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Agnès Martin-Lugand

    Aux dernières pages des "Gens heureux lisent et boivent du café", je lis d'atroces dialogues de roman-photo, effaré que deux femmes puissent avoir des procédés aussi ridicules pour s'envoyer un mec, y compris en Irlande. Elles rivalisent de tenues sexy, de regards étudiés, de répliques mordantes, tout ça pour s'envoyer un petit bout de viande. Elles sont largement aussi connes que les mecs inondés de parfums et nageant dans la mimique du gorille, regard conquérant, roulage de mécaniques. Nous ne serions donc que cela, femelles comprises. Avec tout le badigeon du sentiment. Et puis la Française revient à Paris (vous ne voudriez tout de même pas que ce soit Limoges ou Grenoble) et rouvre son café littéraire.
    Ce café s'intitule comme on peut s'y attendre Les gens heureux lisent et boivent du café. Très ingénieuse et insolente association de mots, suggérant l'aristocratie, la stimulation de l'esprit, le raffinement face aux balourds qui ne lisent pas. La librairie fait bar, et même, on a le droit d'y fumer. On retape toute la boutique, avec l'aide d'un certain Félix, pédé de service, très Pédale douce, avec un coeur à la Timsit et des embrassades aussi chastes qu'étouffantes. Le café parisien fête sa réouverture, donc il rouvre, et non pas "il réouvre", assassins de la langue française. Le téléphone sonne, et le livre s'arrête au moment donc où la vie reprend : qui est-ce, au téléphone ?
    Quel gland baveux se balance au loin, à l'autre bout du fil ? On appelle cela une "fin ouverte". N'oubliez pas, chers auditeurs et auditeur-e-s, féministes et féministesses, qu'un critique purement narrative ne saurait être que nulle. C'est souvent la seule que je puisse faire, en la tartinant de mon ton plaisant qui pue le thon. En effet, que dire ? Assassiner cette Agnès Martin-Lugand, rescapée de la Toile, plébiscitée par les "like", rattrapée par les éditions Michel Lafon et retapée pour être présentable ? une femme que j'envie ! qui écrit bien, alerte, rapide, pudique et distancée quand elle relate le deuil épouvantable de son héroïne ? En vérité je ne puis : ignorons de quels matériaux réels ou imaginaires elle a ficelé cette histoire touchante ou bouleversante ou poignante (par ordre croissant, bien chaud s'il vous plait) car "ça balance du lourd" comme dit l'homo serviable, homosexualis serviabilis. En effet, perdre son mari et sa fille dans un même accident de la route est atroce. Insurmontable. A ne plus se laver, à vider les paquets de clopes. Pleurer, boire et dormir. On verra si je m'y trouve si je parviendrai à en parler comme ça, dans l'élégance et le détachement. Ce livre est parcouru de l'amour de vivre. Entre le début et la fin, une fuite en Irlande (madame a les moyens), une grande économie de moyens, une langue légère, sans prétention, juste ce qu'il faut d'émotion, la découverte d'une région, d'un mec venu là par hasard, et puis on s'aime, on va sur les îles d'Aran ("Sors", lui répétait-il, "sors un peu"), on couche pour l'hygiène, c'est ce que le mari mort eût voulu, il est mort en paix en demandant "Survis pour notre fille", donc personne ne lui a dit qu'elle était déjà morte, le lecteur se sent le coeur piqué par une centaine d'épingles, et l'autrice n'en  pas fait des tonnes.
  Le gratte-pied.JPG  Tout restera étranger dans ce livre à quiconque n'a pas vécu ces situations atroces, ou n 'en a même pas entendu parler.  Mais rassurez-vous, puceaux de la mort, cela vous arrivera bien un jour, et d'un seul coup vous trouverez ce livre très méritoire, autobiographique ou non, pour avoir traité si élégamment d'un sujet si propice aux lourdeurs. Le café, la lecture, les relations du monde et non pas mondaines, étaient les béquilles éventuelles, sont devenues les étais et tuteurs indispensables pour se maintenir au-dessus du désastre. Un bon livre, un bon caoua, une bonne bite, et ça repart.  On appelle cela "résilience" ou "rebondissement". Il reste une vie à reconstruire.
    Rien n'est automatiquement gagné, mais rien n'est perdu non plus. Vous lirez donc avec attention, guettant peut-être vos battements de coeur, Les gens heureux lisent et boivent du café, titre-phrase, titre apophtegme, titre péremptoire, optimiste, réconfortant, tombe huit fois, relève-toi neuf refait à neuf. Nous vous proposons un échantillon, une ou deux semaines après le double décès, lorsque déjà l'entourage veut à tout prix vous sortir de là, maladroitement, tout en ayant raison - mais l'itinéraire de l'écrivaine sera plus personnel :
    "Une excursion dans le monde des vivants devenait inévitable, mes placards et mon        

frigo étaient désespérément vides. Je n'y trouvais que des paquets de biscuits périmés - les goûters de Clara - et les bières de Colin. J'en pris une, la tournai dans tous les sens avant de me décider à la décapsuler. Je la sentis comme j'aurais respiré les effluves d'un grand cru. J'en bus une gorgée, et les souvenirs affluèrent." Laissons-là notre symbolique à deux balles.

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