agit plus de conquérir la Dame assiégée dans le château-fort de ses vertus, ni de vouer la femme aux gémonies traditionnelles, mais jusqu'ici du moins, de célébrer la bonne chère, le luxe et l'affabilité royales. Ce serait même  de l'empereur d'Allemagne, Conrad, qu'il est question, qui tombe amoureux de la belle Lïénor, juste en l'entendant célébrer par son trouvère de service, Juglet nomine. Le thème est celui de l'amour de loin, mais qui ne s'est pas amouraché de sa petite correspondante américaine. Toujours est-il que cet empereur envoie son messager auprès du frère de cette accorte damoiselle, qui se nomme Guillaume de Dôle, en Franche-Comté.
      

    Bounty dans la boîte.JPG

     Ce n'est partout qu'un vaste festin, avec robes retroussées, musique, vins et poulardes. Nous avons devant nous plus de quatre mille vers encore, ce ces petits octosyllabes vifs et essoufflés. Voici Lïénor mandée à la cour du saint empereur germanique, ce dont sa mère esjouit fort : c'est tot honor qui nous vendra. La langue est d'oïl, encore accessible : rien de plus honorable que d'être ainsi demandée, pourvu que vertu soit sauve, ja n'y faudra, "cela ne manquera pas" - li cuers le m'a tos jors bien dit, belle fierté, sincère amour, début du feuilleton, bal de la débutante e tutti quanti. Mais le messager presse: en avant sans doute pour les draps "les plus beaux du monde", la vaisselle "dont on ne vit jamais la pareille" (dentaire) et autres énumérations fastueuses. Uns sien chevaleirs qui porvit / la letre si li a - Filz, vos irez, ce dit la mere. leüe : nous pensions à l'ignorance, les dames ne savent point lire, mais il était d'usage nous dit-on qu'une lettre fût d'abord parcourue (verbe "porvir") par un clerc ou un chevalier (ici) avant d'être remise à son destinataire de haut rang :
        Li empereres vos salue ; / après, si vos mandë et prie, lués qu'avrez  (dès que vous aurez) ceste letre oïe, / que ja n'y querez nule essoigne (nulle excuse) / por aloigne ne por besoigne (sans retard ni besogne urgente) / que vos n'ailliez a lui lués droit, / qu'il n'iert mes liez (car il ne sera jamais heureux) jusqu'il vos voit. Lettre brève, galante en son début,
    COLLIGNON        "LECTURES"
    Jean RENART    "LE ROMAN DE GUILLAUME DE DÔLE"    62 10 02  23



    enamourée en sa fin, mais bien autoritaire en son corps : convocation sans délai, l'empereur exxige de tout laisser en plan pour soulager son coeur d'aristocrate endolori. Comment se dérober ! Filz, vos irez, ce dit la mere. / Grant honor vos fet l'emperere / quant il si belement vos mande. Il va de soi que le grand frère servira de chaperon.
        Une fille bien née de la Franche-Comté ne saurait ainsi chevaucher seule ni enmi de rustres chevaliers. Or ce frère, ainsi que l'empereur et toute gent de cour, se préoccupe avant tout de sa chasse et de ses aises : Dame, ainz irons à la vïande / et puis aprés si ferons el. D'abord bouffer. La rime est plaisante : l'empereur vous mande - ma mère, d'abord la viande. Haha ! ce qu'on se bidonne. Avant les préparatifs du jeune couple frère et soeur, nous aurons droit aux apprêts du festin, ce que faisait déjà Homère. Et lorsqu'on a bien bu et bien roté dans sa manche, on peut se mettre en branle et se faire sauter sur son cheval, allure tape-cul. L'en done l'eve par l'ostel, c'est-à-dire l'eau, car on a de l'hygiène en ce temps (plus personne à présent ne se lave les mains avant de passer à table) ; l'eve, c'est l'eau (d'où l'évier), mais le rapport avec notre mère à tous n'est qu'une coîncidence phonétique, dont maints commentateurs ont fait des gorges chaudes) - si assieent li chevalier. Sans "s" au pluriel, car le "s" est la marque, au contraire, du singulier.
        Nous n'y coupons pas : après le repas de l'empereur, ou les repas, nous devrons apprendre que tout le monde a bien bouffé : Cil qui tot set sanz ensegnier / quanqu'il apartient a honor / prist le vallet l'empereor / qui mout estoit de bone part ,/ si se vont seoir d'une part / de la table a un des corons. Et là, Fitzgerald, il nous faut de la glose et du commentaire. Le fils apparemment "sait tout sans avoir rien appris", ce qui était la prétention des nobles. Il sait tout ce que l'on doit à la courtoisie, en tout cas, d'instinct, par sa noble éducation ; il serait de la dernière impolitesse de laisser illico l'envoyé repartir sans lui avoir offert un festin, puisqu'aussi bien c'est l'heure du repas.
    COLLIGNON        "LECTURES"
    Jean RENART    "LE ROMAN DE GUILLAUME DE DÔLE"    62 10 02  24



        Et l'honneur de l'empereur n'en sera pas amoindri, non plus que le sien, qui est d'obéir. Les ordres sont les ordres, mais le respect mutuel règne : l'envoyé est "de bone part", entendez de bonne famille, da buona parte, il aura donc la place d'honneur, non pas dans les corons, mais à une extrémité de la table. Char orent assez et poissons / a cel mengier à grant plenter. On s'est donc bien bourré la panse, car le grand seigneur est celui qui régale, qui offre, qui estime ses convives à proportion de ce qu'il offre. Largesse est vertu de noble. "Biaus amis, or avez esté, / fet-il, maintes fois miex serviz" - prononcez "mieux" je vous prie. L'hôte joue de modestie, car la chère impériale est abondante, mais moins raffinée sans doute qu'au bord du Rhin chez Sa Majesté Conrad, qui n'est ni le Premier de Germanie, ni le Deux dit "le Salique", ni le Trois de Hohenstaufen, qui ne fut jamais couronné.
        Mout mengissiez (vous auriez mangé) or a enviz / cette viande a vavassor (nourriture de petit noble) / en la maison l'empereor. "A enviz" veut dire ici "de mauvais gré". Ce sont là politesses de maître de maison. Et le serviteur de renchérir, car il n'est pas question de dénigrer, même par courtoisie, la table de l'Empereur Romain Germanique : " - Sire, dit-il, ce n'est pas doute, / mes (mais) venaison qui flere toute /de senglers ("qui embaume", après préparation s'entend...). Laissons-les pour l'instant à leurs agapes.








  • Onirismes

    Il se passe ici de bien étranges mises à l'épreuve : dictées interrompues, lévitations imméritées... Il convient donc de rejoindre le sol avec une infinie douceur. Juste au-dessus d'une voiture de collection : une Auburn Supercharged.
      

    Porté.JPG

     Puis, rechargés en magnétisme, nous nous envolons de nouveau, au-dessus de ce grand immeuble d'où sortaient tout à l'heure, il y a si longtemps, des rumeurs de meeting : un attentat, sans doute, a eu lieu là-dedans : des grappes d'humains, parfaitement affolés, sortent en courant par le rez-de-chaussée. Ils sont en costume d'ouvrier : rassemblement de gauche, assurément. Ils suffoquent, portent la main à la gorge, à la poitrine. « Il y a trois morts ! - Non, quatre ! » La panique est visible. Mais si nous nous laissons gagner, envahir par la moindre émotion, Arielle et moi, nous nous retrouverons au sol, et parmi eux. Merci bien.
        Seulement, voyez-vous, nous ne devrions pas nous laisser aller à la panique : c'est une très mauvaise inspiration. En prenant sur nous, nous parvenons à gagner encoe de la hauteur. IL suffit de ne pas respirer, de laisser l'air nousp énétrer par les pores, et nous flottons. Sur les deux mâts dressés devant nos comme de grands poteaux de rugby, nous parvenons à enfiler nos deux Arielleaux : des enants d'Arielle, qu'il s'agirait de sauver de la catastrophe, en les élevant au-dessus de tout et de tous ? En les soustrayant à toutes les vicissitudes d'ici-bas ? Ces poteaux présentent un aspect sinistre, il semble que ce soient de ces échafauds qui jadis suspendaient les roues des suppliciés ; représentez-vous les sinistres échafaudages du Triomphe de la Mort de Brueghel, ôtez-en les roues de charrettes et leurs cadavres, et vous aurez une idée à peu près exactes de ces constructions.
        Mission, donc, accomplie ; mais à quoi cela mène-t-il ? À quoi ça sert ? comme disent les enfants et les cons. Nous repartons dans un autre tableau, déplacés sur d'immenses guibolles extraminces, très fragiles, comme des créatures de Dali cette fois : cela vacille, cela poursuit vaillamment son chemin de faucheux, mais nous allons toujours, et cela se répète, jusqu'à former une espèce d'éternité.

    51 07 12
        Le lendemain, mon humble personne donnait des cours d'Arts Plastiques à des adultes. Cela m'est arrivé, en vérité : je touchais pour cela des sommes importantes. En même temps, par un phénomène d'ubiquité inexplicable autrement que par une extrême sottise administrative, je recevais des boulettes de la part de morveux indociles, dans un autre établissement d'enseignement (à cette époque, les ge,ns s'imaginaient encore que le contact personnel avec un maître était indispensable aux transmissions de connaissances : quelle niaiserie ! à peu que les larmes de rire ne l'obscurcissent les yeux... « contact direct »... je vous demande un peu...) - bref ! Il fallait faire face à des ib&ciles persuadés de leur génie ; à la fin de l'année, ils seraient « artistes diplômés ».
        Alors, vous pensez bien, se prendre pour un professeur face à des Hârtistes... Ils me chahutaient, tout adultes qu'ils fussent, tous imbus de leur supériorité. Or, je suis à la fois le maître et l'élève ; c'est moi qui dispense le cours, mais c'est moi-même, aussi, qui reçois l'enseignement. Et sur le banc d'arrière, j 'entends ronchonner : « On aimerait travailler, ici ! » Trop de bruit pour ce Monsieur ; pour moi aussi. Pour l'instant, sur l'estrade, le Moi-Enseignant répète une pièce musical, en compagnie d'un collègue musicien : les arts sont faits pour s'entendre. Il a des idées musicales, et moi, des idées plastiques. Nos étudiants, devant noms, chacun à  leur pupitre, devraient s'intéresser aux décors d'une telle représentation scénique.
        La documentaliste, présente elle aussi sur l'estrade, apporte sa caution de véracité. Elle s'est renseignée, les décors doivent correspondre à telle époque, à telle contrée. Nous apportons de plus, à nous trois, la certitude d'une distribution dramatique excellente : nous savons qui jouera qui, les engagements sont certains. Ma foi, tournons le dos à ces artistes montés en graines : le mur de la salle se creuse en forme de grottes de carton-pâte, et nous nous y enfonçons, par trois ouvertures. Le  spectacle commence, avant que nos étudiants vêtus de blouses blanches aient pu nous désorienter.  Ma foi, ce sont trois loges, parfaitement aménagées. Les faux rochers pendent de partout. C'est ce que l'on appelle du « grotesque », du mot « grotte » ; il ne nous reste plus qu'à nous transformer en satyres...