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Textes publiés - Page 2

  • FLEURS ET COURONNES

    Cherchez «Caraïbes» 64 11 29 – bien remplir les fiches familiales et les itinéraires locatifs en fin de document ! Chercher Myriam !

     

     

     

     

     

     

    Bernard

     

     

    Collignon

     

     

     

     

    F L E U R S E T C O U R O N N E S

     

     

     

     

    roman

     

     

     

    aux éditions du Tiroir

     

    FLEURS ET COURONNES 2

     

    L'AÎNÉE S'APPELLE émilienne, LA CADETTE Anne, l'homme est Stavrov

     

    I

     

    Après la mort de sa femme, Stavrov ne fut pas accablé de chagrin. Il demeura auprès du corps, assis au niveau des seins, répétant que ce n'[étai]t pas vrai.

    Les haut-parleurs diffusaient en sourdine les Supertramp. Goodbye stranger.

    Le veuf demanda qu'y a-t-il autour de moi ?

    La jeune Claire-Émilienne décrivit le papier mauve, le corridor pavé, la serpillière, plus loin les chambres, et les bouffées de déjections et de désinfectant au pamplemousse. L'établissement compte trois étages feutrés de pièces indéfinissables où passent des rumeurs de chariots, de phrases indistinctes et de grincements d'infirmière.

    Sur le lit du funérarium gisait Myriam dans son peignoir orange, la tête maintenue sur un coussin de glaçons. Ses lèvres avaient l'aspect de deux cordons violets.

    « Je ne veux pas rester à Valhaubert dit Stavrov.

    - Vous occupez notre meilleure chambre.

    - Pourquoi m'avez-vous séparé de ma femme ?

    Émilienne glisse dans leur étui ses lunettes teintées. Stavrov, ébloui par un bref éclair de monture, lève les yeux sur la soignante qui dit tout bas Myriam, Myriam - Elle est morte dit le vieux. Quelqu'un monte le son des haut-parleurs

    Goodbye stranger it's been nice
    Hope you find your paradise

    « Émilienne ?… je ne veux pas mourir ici

    Good bye stranger dure 6 mn 45. Brièveté de l'existence.

    Durant tout le temps où le visage de l'aide-soignante se tourne vers lui – tierces, syncopes - Stavrov examine son front, ses yeux lisses, la chute sur les tempes d'une mèche blonde - chœur de fausset – piano subito – ossessivoPutain changez la glace hurle une voix vous voyez pas que la vieille est en train de fondre ? - l'une qui soutient le cou l'autre glisse les glaçons dans un craquement de shaker - « Émilienne - la main posée sur l'avant-bras – montez le son proszę

    - ...toujours Good bye stranger ? »

     

    Trois femmes qui le fixent comme un dingue. Volume augmenté. Visage d'Émilienne modelé pour toujours dans le martellement feutré du rythme, dans ces accords poignants d'hermaphrodites – il semble au veuf que tout le profil droit, tempe, arcade, méplat de la joue, se plaque chez elle de vitre et d'ivoire.

     

    II

     

    Émilienne, Stavrov, sont inséparables en dépit du règlement. À titre d'avertissement, certaines instances imposent au vieil homme un ensemble de visites afin de le réinsérer : cinq domiciles en ville – pourquoi rester ici quand votre femme vient de vous quitter pour une vie meilleure – il n'y croit pas Stavrov, il n 'y a pas de vie meilleure - nie ma lepszego życia -. « venez avec moi, tentez votre avenir, ayez envie de vivre – Je ne sais pas, répète-t-il, nie wiem… »

    Dans le premier appartement vivait une vieille fille polie par la phalange, hâve, parcheminée, fardée. Une voix de fausset. Quelque chose à cacher sous les toits, dans un deux pièces rue des Juives – je vivais heureuse dit la femme, la peinture blanche c'est moi, les plinthes à l'adhésif c'est moi, le mobilier portugais, la bibliothèque - c'est la circulation, monsieur, qui me gêne, j'y suis presque faite.

    « Autrefois l'été j'avais moins de camions, je laissais la fenêtre ouverte - j'avais aussi fleuri la terrasse sur cour… - j'y suis retournée, rapporte Émilienne, mais sans toi Six mois d'impayés, Stavrov ! la vieille est virée. Pan Stavrov, tu prends la place quand tu veux, sa propriétaire est venue chez elle, mon gendre au chômage ! ( les yeux dans les yeux) ma fille aux études ! - C'est bon a dit la vieille, je fous le camp » - Vou brigar no campo - vous parlez portugais Stavrov à présent ? dit la sœur - il hausse les épaules. La vieille à la rue. La chambre entière garnie d'un vieux lit, table chaise, une coiffeuse à séries de lampes latérales. Et les toilettes au fond. « Je vais vous les montrer.

    – Non merci. - Ce n'est pas une spoliation, Stavrov ; juste l'application d'une loi. Tout juste ça. Deux années d'impayés. » Premier avertissement. Ce que dit Émilienne, Stavrov le croit. Elle n'a que 23 ans, cheveux blonds pommettes hautes - que pèse, en face, une vieille Portugaise, 36 rue des Juives ? Dès le lendemain, Émilienne dit à Stavrov : « Vous n'aimez pas les femmes seules... » Il répond indistinctement. Elle dit : « J'ai peur de comprendre. » Elle conseille formellement de bien tenir sa porte fermée à clé. Elle hésite entre tu et vous. Stavrov reçoit l'assurance de bientôt quitter Les Anciens de Valhubert. C'est précisément ce qu'il craint. La lettre est signée Waldfeld, Directeur. Émilienne la lui rend à bout de bras. Il suivrait aveuglément cette femme, il croit tout ce qu'elle dit, mais trouve particulièrement absurde ses recommandations. «Alors, deuxième avertissement, Pan Stavrov : chez les Ponce.» La voix des Ponce à travers la porte trahit leur âge : qui est-ce ? nous ne pouvons pas loger une personne de plus. Émilienne prétexte une enquête du « Centre Communal d'Action Sociale » - Henriette et Paul Ponce ouvrent la porte en deux fois, pour débloquer la chaine, puis semontrent, d'un coup, côte à côte sous l'encadrement. V112FINXX

    Paul Ponce est crépu, de teint mat. C'est un octavon de soixante ans, double menton. Henriette sa femme est longue et blanche de face et de robe, créole. Ils affirment avoir bâti leur maison de leurs propres mains. « Surtout les miennes » dit Paul. « Nous avons cinq enfants ajoute Henriette, tous mariés ; une pièce en plus à chaque naissance. - Tout en longueur. Pas commode en cas d'incendies – Mon mari plaisante. - Sans le moindre permis de construire murmure Émilienne.

    - Un jour les huissiers sont venus. - Ils nous ont demandé de tout démolir, dit l'homme. - De tout remettre en l'état. » Ils sourient alors tous les quatre, et le couple bavard invite enfin Stavrov et la jeune femme à entrer.

    C'est une maison longue et basse juste comme j'aimerais chuchote Stavrov. Mais sur les murs

    Émilienne montre à la dérobée les craquelures à la dizaines, on y mettrait le doigt : Paul n'a plus bricolé depuis longtemps. Henriette en longiligne tropicale n'a jamais tenu la truelle ni le moindre outil : «  Nous avons tout hypothéqué, ce sera bientôt vendu ». Paul prétend que sa femme pèche par optimisme, l'acheteur devant payer l'hypothèque même après la mainlevée. Henriette n'a jamais compris pourquoi. « Moi non plus », dit Stavrov. Le vieux Ponce reprend la parole pour souhaiter un « bon séjour au Vieillards'Home. » Émilienne éclate de rire : c'est la première fois qu'un de ces déchets vivants se sert encore de l'ancienne appellation du gîte.

    Toujours supprimer, au début de l'histoire, un certain nombre de personnages.Cette maladresse, cette insigne incapacité, doit s'interpréter comme une libation, aux dieux Infernaux de l'Écriture. Une façon de tuer père ou mère. Les justifications ne manquent pas.

     

    X

     

    Le premier prix consiste en une caverne, éclairée, d'environ 26m² . Les enfants, Émilienne et Johannae, régleront les loyers. Parfois avec retard. Stavrov dit : « Ça alors ! », pour meubler. Il abandonnera son vieux logis de veuf prématuré. « Vous verrez, Papa Stavri ! » Le vieux ne sait pas ce qu'il verra. Il suit Émilienne en traînant des pieds, bouche entrouverte, le front patiné de sueur. La vie n'est qu'un long couloir puant le chou : « Il faut tout voir par soi-même ! » Stavrov fait semblant de le croire. Il grommelle, mange seul dans sa chambre d'asile. Ça change des centenaires toujours fringants, toujours chiants. C'est chiant d'être chiant. Stavrov a lu cette phrase chez un humoriste et la répète volontiers. Mais jamais, premier prix ou pas, il n'acceptera d'habiter dans une caverne sans fenêtre, avec tous les projecteurs qu'on voudra. XXXSV112
    Un jour il se fera tuer pour elle. Pour la phrase humoristique, et pour Émilienne. « Aujourd'hui, je ne vois rien qui me plaise vraiment ». Voici un autre couple de Martiniquais. L'homme est tout le portrait du précédent : un quart de Noir ou plus, grosse tête chenue, l'œil moins niais cependant. « Ce nègre va nous faire chier » dit Stavrov sans souci d'être entendu (vous faites tout pour que j'oublie ma femme morte ; déjà je ne pense plus à Myriam) « dites-moi pourquoi je dois changer de maison ; quitter le Vieillards' Home. Juste pour un autre couple, que vous mettrez en chambres séparées.

    - Stavrov, vous êtes vide ; profitez-en pour écouter les Autres. »

    Alors s'ouvrit la troisième porte. Émilienne tira Stavrov de son nombril, et le nouveau quarteron, pédé nommé Solange, a commencé sa plainte :

    « ...pwivé de mon logement Encore ! s'écrie Stavrov – tso ? znowu ! -...par les agissements de ma femme – ne me pawlez plus des femmes – j'ai pwéféwé laisser...(« ...la scélérate procédure de divorce suivre son cours »). Il échappe à Émilienne un geste d'exaspération. Le quarteron est ancien bijoutier. Sa femme a tout dilapidé : pierre, capital et outils de travail, limes, scies bocfils… .

    « À soixante ans…

    - Encore ! » Stavrov n'a pu tenir sa langue.

    - ...il me restait quelques diamants… tout petits… »

     

    III

     

    Tous les deux jours, Jeune Émilienne et Vieux-Stavrov traquent les sexagénaires sur le départ : expulsables, désappointés, suicidaires ; jamais Stavrov n'éprouve à leur sujet la moindre tristesse. Il attend qu'ils crèvent. Au fond de soi, il sait que Myriam reviendra. Mais les vieux dépourvus de personnalité disparaîtront corps et biens. « Jamais je ne serai comme eux – Qui vous le demande ? - Vous tous. » Il effleure le bras d'Émilienne, qui le retire précipitamment. Evguéni Mazeyrolles annonce le suivant. Alfonsinka Turkovitsa épouse Mazeyrolles. Avant-dernière et quatrième porte. Mari chef de gare ivrogne. Femme ayant mis bas six gosses, grand-mère incomprise, guignolet kirsch Peureux.

    - « Peureux » ?

    - C'est la marque.

    Ils ont bu, englouti, tous les revenus, salaires, allocations, pensions, Evguéni est devenu sec, barbu, jadis respecté par ses six enfants. Stavrov lui reproche d'avoir détruit, par son alcool, ses descendants jusqu'à la troisième génération. Alfonsinka s'énerve entre ses lèvres pincées et son nez en couteau : « Deux suffiraient, peut-être ? vous êtes pope ? - fils de curé ? » Vieux-Stavrov se tourne vers Émilienne :

    « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ?

    - Seulement de ce con de Jésus. »

    Evguéni et Alfonsinka restent bouche bée. Le barbu articule «Insultez-moi - je porterai ma croix. - Vous l'entendez, l'ivrogne ? trente ans que Monsieur le Chef de gare se prend pour un pope... » Le couple en vient aux mains. Vieux-Stavrov et Émilienne, agents provocateurs, ont atteint leur objectif : celui de les faire interner sur-le-champ, grâce à la camionnette subite de Valhubert où deux infirmiers en tenue maîtrisent les pugilistes. Même à travers la porte arrière, on entend Alfonsinka hurler « Où y a Evguéni, y a pas de plaisir. »

    Émilienne cligne de l'œil, voici un logement tout trouvé. Stavrov éprouve de légers remords, c'étaient des gens bien - Détrompez-vous enchaîne Émilienne, ils battaient leur troisième fils, nous avons des dossiers sur eux, ils ne laissaient pas de traces sur le corps, lui faisaient porter les guenilles des frères aînés. Ils l'ont placé en internat dans la ville même, se sont opposés tant qu'ils l'ont pu à son mariage. « Ont-ils mieux traité leurs autres fils ? - Je crains que oui. Ils n'auraient pas dû s'acharner sur le dernier. Ni sur la bouteille. » Devant le mutisme soudain de Stavrov, Émilienne se propose de vendre la bicoque si vite vidée, afin de couvrir l'hébergement et l'improbable sevrage d'Evguéni et Alfonsinka.

    À ce moment Stavrov Protopovitch sort enfin ce qu'il a sur le cœur, sur les yeux d'Émilienne, la peau de son visage « si exactement tendue par le muscle » - le masséter ? - ...les buccinateurs aussi, Émilienne, tous les muscles… - ...je vais vous confisquer vos revues médicales, Stavrov ; le buccinateur ne se voit pas de l'extérieur. » Stavrov conteste. Dévie sur l'équité, la justice, la vertu, qu'il déchiffre couramment sur son visage - ...La vertu, Stavrov ? » Quand elle rit, les boucles tremblent sur sa joue. Il reste une Cinquième Porte. Toute proche, celle-ci, de l'ancien domicile de Stavrov et Myriam, avant leur arrivée au Vieillards'Home : « ...avant la mort, voici deux personnes très âgées, en fond de jardin, pavillon 8... - ...et ceux du n° 9 sur la rue ?- Des quadragénaires. - C'est jeune dit Stavrov.

    Les jeunes ont engagé une procédure d'expulsion, contre les Turkovitch précisément – il ne viendrait à l'idée de personne d'utiliser l'identité française d'Evguéni – né Eugène. Maintenant vous êtes en concurrence, Vieux-Stavrov. « On n'expulse pas des vieux » répond-il. Même ivrognes. Même mauvais payeurs. » Avant d'être extradés, les Turkovitch avaient passé leur vie à l'intérieur de la clôture, jetant leurs ordures entre deux pavillons : gazinières, batteries mortes, nos deux grands fils disaient-ils dégageront tout ça par camionnette – eux-mêmes n'en croyaient pas un mot. « Ils n'ont jamais eu ces deux fils ; ils viennent de les inventer. » Les Acquatinta, 40ans, cousins d'Émilienne, mariés l'un à l'autre, sur le flanc gauche de Stavrov, eux aussi menacés d'expulsion ; à ces deux-là, Émilienne et Johanna ont d'abord doublé le loyer : « Je n'y suis pour rien directement. » Pour gagner l'extérieur sur la rue, les Acquatinta doivent traverser le jardin ; ce qu'on appelle une « servitude », conventionnelle, puisque les vieux Turkovitch-Mazeyrolles n'étaient pas enclavés. Les Acquatinta, quadragénaires alertes, aiment le soleil qu'ils prennent aux autres, ils mangent dehors l'été sur une table blanche.

    Lorsqu'ils passent, les Mazeyrolles, revenus des Fous et relogés juste de l'autre côté des Acquatinta, saluent ces derniers. Ces derniers ne répondent pas, arborent des mines condescendantes ou excédées. La vieille répond au prénom d'Alfonsinka, fille de… - « je ne sais plus ». Il lui reste une énorme dent surchargée de tartre, sur le devant, et la lippe pendante. Mèches décolorées. Coquette et hideuse. Son époux Evguéni est trapu, lourdaud, voûté. Il marche en traînant des pieds. Stavrov espère encore qu'ils seront conciliants. Avec son amie Émilienne dont 45 ans le séparent, il mange À l'Entrecôte, au centre ville. Ils échangent leurs impressions. Stavrov est stupéfié. Il se fait tout raconter, expliquer, expliciter.

    Les Mazeyrolles-Turkovitch piquent sa curiosité, bien autrement que les comparses précédents, portes Un à Quatre. Il repère leur logis sur un vieux plan, demande combien d'armoires s'entassent dans cette pièce, à gauche en entrant, dont on ne peut plus franchir le seuil ; s'ils possèdent une ou deux télévisions, l'une sur l'autre : « C'est la petite qui fonctionne ». Les deux vieux sont sourds et s'engueulent dans un mélange de mauvais russe et de lodévois. Émilienne éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes.

     

    X

     

    Comment va pépère aujourd'hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ?

    - Fais chier.

    - Pas poli le pépère.

    Mais avec la très, très lointaine cousine de sa femme morte, avec l'assistante Émilienne Mazeyrolles, tout se joue, au contraire, au cœur du respect. Dans la sérénité de la sœur aînée. Dans la contemplation du Vieux-Starov. Ni vieux, ni ami, ni père. La généalogie crée des liens qu'il aura perdus. Émilienne fait employer sa sœur Johanna : même nom de famille, mais cheveux noirs et les yeux de même. Le nez, le menton insolents. Stavrov l'observe attentivement, passe d'une sœur à l'autre. Dans le même service. Émilienne présente un par un ses pensionnaires : les plus âgés d'abord, rivalisant de dates de naissance. Émilienne prend des notes, ce qui n'est pas nécessaire. Johanna toise les patients de bas en haut. Les présentations se font dans une vaste salle appelée « salon » où s'entassent côte à côte les armoires, plus ou moins bâillantes, où passent des rayons de soleil brisé. XXX 64 09 24 XXX

    IV

     

    Alfonsinka MAZEYROLLES, locataire à nouveau, pour toujours expulsable, se demande :

    Il faut que je trouve un nouveau logement ?

    Evguéni MAZEYROLLES, son époux :

    On nous promet un rez-de-chaussée,au dehors, dans la même rue.

    Au Vieillards' Home, Johanna MAZEYROLLES prédit :

    Si on les dépote, ils mourront.

    La vieille répète Ça fait près de vingt ans que nous vivons ici. Nous ne serons pas des pions trimballés dedans, dehors.

     

    X

    Crépuscule au Vieillards' Home

     

    - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...On se promène tout seul dans les couloirs après 20h 30, Pépère ? Tout le monde il éteint les lumières, Pépère ! Tout le monde il fait son dodo !

    Vieux-Stavrov : Mais où c'que j'vais m'loger moi ?

     

    Les deux sœurs Mazeyrolles, Johanna, Émilienne, logent en bordure de lotissement, dans une vaste demeure aux chambres fraîches et profondes. Vieux-Stavrov loge provisoirement dans une troisième chambre, celle d'un frère absent. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « pas encombrant ». Johanna vient le voir. C'est une jeune brune mystérieuse, qui s'assoit chez lui sans dire grand-chose, d'une bouche grande et close. Le vieil homme se demande laquelle des deux sœurs il admire, et s'il ne risque pas de remplacer, dans son cœur recuit, l'aînée par la seconde. Il pense « mon cœur » pour simplifier ; de son vivant, il ne pouvait aimer qu'en admirant. Il n'y a donc pas que les femmes qui font cela. Le lendemain, Johanna s'anime et rit en sacompagnie.

    Le front de Johanna est exempt de rides. Elle s'exprime à grande vitesse, précipitamment. Mais le vieux jouit d'une ouïe excellente. Les Mazeyrolles dit-elle, Evguéni, Alfonsinka, vivent à l'intérieur du lotissement, dans un taudis. Comptez une semaine pour transformer le lieu où ils s'installent, quel qu'il soit, en un taudis. Vous avez observé le poulet décongelé sur la télévision, la planche à repasser au milieu du salon. Leur nouveau jardin, comme l'ancien, sert de dépotoir. Quatre grille-pain, des armoires sans portes, effondrées sous les pluies depuis des années…

    - Ce sont des cousins de ma femme. De Myriam.

    - Les nôtres aussi, Vieux-Stavrov, les nôtres aussi. Notre famille est très embrouillée.

    - La femme est affreuse.

    - Vous l'auriez vue sur la photo de ses 18 ans : une vraie Kalmouke ! Belle à tomber – vous vous en êtes bien tiré, Vieux-Stavrov, l'autre soir.

    - J'ai une vraie tête de porc.

    Ils rient en même temps. Johanna conserve ses appréciations par devers soi. Rappelle hors de propos que sa sœur Émilienne hésite à les expulser une seconde fois.

    - Ils sont vraiment trop laids. Tous les deux. L'un et l'autre.

    - Jetez juste un œil par dessus de la haie : ils habitent à présent précisément sur notre propriété. Vous seriez très bien. Vous seriez à côté de nous. » Stavrov ne dit ni oui ni non. Johanna refait silence et Émilienne n'est pas là. Une cloche s'agite en cuisine : Oncle Gautier appelle à table. Au réfectoire, Stavrov parle à tous ceux de sa table. Émilienne n'arrive que pour les pâtes alimentaires. Elle écoute Bye strangers à son casque, en dépit du règlement. Elle fait ajouter du gruyère, ou de l'emmenthal râpé, à toutes les tables.

    XXX 64 09 27 XXX

    X

     

    Vieux-Stavrov respire. Il a échappé au pire. Evguéni et Alfonsinka s'étaient fait virer pour non-paiement de loyers, au pluriel. Puis interner. Ils se sont ensuite rapprochés, comme collés. L'asile, sordide, les a rejetés. Leur ancienne maison, hors du lotissement, reste déserte. Mais celle-ci, où vivent les deux sœurs et lui-même, reste belle et spacieuse pour Stavrov. Il n'en connaît plus d'autre, il n'en sort plus. Pas plus qu'il n'en faut pour en faire le tour, dans l'herbe bien coupée. Il regrette que Myriam, décédée, ne soit plus là pour fouler avec lui la verdure. Les deux sœurs occupent des fonctions indéfinies mais primordiales dans ce lotissement géré à la bonne franquette. Vieux-Starov est laissé libre d'aller et de venir à sa guise, sans dépasser la grille ; lui-même ne voit pas non plus l'intérêt de la franchir.

    Les deux chambres des femmes restent soigneusement fermées. Elles en sortent pour leur service, à deux pas, y rentrent la journée finie, et se bouclent chacune chez soi, pour fuir tout fantasme d'inceste. Mais Stavrov erre la nuit dans le long couloir frais, pieds nus ou en pantoufles. Frôlements qu'elles suivent au-delà de leur mur mais sans y faire allusion. Stavrov alors s'assied en tâtonnant dans le profond fauteuil du salon, face aux cendres de l'âtre de Tassigny. La raison et le calme lui reviennent peu à peu. Ses oreilles se débouchent, comme en descendant les montagnes. Il passe une demi-heure à écouter cet étrange phénomène de dégivrage. Il ne peut plus aimer les femmes. Encore moins deux, encore moins des sœurs ; la dernière fois qu'il a baisé deux sœurs, il a perdu les deux, parce qu'elles s'étaient confiées l'une à l'autre. De toute façon il devenait fou, « au quartier des hommes ». Les limites entre les « quartiers » restent floues, et ne se concrétisent, d'une certaine manière, que pendant la nuit. Ici, en demi-banlieue, on vit à son aise. On peut lire, aux toilettes, des bribes de journaux fanés.

    Dès qu'il fait jour et que Stavrov est habillé, il fait le tour du prunier. Il souhaite pouvoir longtemps s'habiller tout seul. Derrière la haie, les vieux Mazeyrolles se sont installés, après leur internement abusif. Les voici au pavillon le plus ancien, le plus bas, le plus délabré. Ils ne méritent pas mieux, leurs loyers ont été réduits, ce n'est plus qu'un symbole, le département les défraye. Le vieil Evguéni est encore plus perclus que Vieux-Stavrov. : sa voussure de dos formera bientôt l'angle droit, il bougonne ou se tait indistinctement. Madame Alfonsinka, grasse édentée, se parle comme on gargouille, volubile comme une roue à aubes.

    « Nous serons bientôt débarrassés d'eux », laisse tomber Émilienne, ou l'autre, en touillant mollement son café. Et l'une ou l'autre sœur ne manque jamais d'ajouter que les décisions de justice bientôt seront balayées, quelles qu'elles soient, par la mort. « La vraie, celle qui arrive », ajoute Johanna, qui a de l'humour. Stavrov dit que c'est inutile. « ...Qu'ils disparaissent... » Les sœurs le regardent intensément, amusées : serait-il sincère ? « Pourquoi passez-vous toutes vos journée avec des vieux ? » Elles répondent « C'est notre métier », Stavrov hoche la tête. Lui non plus n'est pas convaincu. Il y a beaucoup d'autres métiers. Émilienne écoute à fond dans son casque Bye strangers, juste avant la collation de midi qu'elles prennent ici, dans le Grand Pavillon, quand les coïncidences de service le permettent.

    Stavrov reconnaît les pulsations à travers les écouteurs, d'étranges chuintements rythmiques, interprétables et lancinants. Il pensait que seules les très jeunes filles se repassaient en boucles leurs airs favoris, leur accordant par succession et accumulation les proportions d'une véritable symphonie. Pendant le repas, c'est la télévision. Au moins peut-il s'isoler dans les Informations, dont il se contrefout aussi, absorbé par les profils jumeaux de ses compagnes médicales à domicile. Elles s'offrent à son regard, indifférentes et fixes, avec sur les pommettes les mêmes lueurs, lactées, dansantes.

    Elles rentrent chaque soir ainsi au Pavillon. Elles ont bien géré l'emploi du temps, et ne travaillent que si ça leur chante. Quelques heures, sans plus. Belle souplesse. Un soir, après la bière (une par jour), il n'y a plus de doute : les vieux Mazeyrolles-Turkovitch sont repartis pour de bon. Il ne leur restait plus rien à déménager, trois chaises, deux cercueils, un chat et sa bassine. Définitif, ajoute Johanna, qui a de l'humour. C'est vous qui les tuez, s'exclame tout à coup Stavrov («des anges de la mort », avait-il lu dans le journal quelques jours auparavant – affaire Wiener Gemeinkrankenhaus. Les Mazeyrolles sont partis la veille au soir, cela fait à peine plus que 24h : le vieux couple encore expulsé a repris place à l'arrière d'une ambulance, courbés, désespérés. Ils auront vécu, ici quelques semaines, dix-sept à dix-huit ans , sans avoir accepté la dureté de la vie. L'Oncle Gautier, qui dîne ce soir-là, ne dit rien. Il sirote et repose sa bière alternativement. C'est peut-être de famille. La grand-mère est là aussi. C'est la maman d'Oncle Gautier. Stavrov a trouvé une famille, pas très causante, mais une famille qui l'absorbe. Même si elle tue des vieux, ce n'est pas à Stavrov, assurément ! qu'il convient de s'en plaindre.

     

    X

     

    Le premier août, Saint-Alphonse (1696-1787, confesseur et Docteur de l'Église).

    À la St-Alphonse, chacun se défonce.

    La direction du Vieillards'Home frappe un grand coup. Pour remédier à la désastreuse impression qu'inflige aux (rares) visiteurs toutes ces armoires et penderies béantes autour de la salle commune, et dans toutes les pièces anciennes, elle décide d'en faire un feu dans la cour centrale, en les vidant de toutes ces guenilles auxquelles nos vieux tiennent, sans les y enfermer eux-mêmes comme le suggèrent certains syndicalistes à l'humour noir. Un jour, tout le monde en autocar, hop ! au Crotoy pour la journée, avant que la marée ne submerge le bien nommé Boulevard de la Plage. Au retour, surprise ! une salle de séjour toute propre, des chambres réaménagées les auraient accueillis, avec des étagères enfin à portée de nains !

    Hélas, hélas : il est interdit de faire du feu en ville, même en large banlieue, les pompiers interviennent alors, noyent sous les tuyaux les planches carbonisées, ça pue jusqu’au Porge, tout l'autocar renifle au retour, et s'exclame en découvrant le désastre. Tout avait si bien commencé. À quelques maisons de là, Stavrov et ses gardiennes avaient éprouvé une joie d'incendiaires ; Émilienne avait monté au maximum ses chœurs favoris de castrats (Good by Stranger, It's been nice / Hope you find your paradise) – et vers le nord, dans le lointain, toute une noce hurlait de nuit - par-dessus les flammes et le cri des cuivres - c'est la mort qui t'a assassinée - la bémol et naturel mineur : inconciliable cacophonie.

    Émilienne et le vieillard éprouvent un lâche soulagement : rien n'est touché de leur côté, les flammes jusqu'à 30m rappellent à Stavrov un vieux film, en Pologne, vers les années 43-44, sans plus de précision, et les jeunes femmes ne voient pas à quoi il peut bien faire allusion. La Direction, souhaitant effacer au plus vite le traumatisme des pensionnaires invite les Chœurs Baroques de Ste-Cécile, débloque à cet effet une somme considérable.

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    Les rapports de l'Oncle et de sa Tante Alfonsinka forment un inépuisable objet d'étonnement Soit une vieille femme charmante aux lèvres fendues tout autour, en sphincter. Elle est devenue taciturne. Elle se tient droite et stricte sur sa chaise, à 70 % de son cul. Même angle vue de face donc inclinée, mais aussi, déjetée. Elle s'appuie, même ainsi, sur une canne. Derrière elle pour la pousser ou la soutenir selon qu'elle marche ou roule, oncle Gauthier, grand escogriffe, quinquagénaire et jaune. Il s'exprime dans un registre nasal et digne, rencontré en général chez la gentry anglaise. Il assiste sa mère, aidant à l'assoir ou à la relever avec des égards d'antiquaire. Plus il la respecte et l'aime et plus le teint de la mère et du fils se parchemine.

    Il écarte devant elle tous les obstacles, chaises d'intérieur, pierres du jardin. Sur un geste de son menton les importuns s'écartent. La spécialité d'Oncle Gautier est l'oto-rhino-laryngologie. Quelques jours après son emménagement, Stavrov les invite, l'oncle et sa mère, et les deux nièces soignantes Émilienne et… comment déjà… Ils ont occupé tout le long côté de la table, le cul au buffet. L'oncle et sa mère se sont tenus sans faiblir, poussant la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame, encore une, s'endort entre les bouchées. Le fils quadragénaire lui passe le pain, ôte les os de la viande, essuie les commissures de ses lèvres. C'est une partie de la famille qui en expulse une autre, la branche cadette repousse sur l'aînée, comme il arrive dans les dynasties.

    Curieux phénomène.

    Stavrov aussi se découvre des côtés desséchés. La jeunesse, par exemple, lui demeure étrangère, il la voit, la contemple et jouit d'elle au fond des pupilles, mais rien ne la lui rend. Il n'a pas vu d'enfants depuis aussi longtemps que des moines en clôture. Il s'inquiète : la grandeur le quitte précisément lorsqu'il veut la retenir. Il veut si peu. On peut peu dit le proverbe. Il s'est mêlé d'une histoire familiale, s'est introduit dans la dynastie, a bousculé l'ordre de succession, sans la moindre objection ni obstacle, et le voici moulé dans un espace qui ne lui appartient pas, lorsque tant d'autres auraient pu s'ouvrir. Émilienne est à sa gauche, l'autre (« ce prénom qui m'échappe... ») à sa droite, afin que la tradition se perpétue, « un homme – une femme), et ne soutiennent que leur propre jeunesse de leurs deux fronts bien dressés, nouvelles caryatides, gardiennes, intronisatrices ?

    Quel est le jeu ? Stavrovski a écrit, toute sa vie. D'autres personnes sont là, connaissances d'un soir, complices anonymes, il n'a pas besoin de les connaître, il ne sait pas s'il sera seul, ni à quelles conditions. Unter welchen Bedingungen. De temps en temps Émilienne et sa cadette Johanna se penchent vers lui, ensemble, sans lui fourrer la fourchette en bouche, car il se tient bien à table, comme on dit en Lorraine, « il fait honneur au repas », voilà ce que c'est d'être pensionnaire d'un asile d'anciens sans la moindre épouse vivante pour s'interposer, même en écran transparent. Il accepte leurs « petits verres », il reprend de la nourriture, il répond aux amabilités, il évite de se remplir. L'oncle et sa mère lui font face, le fils plus momifié s'il se peut, avalant tous deux sans très bien mastiquer, la pomme d'Adam de l'homme déglutit, son nez tombe entre ses pommettes comme une verge incirconcise.

    Sa mère est cireuse. Jaune. Solennelle sans raison. Elle est ainsi. Elle existe comme ça. Stavrov regarde. Il ne détourne pas la tête : ça ne se fait pas. Dans son assiette gisent des étangs de sauce allégée. Les cheveux des soignantes reviennent balayer son visage, ensemble, comme deux essuie-glaces. Il se déplace pendant le repas, examine tout le monde, se contrefout de la politesse : quelle inconséquence digne d'un vieillard ! tout et tous sont enregistrés. Il sera bientôt crevé. Il ne se souvient plus de sa profession. Il ne connaît personne. Dans son ancien appartement d'asile c'était déjà le cas. Passé un certain âge, il n'y a plus autour de vous que des inconnus qui vont crever, qui r vous engueulent.

    On s'y met soi-même. Le passé recule. Dix jours, dix ans, sans différence. Au livre de la vie, le chapitre « Mort de Myriam » s'éloigne sur des roulettes. Le passé se creuse en même temps que les yeux. Il observerait ce repas pendant des heures. Quarante-cinq minutes ou quarante-cinq mois, pas de différence. On le laisse regagner sa place, mangeotter, se déplacer, pas même objet de remontrances. Oui, oui, c'est bien pratique de mourir. On s'acharne peu sur celui qui perd pied. Ça dépend des jours. Ce docteur jaune, par exemple. Pas Chinois, hépatique. Il porte son badge au veston : Dr Pouzy. Pas honte de porter un nom pareil ? Quelle région. Quels barbares. Ses yeux sont faux. Combien d'ordonnances sur la consciences ?

    Combien de tumulus ? Des yeux bordés de jambons, paupières lisérées de couenne. Des mains soignées, à l'exception des ongles sales qui grattent dans le poulet. Est-ce que ce sera mon médecin traitant ? « référent » ? ...s'il le verra de plus en plus souvent… s'il deviendra intime avec son cul, son scrotum et autres. Les deux sœurs laïques semblent trouver normale cette présence médicale. Est-ce qu'il les a tripotées ? La chose l'écœure, mais il revient s'assoir. Non loin de lui les deux vieux, plus vieux que lui, Alfonsinka, Evguéni, portant le même nom que lui, Mazeyrolles, quel drôle de nom, quelles parentés précises, ils mâchent sèchement, sans un mot, sans un décollement de dentier, ils ne lèvent pas les yeux de leur assiette, ils seraient trop jeunes pour être ses parents, mais du nouvel asile « pour cas graves » où ils se sont trouvés forcés d'aller,

    Johanna et sa sœur les ont invités au repas. Tarif pensionnaires. Stavrov les regarde en dessous, ferme à demi les paupières, observe ce qui s'engloutit, en contre plongée, ils reprennent du pain, Stavrov leur passe la corbeille, se sert au passage sans en avoir à vrai dire besoin, recompte les cuillères comme si, après le repas, quelqu'un d'autre, le docteur par exemple, devait lui en demander le compte. Est-ce qu'il leur reste de la sauce ? la sauce ne leur vaut plus rien. Qu'y a-t-il pour votre service, mère ? Les mots restent dans sa gorge, il ne mange plus, l'assemblée ressemble à la Cène, la Tchéna, Stavrov n'a jamais cru à toutes ces choses-là. Les mots qui restent entre les joues, entre les joues et les dents encore saines. Les soignantes se mettent à crier : « Mon Dieu ! » Elles crient « Mon Dieu ! » Cela ne leur ressemble pas.

    Comme après l'avoir bien répété, la vieille Alfonsinka plonge morte dans son assiette. Elle ne s'y sent pas très bien. Le nez en avant. Son neveu Gauthier saute sur son siège, la retourne, essuie le visage ensaucé, la table tout entière se lève en repoussant les chaises dans un déchirant Wach, arme ! Dans ce bâtiment ne se trouve qu'un seul téléphone. Imaginons à présent comment se comporte une assemblée paniquée par un mort. La maman de Gauthier reste sur son siège, solennelle. Certains continuent à manger, d'abord du bout des dents, puis plus apaisés, comme si la viande ici décédée leur était consacrée, propre à les garnir à ras-bord. D'autres se dressent, se heurtent aux parois, se rassoient et passent leurs mains sur le visage.

    Les derniers enfins sortent vomir, tâchant de s'exécuter le plus loin possible les uns des autres ; chacun se voit du coin de l'œil. Vieux-Stavrov quant à lui adopte un comportement différent. Il s'est levé sans précipitation ni éclaboussures, il est parti se promener, de long en large, dans sa portion de jardin, derrière la haie : où les autres ne sont qu'importuns. Chez lui. C'est ici qu'il dormira quand les services funèbres municipaux l'auront délivré du corps et de son odeur à venir. Les deux soignantes sont les filles du frère d'Evguéni ; ce dernier est leur oncle. Lui-même est cousin d'Evguéni. Ils ont à dix ou quinze ans près le même âge. Nous mourons tous au même âge, à quarante ans près. « La mort me frôle », pense-t-il, « sans m'émouvoir le moins du monde. Les cousinages ne sont plus des liens étroits, de ces attaches qui jadis déclenchaient de vastes vendettas interfamilienneles. À présent j'attends là, comme un vautour, et le second du couple vit encore. » Pendant ce temps à l'intérieur, en présence des deux nièces, le Docteur Pouzy, ou Pouziols, diagnostique la mort. C'est lui qui ferme les yeux, à la demande des soignantes, qui appréhendent une quelconque résistance des paupières, craignent de faire mal ou de mal faire.

    Jamais encore fermeuse des yeux ne les a crevés par maladresse. Mais le cadavre, majestueux quel qu'il soit, les paralyse. Le médecin est devenu plus jaune encore. Il nasille malgré lui : « Rupture d'anévrisme ». La police est prévenue, simple routine. Stavrov revient quand tout tapage est achevé. Il n'a plus faim, il n'a jamais eu faim depuis des mois, ce qui est un avantage de la vieillesse. Des infirmiers, des flics formés, soulèvent le corps, les derniers hurlements s'éteignent, la pièce est finie. Gauthier accompagne sa tante dans l'ambulance, le corps une fois refroidi sera placé sous plastique. Il ne vivait plus que pour elle, soignait ses infirmités, secondait Evguéni sans recevoir de lui la moindre reconnaissance, car Evguéni est le second mari de la défunte. « J'étais mieux », dit-il, « à l'asile ».

    Evguéni n'accompagne pas le corps, dans l'attente de l'immense émotion qui va sans doute le submerger, lui ôtant tous ses moyens. Il attend. Se claquemure pour finir et pour l'instant dans une chambre encore à lui, volets clos. Stavrov et les deux jeunes femmes restent seuls, tous trois débarrassent la table, jetant tous les aliments même intacts. Stavrov est assez vaillant pour sortir en ville, de nuit, sans que personne l'en empêche ni le lui reproche. C'est un quartier de pavillons tout noirs, sans un quartier de lune, car les propriétaires sont rangés. Mais le blanc des enduits détoure tous ces cubes comme autant de ruines. Il fait le tour des pâtés de maisons, tout courbé, sans s'approcher de peur des chiens. Il éprouve une sainte horreur des quadrupèdes canins dans l'ombre qui te sautent aux oreilles en gueulant d'un coup.

    Pourquoi tant de démonstrations. Il revient se coucher, le seul instant présent dans la tête, et la satisfaction d'avoir enfin l'âge où la vie ne parvient plus qu'à travers une couche de coton. Il n'aurait plus besoin de ces deux femmes, dont il oubliait régulièrement les noms, surtout de la cadette, la brune. Leurs sexes bien blottis dans l'entrecuisse des culottes, ce qui est bien le comble du ridicule. D'y penser. Elles avaient tout nettoyé. De vraies femmes, du sexe au balai. Tout est en ordre. Hakôl bessédèr. Tout est propre de fond en comble. C'est une grande satisfaction, mais pas une reconnaissance - elles ont fait ce que réclame leur nature, il espère tout de même qu'elles n'auront pas déserté leur chambre, au premier.

    Comme on se passe aisément de moi pense-t-il. Je pourrais monter les égorger. Une lumière sous la porte le dissuade : « Mieux vaudrait jamais ». Il redescend l'escalier sans le moindre grincement sous le tapis. Il ressort. Se demande si son corps ne prend pas le relais de son âme. Les pavillons semblent plus gris que tout à l'heure. Il faut se retenir de marmonner. « Il n'y a que les fous qui parlent tout seul. - Il n'y a que les cons pour le leur dire ». Il répondra cela. Juste attendre que l'occasion se présente. L'interlocuteur sera d'autant plus interloqué que la réplique semblera plus spontanée. Ce qui est faux. Je ne veux plus revenir à l'asile. Ni même au Vieillards'Home. Old persons'House. Imprononçable, malgré l'anglais de sa bonne, jadis appris, vite oublié.

    Mais il murmure dans la nuit les deux prénoms revenus en surface : Émilienne, Johanna. Au milieu de ces rues goudronnées, Stavrov Protopovitch éprouve un sentiment de plénitude, car il s'est aussi rappelé son nom. Dans sa poche il retrouve la clé, qu'il y avait glissée, sans refermer derrière lui. Ça sent le foin. Il entre et cette fois s'enferme ; il ne s'agit pas de foin mais de la la laine de verre, humide sous les combles. Ou d'un rat crevé. Au-dehors la lune sortant des nuages éclaire à blanc les pavillons endormis du lotissement de vieux et dingues. Il serait né dans l'un d'eux. Plus loin par sa fenêtre noire il aperçoit la Maison Usher, très haute entre ses cyprès, qu'il ne peut longer sans frémir même en plein jour. Son propriétaire est mort d'un coup vers 94 ans. Les héritiers ont tout laissé en l'état, puis muré l'entrée. Stavrov Protopovitch, lui, ne meurt pas. Tout à l'heure encore, il titubait avec bonheur, doucement renvoyé d'un pas à l'autre, d'un trottoir à l'autre. Ici, c'est les Mazeyrolles. Une sécurité sans faille. Les sœurs lointaines lui ont rendu ce que l'héritage et ses méandres lui auraient arraché. Sans-abris, crevez. Plafond bas chez lui, en fines lattes de navire à quai, vernies, étroites ; incurvées, effleurant le crâne - lustre qu'il allume, en roue de charrette, autour de l'occiput.

    Le rabattant du grand buffet. Trente-cinq centilitres de cognac hermétiquement clos, flacon plat. Ce meuble lourd, à battants de portes « diamant », proviendrait aussi bien de la maison de son père, Maison Vautour et Fils, rachetée par lui courant 1941. Par quels jeux d'héritiers ce prisme à base trapézoïdale rejoindrait-il son escarcelle à lui, Stavrov Protopovitch. Qui habiterait là, tous les importuns virés, surtout les vieux. Surtout les vieux. Il serait patriarche. De tous ceux qui portent un autre nom que lui. 70 années de peur. À vivre comme un roc dévalant le torrent. La vie enfin vaincue. Derrière. La mort si bien frottée à lui qu'elle est entrée à l'intérieur, la craindre serait se craindre soi-même. Cela m'est enfin arrivé. J'y pensais depuis toujours. Stavrov aime bien sa vie.


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    Le deuil s'accroît. Se recreuse, dit-on. Mais passé un certain âge, fixé par soi-même, plus rien ne saurait vous atteindre, on s'en vante, sans tenir compte des époux morts qui se suivent à six mois près : une espèce de réflexe. Stavrov joue sur ce registre faussé. Myriam, depuis sa mort, conserve son aura retorse et griante. Rien n'est trop tard ni trop tôt. Elle ne voulait pas être veuve, pourquoi  donc ? Il y en a même, en Allemagne, qui se jettent des sorts. C'est ce qu'il a entendu dire. Myriam a poursuivi ses verres d'eau-de-vie et de cigarillos pour homme. Elle s'est achevée en huit ans. Huit années nuisibles suivis de huit jours sans dessoûler ni arrêt de jeu. À présent son cœur survivant se met à cogner, tant il en a subi ces huit derniers jours, à croire qu'il ne vivait rien auparavant.

    Il hoche la tête, parkinsonisme ou réflexion. De grands pans de sommeil qui tombent sur son cou. Il aurait dû continuer avec Myriam. De son vivant déjà. Paresse, dit Émilienne. Déjà revenue. « Tu m'espionnes à présent ? - ...et pour les siècles des siècles » (à deux) Amen. » Ils ont leurs rites. « Papy Djo… - Stavrov ! » Il rectifie toujours. Cette pique ne lui plaît jamais. Quelles identités endossons-nous tout tant que nous sommes. J'écris pour la dernière fois. Je sème les présages. Parfois ses yeux, ses oreilles – son ouïe, sa vue – s'effondrent-ils soudain en plein message. L'heure importe peu. Quand il se réveilla, il écrivait une lettre à son épouse. Il frissonna. Ce sont de ces absences. Penser à Myriam. To think or not to think. Tu exagères, dit Johanna. Une pièce voisine – il en existe tant – où la télé diffuse un téléfilm de Jean L'Hôte : un vieil homme demeuré, virgule, indifférent à la mort de sa Femme, parmi les héritiers, Maginot dans le rôle du fossoyeur.

    Ils le traitent tous comme une bûche. Comme il se meut très lentement, tous le dépassent, et, bon dernier, quand ils sont tous partis, parvient seul enfin sur la tombe de Myriam, et sous son manteau bossu se creusent infiniment plus de ravins que chez tous ses cohéritiers. Lorsque Stavrov les reverra l'une et l'autre, ses questions les désorienteront, peut-être. S'il doit faire revivre sa femme. S'il est bon, appréciable au moins, de prêter de la chair outre-tombe à celle qui en eut si peu de son vivant à elle. « Déjà, je ne sens pas les vivants. - Ce n'est pas vrai Vieux-Stavrov, nous sentons bien que vous pensez, que votre intérieur bouillonne sous l'écorce » - il éclate de rire, ou bien cassé, ou bien étonnamment jeune, c'est le même.

    « Voulez-vous devenir ma femme ?  - Non pas disent les sœurs, ensemble, du même ton. Désorientées. Sans le moindre sarcasme ni moquerie d'aucune sorte. «C'est une expression maladroite». Mon cœur palpite d'autre chose. C'est une émotion que je croyais morte, ce sont des élans subtils, comme à quinze ans, plus à peu près 60. Comme un whisky, amoureux de toutes les femmes. Et de vous. » Il ajoute que si l'on ne devient pas fou dès le début, on se guérit dès la première attaque, à l'instant même.

    « Voyons, Stavrov, dit Émilienne, étiez-vous amoureux de votre femme ?

    - Non.

    - Pourquoi voulez-vous l'aimer davantage ?

    - Je me contrefous d'être apprécié.

    - Il ment ! Vieil hypocrite !s'écrie la Johanna en battant des mains.

    - Parlez-nous de votre femme. » Il s'en contrefout. Émilienne observe qu'il y aurait long à dire. Ses boucles sur le haut des seins forment une abondante toison pectorale. Elle menace de se détacher de lui. « Avec la Johanna »,précise-t-elle. Si l'amour de Stavrov était sincère, il ne s'exprimerait pas de façon si rustique. D'autre part, tous ces vouvoiements ne sont plus de saison entre camarade. Comme souvent, la camaraderie s'invite entre homme et femmes. Ces dernières l'imposent en compensation : l'homme perd le droit d'aimer, reçoit en dédommagement le tutoiement, le déplacé. «Quelles conventions ? dit Johanna. Il n'a jamais été question de telles choses entre nous. Ne nous faites pas regretter les démarches et passe-droit où nous sommes compromises pour vous.

    - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles !

    - Par alliance, Pan Stavrov, par alliance. »

      De l'autre côté de la haie, sur le chemin du retour, Claire fait part de sa déception. : « Nous ne voulions pas brusquer le dénouement. C'est un échec ». Johanna ajoute que si ce vieux con devient amoureux, il faut immédiatement l'expulser. Une conférence interne réunit dans la maison mère Johanna, Émilienne, Nico et Stabbs. Chacun y parle de son mieux, exprime ses vœux et ses réticences. Nico est infirmier, frisé, colossal et homosexuel. Stabbs un intrigant, amant pour l'instant d'Émilienne et forcément hétérosexuel. Gallois cependant, petit, et tout le comportement d'un trou du cul (je veux que l'on me voie) : ostensiblement distingué, mais sujet à des accès de grossièretés soigneusement calculés.

    Il fut décidé entre eux quatre ce jour-là d'expulser Vieux-Stavrov quoique fraîchement installé. « Cette promiscuité nous pèse. - You might have thought of it earlier - vous auriez pu y penser plus tôt. - Ne soyons pas expéditifs. - Moins que pour les Türkovitch - Mazeyrolles, dit l'infirmier, qui ne s'est pas encore exprimé. Nico parle doucement (1m95), le petit Stabbs hésite entre ses deux langues, parlées toute les deux avec une forte nasalisation. Il détache les syllabes. Sa petite taille, même assis, accroît son côté péremptoire.

    La conquête à l'arrachée d'Émilienne constitue le titre de gloire essentiel de Stabbs. Stavrov ne l'apprend que ce jour-là, quand on l'introduit dans la pièce, à l'issue de la réunion. Il observe instantanément que tout, dans ce couple ancien, n'est plus au beau fixe. Johanna, mal coiffée, fait virer ses queues de rats de part et d'autre de son cou. Fine, avec des lèvres minces, des yeux minces. De la souplesse dans le corps, des phrases inattendues. Stabbs courtise les deux sœurs, la Johanna et l'Émilienne. C'est signe d'un édipe effroyable. Selon certains psychiatres. Nul ne sait s'il honore les deux sœurs à la fois, ou les déshonore. Questions de mots. Le séducteur demande qu'on hésite encore avant de virer Stavrov, l'immoral.

    Johanna fait chorus : Émilienne expulsera le vieux, qui « manque d'intérêt ». L'aînée donc s'éloigne, bras dessus bras-dessous avec le Stabbs, qu'elle dépasse d'une tête ou deux, selon son inclinaison. Nico, infirmier, frisé, colossal et homosexuel, très affecté par la mort de sa mère. Il ne parvient plus à marcher mâchoire parallèle au sol, posture découverte depuis peu : un truc pour vaincre le dos voûté, supprimer les mimiques empressées, ou le regard timide et faux. Tous ces travers à présent reviennent s'accentuer. Nico mesure son nez devant sa glace, le trouve allongé. Son murmure s'est assourdi, ses yeux se rabaissent les yeux : « Ne plus s'examiner à ce point » - ce sera difficile. Son cou dépasse de son veston comme un chien de son collier. Un chien qui détournerait l'attentiont. À moins qu'ils ne se moquent de leur ressemblance. Un mètre 90 réduit à 170 centimètres quand il se voûte. Sa mère et lui vivaient ensemble. Elle est morte à côté de lui, restera-t-il cette nuit juste auprès du lit dans l'attente des Pompes Funèbres ? Il ne pense pas à la peur, mais à l'endormissement, sur sa chaise ; il inhalerait sans doute des senteurs « délétères », comme disent les moines. Il n'y aurait pas grande différence du sommeil du veilleur, à côté de sa mère, et celui de sa vie courante : en vérité,

    Nico n'aurait jamais vraiment vécu. Suis-je donc le gardien de ma mère ? Peu avant sa mort, elle avait stagné dans son hémiplégie. Nico craint la contagion, l'incubation ; les infirmiers sont loin de tout comprendre. Il ne sait pas s'il aimerait finir à la façon de Stavrov, ou dans sa propre peau. Trop de lucidité pour lui. C'est pourquoi ce vieux-là fait naître chez lui à parts égales indulgence et sévérité ; s'il existe un jour un Jugement Dernier. Voici quelques réflexions échangées sur Stavrov :

    « Nous ne le jugeons pas sur ses actes.

    - D'ailleurs il ne fait rien.

    - Il ne fera rien non plus.

    - Il ne regrette pas suffisamment sa femme. Pas assez.

    - Stavrov est inconsolable.

    Nico Perso: «Qu'en sais-tu ? »

    - Émilienne, pourquoi l'as-tu traîné de vioc en vioc, d'expulsé en expulsé ?

    - Je n'ai pas eu à le traîner. Il voulait se distraire. »

    Personne n'est malade, en dépit des calomnies. Johanna rajuste son soutien-gorge. Les arguments se heurtent en chien de faïence. Nico, infirmier, frisé, colossal et homosexuel, se lève, et pour accentuer son éloquence, remue le nez et toute la tête de haut en bas. Il s'oppose à l'éviction de Vieux-Stavrov. « Ne chassez pas Stabbs ». Ce dernier, amant de Émilienne et forcément hétérosexuel, s'insurge avec l'accent anglais : « Qui pârle de me virer ? » « Les anciens, dit Nico, n'ont fait que leur devoir. Ils n'ont vécu que leur vie, sans éprouver d'ennui. Tout homme devrait recevoir une ample récompense, du seul fait d'avoir vécu ».

    Stabbs plaide l'indulgence : « Où irait-il ?

    - Dans sa boîte à vieux pets, répond Johanna. Comme les autres. En chambre commune, avec les agités. Ça sent la vieille cantine, la pisse mal désinfectée, ça sent les souvenirs qui hurlent, la mort qui grignote, les mains qui trabullent. Il reverra les grabataires et les gâteux qui chient, les morves qui se tartinent, qu'est-ce qu'il vient foutre chez les jeunes, chez nous, hors les murs, avec des lèvres pleines, des seins qui sautent et des culs qui roulent ? » Des arguments s'échangent. C'est un jeu. « On le garde » dit la plus jeune. « Tu te contredis. - Il ne dépassera pas la haie de clôture. » Émilienne le sentirait près d'elle, même sans l'avoir vu : « Il nous dérange. » Son amant Stabbs insiste : « Le spectacle de la vieillesse (old age) doit nous être épargné. - Il se contrefout de la mort de Myriam. Il ne pourrait pas même la décrire. - Tu te contredis. Je ne l'ai jamais vu ni entendu manifester la moindre crainte de la mort. C'est dans l'ordre des choses. Il se fout de tout.

    - Il acceptera l'exclusion. »

    C'est le dernier mot d'Émilienne.

    Et le jour de son retour, les mains de Stavrov se mettent à trembler. Ses jambes flageolent. Il ne sent rien mais se mouche avec bruit. Johanna le trouve sans caractère. Elle le connaît peu. Personne ici n'a le temps de se connaître, il faut mourir d'abord. On ne peut rien dire sur Stavrov. Ni s'il portait la culotte, ni s'il se faisait battre ou cocufier. « Plus maintenant » dit Nico, frisé, « iI ne mérite plus de vivre. - Tu te contredis » répète Émilienne. S'il était là devant nous » poursuit-elle « nous serions tous, les deux hommes, les deux femmes, à ses pieds. » Tous échangent des regards de part et d'autre de la table. Les échos résonnent autour du Formica, marque de mélamine.

    Cet intérieur pour deux sœurs se coule trait pour trait dans le modèle hospitalier, mêmes meubles empruntés ou volés, même sonorité d'hosto, pas de tapis (pour éviter les acariens), un âtre vide et froid. Ici tout le monde gèle, mais les cache-nez restent en place. À côté de la grande table se tient un chariot à roulettes où se heurtent trois bouteilles, gin, porto, cognac. Les poutres apparentes envoient vers le bas une senteur de Xylophène frais. Nico réclame un vote, formalité absurde : « Votons ». Maladroitement, Émilienne apporte un chapeau « Butch Cassidy » ( c'est un melon) ; Johanna extrait d'un tiroir en bois des enveloppes en nombre suffisant. Chacun dépose son vote en essayant de le cacher, mais les mouvements de mains sur les bulletins le trahissent, les yeux de tous se livrent à un ballet d'insectes, le réponse est non, Stavrov sera très déçu, à trois contre un. L'exception était, en tout illogisme mais fort heureusement, Émilienne. Elle secoue ses boucles d'or, mais sans effet consolateur. Dégrafe le bouton du haut de son corsage. Vieux-Stavrov reste prostré. Émilienne tire de son sac à main une lettre pathétique. Il disait : « Gardez-moi chez vous. La pâleur de vos joues prouve l'existence de Dieu». Stabbs éclate de rire : il a lu par-dessus l'épaule d' Émilienne, lorgnant la naissance de ses sein : « Je ne regrette pas mon vote. Un jour la punition viendra. ». Ma cahute est remplie d'ennui poursuit la lettre - comment donc, « ma cahute » ? - «pensez, Émilienne, que je suis veuf » - « Il est bien temps de s'en souvenir » dit Johanna. « Peut-être veux-tu l'épouser ? » réplique Émilienne. Stabbs ricane : « Qui lui annonce la bonne nouvelle ?

    - Toi-même  dit Johanna.

    -...à quel titre ?

    - Nous en trouverons, dit Nico, frisé, colossal. Je trouve un peu fort qu'un Mister Stabbs occupe un petit pavillon sans chauffage au fond du jardin de sa mère. Nous pourrions tous aussi bien nous y rendre à la file, comme dans « L'Orient-Express » - Bingo s'écrie Johanna, la plus folle de toutes. Elle entrevoit une scénographie grandiose, et dans le chapeau, de nouveau, les complices tirent au sort leurs entrées en scène. Émilienne est la première, il sera vite convaincu dit-elle, nous parlerons de choses et d'autres – C'est aux garçons de s'y coller ! - Johanna, les hommes, jusqu'à la retraite, sont très occupés. - Qu'est-ce qu'il faisait, justement, le Stavrov ? - Quelque chose en -ier : pâtissier, musicien, menuisier…

    X

    Stavrov et Émilienne à nouveau. Les vraies personnes ont un nom double. Stavrov dans sa cuisine. La pièce où se cuisinent les mots et les conduites. Il compose pour un chat un de ces plats tièdes qui suffisent aux bêtes. Le chat n'a pas de nom, ou plus exactement il en change tous les jours. Tous les mots de l'humain signifient pour le chat une seule chose : son propre nom, sa propre appellation, déclinée à l'infini. Il faut deux chats, deux noms. Les animaux se sont trouvés là, d'écuelle en écuelle, et Stavrov racle au bord de l'aluminium blanc, toxique ou non. Ou bien tartine en tirant à soi la fourchette, pâtée entre les dents. Plus que quinze ans de lucidité. Les chats commencent à dévorer, cul à l'air.

    Stavrov mouline son gruyère dans une râpe cylindrique. Émilienne, opposante à l'exclusion, prend la mesure angoissante de sa mission. Pas pendant le râpage. Ce geste familier des cuisiniers le rapproche des humains. Les chats déglutissent. Stavrov pousse la pâte dans un cylindre d'acier fin, appuie dessus par un levier, tourne la manivelle et façonne des copeaux comestibles. Elle se lisse les cheveux sans odeur, gruyère ou emmental, il existe sur ces produits une querelle culinaire et linguistique. Émilienne dans le doute (ne se soucier de rien plus qu'il ne faut) fixe l'évier, grand croupissoir de plats, tas de sales, tas de secs, le sale à gauche et mal calé en permanent danger d'éboulement qui mettrait les deux chats en fuite tout poil hérissé.

    Un seul plat vertical maintient l'amas du graisseux sur lequel coule le filet d'eau du robinet mal joint. C'est quand tu vas mourir que le double en toi s'éveille et se met à écrire. Stavrov s'est vite habitué. Comme si les murs l'avaient moulé pour se l'incorporer, agité de menus mouvements dans son kyste utérique. « Vous vous étiez bien acclimaté, ici ». L'imparfait inquiète. Stavrov accentue son chevrotement naissant : « Le jardin surtout me convient bien » Une bande de terre dans un long bassin de ciment, un plant de roses, l'hortensia et deux aloès pisseux… « Il faudra que j'arrache les mauvaises herbes. - « Plantes adventices ». N'oubliez pas de bien secouer les racines, en les tapotant contre le rebord ». Le petit espace enserré nourrit aussi, mais mal, un pêcher de trois mètres à sept fruits par an, trop durs ou pourris. Un bout de terre avec un appentis couvert de tôles. S'il a des insectes. Que les oiseaux abondent dans la haie, que les carapaces croustillent. Émilienne sourit à ce joli mot. S'il lui touche le cul, il sera viré. Mais Stavrov est correct, sans ambiguïtés, paye son loyer. Nos vies sont suspendues à des minceurs. Un chat sans nom se dirige vers l'auvent, glisse par un trou de palissade. À côté se dresse une ruine avachie de meuble, « que j'ai traîné ici avec mon mec » - ce mot jure, première allusion à une vie sentimentale comme une croûte sur la peau.

    La loueuse et le locataire se sont peu à peu déplacés dans leur désœuvrement, fait de phrases et d'objets à bout de course avant d'avoir servi. L'auvent sur l'appentis abrite à demi un établi pourri, garni de flacons cylindriques, de boulons et de vis enfoncées de travers, leurs pieds traînent sur des clous tordus, le chat repasse au ras du sol. Impensable que Stavrov abandonne ce refuge encore, où tout se transforme en éternel à son toucher. Rien ne relie ici cette agonie tranquille aux cadences infernales Stavrov dit seulement : « Nous y voilà ». Puis il affronte son ambiguë complice : « Le quotidien de jour m'ennuie. Le quotidien de nuit peut me passionner.. Imagine-moi, Émilienne, à trois heures du matin, perdu dans un immense établissement vétuste.

    Je passe dans de longs couloirs. Des greniers et des combles se succèdent sur toute la longueur du bâtiment. Je marche sur des archives, dans mon dos les portes ne se ferment pas, et partout la pernicieuse écrasante haleine du vide. Si je redescends d'un seul étage poursuit Stavrov, ce sont des envolées de servantes et de garçons de chambre, toute une hiérarchie de serviteurs et de maîtres d'hôtel. Au logis de Turquie surmontée de couloirs moisis perpendiculairement éclairés de lucarnes, aussi menaçants que déserts. » Au même instant Émilienne lui tend une tasse de café qu'elle vient de faire à la cuisine : Vous n'envisagez donc pas de quitter ma maison ? dit-elle en souriant .

    Les diversions n'ont pas de prise sur ses yeux de faïence. Cadeau repris, cadeau volé : pas un cil n'a bougé ; Stavrov contre bien au service. Mais il faut boire. On ne pense pas suffisamment au poison. Alexandre de Moldavie, 1568. Émilienne se mue peu à peu en assistante de jour, proposant deux sucres, écoutant les récits de rêves du vieux juste peut-être un peu trop sale (arthrose grippante) : Vieux-Stavrov dans ses songes se fait poursuivre dans l'escalier, tournant, rétrécissant, donnant sur des paliers aux lits défaits, fuyant sur ses talons le halètement d'un chien loup entrecoupé de cris « payer ! il faut payer ! » zapłacić! musisz zapłacić! - „bon ; j'arrive aux toilettes pour femmes ; je ne devrais pas être là. On secoue les portes. Les toilettes sont un vaste labyrinthe aux portes vicieuses : chacune voit mes pieds jusqu'aux chevilles. Les tuyaux fuient. » Émilienne évoque le Tigre de Borges, dont les rayures figurent un labyrinthe. Vous lisez trop répète Stavrov, tu lis beaucoup trop czytasz za dużo – Le dire en polonais n'ajoute rien. - Ale jesłi ! J'arrive en rêve, moi Stavrov, dans un cimetière, ma tombe est mon refuge. Elle n'a pas de nom ni de sonnette. Quatre planches l'encadrent sur la tranche, mal fixées par quatre piquets tordus. La terre fuit sous le bois ». Stavrov retrouve la nuit les mêmes entrées de son cimetière : celle d'en haut, difficilement décelable dans le mur en bordure de boulevard, et celle d'en bas, la principale, dans un virge, entre deux gros piliers cannelés. Un temps. Deux respirations face à face. Émilienne repart à l'assaut. «Je suis venue parler des Mazeyrolles, « les deux vieux ».

    - Les plus pauvres ? - Vous comprenez. - Je ne veux plus repartir à l'Asile. Je veux rester dans votre maison. Dans ma maison, ici. Pas de l'autre côté du mur, au Vieillards' Home. C'est pire que de mourir. Ne m'appelez pas Vieux-Stavrov. Tant qu'on y est… - Je vous ai fait visiter six familles d'expulsés, Pan Stavrov. Vous êtes ici largement privilégié. - Je ne viens jamais chez vous, répond Stavrov, sans y être Émiliennement invité. Je participe aux charges. Qu'est-ce que je vous coûte ? que dalle. Ta płyta ! - Vous ne nous convenez plus. » Il lui en a coûté de dire cela.

    Ses narines frémissent, car, oui, les femmes ont des narines. Et Stavrov de se plaindre, c'est trop brutal, dit comme ça. Il n'a même pas cherché, pour sa part, à savoir comment s'étaient réadaptés Evguéni et Alfonsinka, « comment s'appelaient-ils, déjà ? - ...Vous vous en souvenez ? ...c'est déjà trop pour vous ? - Ils étaient dégoûtants ! C'est vous qui m'avez mis à leur place. Vous et votre sœur. On passe vite dans votre maison. À peine arrivé, vite expulsé » - comment dit-on « maison de passe », en polonais ? (dom przejściowy, imprononçable).

    - Vous ne nous convenez plus. Myriam était-elle dégoûtante ?

    - Moins morte que vivante.

    - Vous êtes dur, dit à son tour Émilienne.

    Vieux-Stavrov déstabilisé - lâche que Myriam ni lui ne s'aimaient plus, que leur lit n'était plus agité. Qu'après avoir été répartis par sexes, « moi chez les hommes, elle chez les femmes» les pensionnaires des deux sexes en couples ne se voyaient plus qu'au hasard des toilettes : « Vous vous rendez compte ? » Il poursuit indigné : « Qui êtes-vous dans cet asile ? Qui vous donne le pouvoir ? - Vous avez été fonctionnaire administratif. La langue s'en ressent. Mais je me « rends compte,» comme vous dites.

    - Nous faisions chambre à part depuis mes 55 ans.

    - Mais c'est dégueulasse !

    - Vous ferez pareil, Émilienne. Malgré votre grossièreté. Mais vous n'avez pas d'homme. - En effet, dit-elle. Dites-moi pourquoi vous étiez marié.

    - On ne se marie pas par raison.

    - Je parie que si.

    - Cinquante ans de galère, Émilienne, de galère ! »

    Émilienne est au comble de l'indignation. Sa mimique l'exprime. On ne sait pas ce qu'elle pense. Aucun locataire n'a jamais su ce qu'elle pense : « Aviez-vous des enfants ? 

    - Si je les avais eus, je les aurais toujours. Des enfants ? ..les enfants sont la plaie du couple !

    - Cessez de hurler, voyons ! Rentrez vos yeux ! Monsieur Protopovitch !

    - Nous n'avons eu qu'un seul enfant. Apprenti charcutier. Apprenti jardiniar. J'aurais voulu qu'il devienne quelque chose comme ça. Bien paisible. Bien gagner sa vie.

    - « Paisible » ?

    - ...pas trop d'impôts…

    - ...charcutier ?

    - Commis. Commis charcutier.

    - Qu'est devenu votre fils ?

    Stavrov révèle que Sacha, son fils, est evenu Professeur de Littérature Américaine, Pavillon Lionel-Groulx. - Eh bien, Sèr Protopovitch, eh bien !

    - Depuis, ni bonjour ni bonsoir,ni lettres – même pas homosexuel !

    - Ça vous poursuit.

    Sacha méprise son monde. C'est un fier cul ! Moi aussi, j'ai fait des études ! Moi aussi, j'ai lu en anglais, en espagnol. Les gens s'exprimaient bien mieux de mon temps. Chez les bourgeois. Mon père à moi était chef de gare. Toujours mieux qu'ouvrier verrier, toujours ivrogne, toujours asthmatique.

    Émilienne le regarde. Tel père a eu tel fils.


    - J'ai eu cinq frères et sœurs. J'étais le deuxième, la mauvaise place. » Interrogé, il les présente morts ou retraités. « Ce ne sont pas des professions ! - Ne faites pas d'enfants ».


    X


    Pour le mois de septembre, et sans avoir décidé de rien, les deux sœurs ont reçu sept pèches,

    récolte rabougrie d'un arbre atteint de la cloque. Celles d'arrière-saison prennent un goût de bergamote ou .d'abricot, de peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. « J'en garde six autres, bien rondes, pour moi-même» dit Émilienne. Les noisettes à leur tour, tombées d'une branche du jardin voisin. L'emploi du temps de Stavrov Protopovitch ne mérite pas de s'attarder : au sens occidental du terme, il ne fait rien. Il gratte la terre sans grand but précis. Coupe au vieux sécateur les gourmands du rosier ou déracine les gerbes d'or (ou solidago, le solidage) en les cognant sur un piquet. « Une vie de feignant » dit Émilienne. « Nonchalant » rectifie Stavrov.

    Il dresse l'escabeau sous le lilas pour tailler les drageons (« les branchettes sèches » dit-il, et Émilienne lui fait répéter l'expression pour lui reprendre la prononciation). Ce qui fait presque un an de séjour. L'infirmière appointée ne soutient pas longtemps la raillerie, use aussi d'affection, de celle qu'inspire un vieillard. Un pensionnaire. Il ne faut pas s'abandonner à l'empathie, ce qui entrave toute efficacité du soin. Quand il reviendra de son escapade, Vieux-Stavrov redeviendra ingérable. Mais Johanna la cadette s'y oppose : « Ne lui dis pas que ce qu'il fait ne sert à rien. Il donne du sens aux plantes ». Émilienne a traité sa sœur d'intellectuelle à deux balles. Mais Stavrov laisse sa fenêtre ouverte jusqu'à l'automne, parfois l'hiver.

    À travers la haie de séparation, Émilienne et Johanna profitent de la musique : Mozart, Count Basie, folklore maori. À leur tour elles lui diffusent James Brown, Bunny Weiler. Elles détestent Ferré, supportent Ferrat, découvrent Manset. La Symphonie Celtique, Vach et Beethoben. Elles-mêmes ne parviennent plus à savoir pourquoi exactement il faudrait l'expulser. Les musiques ennuyeuses, traînantes, leur entretiennent le vague-à-l'âme, les « moyennes » les instruisent, et chez lui, à trois ou quatre en fonction des pauses, personnel et pensionnaires de l'enclos consolident leurs amitiés par des liens imprévisibles. À Nico et Stabbs, collègues masculins et peu signifiants car peu approfondis, elles confient leurs appréciations élogieuses : « Il ne reçoit jamais personne ». « Il reste toujours calme, il répand le calme. » « Ce n'est pas comme les Mazeyrolles…

    - Nous nous appelons tous plus ou moins Mazeyrolles. - ...Evguéni, Alfonsinka, toujours plus ou moins leur coup dans le nez –Ils invitaient toujours des plus vieux qu'eux. - Des vieillasses plus dégueulasses. - Johanna ! » Les sœurs s'interrogent en même temps sur leurs liens d'éventuelle parenté avec Vieux-Stavrov, « Protopovitch ». Leurs origines jusqu'ici ne les tourmentaient pas : les malades dépérissent et crèvent, la vie galope.

    « Nous ne savons pas quels seront nos enfants. S'ils seront uniques ou non. Stavrov est notre vieux unique. Il est plus facile d'épier un seul vieux que deux. Nous ne pouvons supposer que Stavrov ou nous-mêmes soyons pourvus des mêmes organes ou méritons de l'être. » Ainsi pensaient-elles. Et lorsque Gospodinn Protopovitch  se parlait seul à mi-voix, dans une langue à elles inconnue, elles se disaient l'une à l'autre qu'il parlait avec Myriam. Il organise avec la Mort une relation de folie. Il est nécessaire de conserver ce nouveau fou de musique, bien qu'elles ne comprennent pas toutes les symphonies. Mais ils doivent tous trois maintenir devant eux, comme une perspective, l'image de l'expulsion : de la maison commune, ou de la vie. Chacun parle à son épouse en faisant la poussière. « Sursis » murmure Johanna. « Joker. Si je veux me promener, il n'insistera pas pour conduire. Il me suivra. Si les douleurs de genou me reprennent, il me frictionnera du même onguent que lui. Il ne fera plus de scènes, moins qu'à sa femme qu'il aimait peu. Juste désorienté pour toujours, d'une délicatesse extrême.

    - Demande-lui de visiter le prieuré de Lencloître. Il te jouera de l'orgue. Je parierais qu'il sait jouer de l'orgue. Je chanterais avec vous » Johanna lance à Émilienne un regard acéré, le cas de Stavrov n'est pas réglé car tout a brûlé dans le court-circuit du 19 six jours avant Noël. Émilienne et Johanna font de lui ce qu'elles veulent mais il les conduit comme il veut. Myriam écrivait la vie n'est pas drôle toujours au moins ce journal n'aura-t-il pas brûlé car les sœurs gérantes l'ont confisqué pour le lire : il serait sans exemple qu'un pensionnaire se fût enregistré en possession d'un tel document. Je vaux mieux dit Johanna que mère et sœur ensemble. Émilienne est jalouse Je veux épouser cet homme - Est-ce que je ne te suffis plus ? Johanna veut un homme pour jouir au jeu des parois palpitant autour du cylindre les hommes autour de nous ne manquent pas Johanna répondit qu'ils seraient bien trop rêches et que seul Vieux-Stavrov présenterait le satin souhaité.

    «Va trouver le neveu.

    Vingt pas séparent les deux parties de la maison, celle où vivent les filles, celle ou vit le vieux. Autour des murs vétustes foisonne un vieux jardin où les jambes s'embarrassent. Émilienne Elle demandera des précisions : servante, ou compagne. Posera ses exigences ou ses conditions de travail. D'autres viendront compléter le lot, se glisser dans son lit comme elle espère, mais consciemment, dans ses débris d'éducation chrétienne, elle aimerait des hommes qui tournent et collent, et dont le corps pèse sur le bas du ventre. « Elle ne s'en tiendra pas là » dit Émilienne. « Johanna veut vous épouser. Je nettoierais votre linge, et celui d'autres pensionnaires qui emménagerons chez vous. Le Vieillards'Home redevient trop petit. - Mais c'est vous que j'aime, dit le Vieux. Vos parois papillonneraient sur moi. Cela nous fatiguerait peu. Il éclate de rire comme un puceau qui vient d'en lâcher une bien bonne.

    - Ma sœur Johanna…

    - ...Pourquoi pas vous ? » Stavrov la prend par les mains, l'assoit sous les clématites du vieux banc le banc. Il demande pourquoi il n'aurait plus le choix ; s'il a passé le temps d'aimer : « Je n'ai plus qu'à dire merci ? d'être réaliste  ? Depuis trois mois vous me brandissez l'expulsion, et vous me serrez encore ?

    - J'évitais le plus possible d'en parler, monsieur Stavrov. » Il sourit : « Je pense à ma femme, la morte. À ce qu'elle en penserait. Pourtant je m'en foutais pas mal.

    - D'elle ?

    - ...de ce qu'elle pensait ; ce que vous pensez toutes - Johanna ! vous écoutiez ? »

    Cette dernière entre avec décision derrière lui, dans l'ancien logis des vieux Turkovitch- Mazeyrolles. Refermant les armoires béantes. Marquant d'un feutre rouge les plus délabrées, plus une gazinière hors d'usage et trois caisses. Jamais Stavrov n'aurait marqué son territoire. Le voici expatrié dans sa demeure. Un jour partager la foule d'un cimetière. Émilienne et Stavrov suivent leur rivale et guettent ses allées et venues, approuvent les projets de désinstallations et installations dont elle jette des phrases indistinctes plus ou moins : « J'enverrai débarrasser dès cet après-midi ». Stavrov exprime sa satisfaction par des mots qu'il pense appropriés, comme « esthétique ». Johanna se tourne vers lui sans ralentir le pas : « Vous aurez de la place. Ne serait-ce que d'avoir fermé toutes ces armoires. « Cendres de l'incendie du 10 août », pourquoi conserver ce bocal ?

    Cette carte murale du front de 1915, pourquoi la déplier ? Ces soldats plus loin qui vous fixent, comme des vivants. « D'abord, Vieux-Stavrov » dit-elle avec autorité « vous allez recevoir tous nos amis. Ces employés qui vous entrevoyaient à peine. Vous pourrez vous contempler tout autour d'une table. Vous parler, peut-être : aucun interdit, aucune hiérarchie.  Ma sœur et moi ferons tous les préparatifs, cuisine, plan de table. Ne vous occupez de rien. Vous entrerez dans notre famille, car le patronyme n'est pas tout, Pan Protopovitch.

    - Pas de grands-mères ! Surtout pas de vieilles !

    - Vous n'en aurez pas, Pan Protopovitch, nous serons deux jeunes femmes, pour les empêcher d'entrer.

    - Pourquoi donc, Vieux-Stavrov, n'aviez-vous jamais eu d'amis ? » demande Émilienne. Mais le moyen de répondre à cela. Émilienne se laisse distancer par les deux amoureux et repart dans sa section en battant la porte. C'est à Johanna seule que répond Stavrov : Myriam et lui se sont vus rejetés à l'asile, et presque plus personne n'est venu les voir. Ensuite, à l'intérieur même des établissements, leur condition de couple n'a rien amélioré, les rares veufs et les nombreuses veuves leur faisant des gueules d'envie. Les visites se sont espacées, puis les visiteurs sont morts, au loin, sans que personne songe à les en avertir. De bienfaisants murs protecteurs se sont élevées autour du couple qu'ils formaient, une tour pour elle, une pour lui. Deux années ont suffi pour que la crainte de la contagion des morts fasse des deux vieux fous un motif d'éloignement. « Mais nous n'étions pas fou . Pas moi ». Il ne faut pas longtemps à l'enquêtrice pour découvrir l'inconcevable : Stavrov ne fut interné que pour accompagner sa propre épouse. Nulle instance administrative ou médicale n'aura trouvé à y redire. Stavrov se met à pleurer, provoquant chez sa prétendante un retrait offusqué : « J'ai horreur de la sensiblerie dit-elle. Si vous en avez souvent souffert, Myriam en a subi un profond déséquilibre.

    - Possible répond-il en s'essuyant l'œil. Les jeunes personnes se montrent plus volontiers rétrogrades que leurs aînées. - Possible, dit Johanna. Et puis, cessez de répéter sans cesse les moindres réflexions. - Myriam était devenue un vrai tas de larmes. Elle pleurait de pleurer. - L'avez-vous aimée, au moins ? - Je ne m'en souviens plus. C'est Émilienne que j'aime. - C'est moi, Stavrov, qui veut vous épouser. » Elle plante un baiser sur son front, détale.


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    Repas de fiançailles, où le sang coula, et ce qu'il en advint


    L'histoire bégaye, se traîne. Souvent c'est un repas qui permet l'éclosion du fait. Les armoires bâillantes ont repoussé leurs portes sur le vide, ou sont parties en brocante. Ne reste que le nécessaire. Notons la présence solide d'un bas de buffet foncé, avec rosaces sur les battants. Et puis la table mise. S'il était une femme, Stavrov se maquillerait. Pour sa première entrée, Mrs Bove, se présente seule, jeune, en robe rouge . Coton, col rond. « Les enfants sont à la maison » claironne-t-elle. « Pas si jeune que ça » ronchonne Stavrov. Émilienne la serre dans ses bras : « Nous les verrons une autre fois ». Stavrov est contrarié : elle aime donc les enfants, cette soignante .

    Émilienne installe Bove en face du buffet. Elles s'appellent par leur nom de famille, ce qui résonne étrangement chez des femmes. Stavrov s' nterroge à mi-voix : « Tu en voudrais ?… toi ?… des enfants ?...  «  ...Vous qui appréciez les beaux meubles ! » Elles se vouvoient. Stavrov perd le sens des conventions sociales. Après tout, chacun lui connaît, depuis l'enfance, un air effaré. Émilienne lui chante du coin des lèvres, en passant, qu'il ferait mieux de cesser les messes basses, et de se tenir droit. Non, il n'aura pas d'enfants d'Émilienne. Et ce buffet Mazeyrolles, il me semble

    l'avoir toujours vu à la même place. Mais depuis combien de temps n'a-t-il pas quitté cette pièce pour la dernière fois ? « Ta vue baisse » dit Émilienne.

    - ...si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C'est moi l'invitée… vous permettez que je téléphone ?

    - Comment donc…

    - Je suis chez moi, il me semble ? cela se dit. Make yourself at home, c'est bien cela ?

    - Autant qu'il me plaira ». Émilienne articule entre ses dents, pour être entendue. Vieux-Stavrov éprouve alors le sentiment fané d'un déjà vu, déjà vécu allô ? Géraldine, Abdel, n'arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! (« et surtout ne vous fardez pas », ajoute-t-elle) – le « déjà vu » se dissipe. Mais Bove a répété ce rôle dans toutes les soirées qu'elle juge hypocrites Écoute-moi bien, Stavrov, dit Johanna cette fois, il s'agit de nos fiançailles ; si je te reprends à faire à mi-voix des commentaires désobligeants…

     - ...je ne suis pas désobligeant…

    - ...sur nos amis…

    - ...ce ne sont pas mes amis…

    Il ajoute qu'on ne l'entend pas, elle affirme le contraire, Bove renfourne dans son sac le Motorola de 650g, informant l'auditoire que ses enfants, à elle, vont mieux à présent, sont devenus autonomes  - nous sommes encore à l'étroit rue des Juives, dit-elle, premier étage comme pour donner envie de la visiter, ajoutant que d'ici peu, elle aurait la jouissance du palier d'en face, et des trois pièces en vis-à-vis. Stavrov se fait repréciser l'adresse : « Rue des Juives ? - Rue des Juives ! je précise, minaude Mme Bove, que je ne suis pas israélite. - Pourtant, ajoute Johanna, pointant son nez à cet instant précis, pas mal de juives sont rousses, exactement comme vous ». Suivent des considérations ineptes, Vous n'avez pas le type juif, Qu'est-ce que c'est que le type juif, ainsi que des mots commençant par y, et Stavrov, pendant ce temps, s'emmerde et ne boit pas.

    Bove trouve toujours la bonne pointe, détourne les propos, joue les maîtresses de maison, car après tout, dans cette demi-demeure à deux pas du Vieillards'Home, c'est elle qui a recommandé telles plinthes et non telles autres, tels rebords de fenêtres aux teintes plus crémeuses, tel vernis à meuble plus chaud. Jamais les deux sœurs n'en ont parlé, c'était bien avant l'emménagement de Stavrov, pendant une absence d'Evguéni et d'Alfonsinka : ils étaient partis à Villefranche-sur-Saône, leur dernier voyage, pour « raisons de famille » (un vague enterrement), et au retour, quelle surprise ! l'intérieur tout refait à neuf, sans avoir été consultées, avec l'aide insistante et précieuse d'une certaine Mme Bove, décoratrice et antiquaire !

    Ainsi s'explique l'invitation lancée à cette grande dame (ou qui voudrait l'être) aux fiançailles officieuses d'un ex-vieillard et d'une trop jeune femme, Johanna, qu'il n'aime pas. C'est Émilienne que Stavrov voulait épouser, Émilienne qui trouve que justement, cette intruse, Mrs. Bove, qu'il a bien fallu inviter, prendre toute la place. Elle inspire à fond pour lui rappeler vertement d'où elle est venue, quand Vieux-Stavrov son futur beau-frère lui intime : « Mets ton disque. - En plein repas ? - Et comment ! Good bye stranger, please». Émilienne fond de reconnaissance. Elle adore être aimée, même sans le rendre. Ce chef-d''œuvre des Super-Clodos représente pour Vieux-Stavrov le sommet des bonheurs, il l'écoute les yeux noyés, revoyant en rêve la déclaration d'amour qu'il lui ferait, sans cesse, en boucle, car il n'est pas une note, pas un accord, qui ne personnalise exactement Émilienne, tant qu'elle ne parle pas, tant qu'elle ne vit pas, tant qu'elle ne partage aucune vie avec qui que ce soit. Cependant les paroles réelles, en anglais, révèlent une cruauté inconcevable, celle d'un séducteur en série, mais il faut que je parte / (« qu'importent les dégâts ») (car je veux rester libre, quoi qu'il advienne, et jeune à jamais) – déchirement de part et d'autre, abandons mortels et frivolités suicidaires - « que se passe-t-il dans cette maison » what's going on in this house? dit Bove en se rasseyant.

    Elle rajuste sa jupe et reprend du hors-d'œuvre. C'est une merveilleuse institution que les repas : les comptes s'y règlent, tout s'y embrouille ou se dénoue, carnet scolaire ou journal intime s'y exhibent, pour humilier le garçon publiquement. Devant tout le monde. Tout règne dans le sens dessus-dessous. Émilienne peut bien s'absenter en cuisine, passer le relais à sa jeune sœur en l'abandonnant aux conséquences de son antisémitisme soudain, deux masques peuvent surgir sur le seuil, blancs sur tout le visage comme à Venise et dépourvus de tous compléments ornementaux (moustaches dessinées ou fards tartinés), mais la Vénétie est bien loin. Johanna est furieuse. Elle en veut à tant de monde qui grouille, puisque le vieux, celui qu'elle aime, en aime une autre !

    Bove ayant la bouche pleine, c'est sur les deux travestis que se jette son exaspération : masques de Venise ! capes en « domino » ! quel échinage ! je t'en foutrais ! Fiancée fantôme ! Les autres : Aimer Stavrov ? une telle épave ! Johanna : « Vos épées !  » Elle s'en empare, les confisque. Ce sont des épées de carton. Bove déglutit, bouffe comme une cave qui s'effondre. La bouche mi-pleine, elle trouve l'altercation « rigolote », « bouche-trou ». C'est bien cela : à peine mange-t-on, boit-on, tout dérape. Johanna hausse le ton, bientôt crie ; que les masques se taisent, elle reproche leur silence ; qu'ils répondent, elle les engueule pour leur insolence. « Installez-vous, prenez les premières places ! » Je ne sais plus dans quelles régions les fêteux disposaient un plat pour le pauvre, après quoi les barres de fermeture closaient soigneusement les portes. Alors les Vénitiens du pauvre, en dehors de tout carton d'invitation, s'installent et s'emparent de tout ce qu'ils trouvent, tandis que Johanna gesticule.

    Bove doit prendre la parole. Sans connaître personne d'autre qu'Émilienne, elle invective aimablement la sœur cadette, qui partait déjà : bonne scène, à prolonger. S'il y avait du silence, crie-t-elle la bouche pleine, ou si vous les laissiez parler, vous les reconnaîtriez : « Nico ! … Stabbs !... » - que la maîtresse de demi-maison introduisit par la cuisine, où ils se sont grimés : Nico est un infirmier, frisé, colossal et homosexuel. Stabbs est un intrigant, l'amant d' Émilienne, forcément hétérosexuel.  « Mrs Bove, dit le vieux, qui traîne partout, et s'emmerde, Émilienne vous aura dit cela en cuisine. - Old Man, je reste en place, je mange sans trop bouger, mais j'observe tout. Vous passez d'un groupe à l'autre en lâchant un mot par-ci, un bruit de pet par là. Comment faites-vous » - elle tourne vers Johanna, de petite taille, ses joues gonflées de Hasenpastete et parle entre les bouchées de Zwiebelkonfitüre - « pour aimer ce demi clochard qui s'invite ? » Émilienne est revenue tout entendre, car en ces circonstances la maîtresse accompagne va aussi de l'un à l'autre, mais pour entretenir la flamme.

    Bove la rouge, aussitôt dit aussitôt oublié, répète à Stavrov qu'elle a dû laisser sa fille et son fils entre les mains d'une gardienne inexpérimentée, qu'elle-même s'est libérée vite vite en prévision d'une grande bombance » et qu'Émilienne « est tout de même bizarre » : «À qui doit-elle ce magnifique intérieur pour trois fois rien », pour conclure avec la plus parfaite mauvaise foi qu'elle se sent seule et n'a plus que le choix de manger « tout ce que son bras peut atteindre ». Elle ne se méfierait pas de Émilienne, qui lui a payé « rubis sur l'ongle », çiviye ödenen. Mais ce fut difficile, croyez-moi : elle discutait tout point par point… - J'aurais fait comme elle » interrompt Vieux-Stavrov. C'est autour d'eux que se concentre l'attention de tous ces ennuyés qui sont entrés, eux aussi, par l'arrière-cuisine.

    Les costumes faux Venise d'occasion sont froissés, inspectés, pour finir ôtés par la tête comme deux chandails qu'ils sont, les déguisés rajustent leurs masques, enlevez donc tout de suite dit Émilienne ces atroces larve blanches puisque aussi bien le personnel ici présent, désormais dans son entier, les a identifies.

    Stabbs, anglophone de naissance, proteste de toutes ses forces. Il affirme en néerlandais que sous son masque de Venise, à même la peau, il porte un autre masque. Ik draag een ander masker. Émilienne répond que c'est effrayant, et de mauvais goût. Qu'ils enlèvent tout cela et se servent l'apéritif. Pourquoi sont-ils venus ? demande Stavrov à mi-voix. Ils ne m'aiment pas du tout. C'est pis encore, Stavrov : tu les indiffères. Ce ne sont même pas leurs frères. Juste les employés, vaguement amourachés l'un de l'autre,

    Il arrive que des homosexuels s'éprennent d'un autre et baisent ailleurs encore. Ils sont aussi complexes que tous. Pédés, non. Bourrés, si. Bovette et Vieux-Stavrov, invités malgré eux à leur propre destin, se font une complicité. Stabbs prétend avoir bâti lui-même toute cette maison de fête. Stavrov n'en croit rien « Mais nous n'avions pas le permis de construire. - Pourquoi prenez-vous cet accent ridicule ? (…) Pourquoi prétendez-vous avoir tout hypothéqué ? » Stabbs change d'accent.

    Les repas sont le lieu de tous les interdits, de tous les rites à violer. La parole s'évade des bouches. Il ne reste plus rien. Voilà pourquoi duels, enlèvements, repas sont une nourriture indispensable. « Fausse piste » souffle Bove - en pleine déglutition, dans sa robe rouge moulante. Les deux compères masculins prennent ce qu'ils croient des voix de femmes, Boulgakov est le Diable, à l'autre bout des pièces on vire à grand fracas un Noir et sa femme : « Je ne veux pas de Nègre à ma réception. À plus forte raison si sa femme est blanche ». Et Stavrov, la veille, avait acquiescé : « Avec l'âge, on a de ces faiblesses. » Bove prétend sans preuve que le vieil homme ne comprend pas Émilienne, tandis que sa décoratrice, qui vous parle en personne, peut décrire tout l'intérieur mental de cette femme.

    Tout le monde se bouscule vers la cuisine en riant. Le Vieux et Bove la Rouge se touchent, elle secoue sur son revers ses cheveux roux. La normalité remonte par capillarité. J'aimerais habiter lui dit-il une simple chambre où rien ne changerait jusqu'à la mort. Et moi dit Mrs Bove naviguer vers elle jusqu'à ce qu'elle me cueille au détour d'un hôtel, sous la décharge spermatique d'un portier.

    Les Noirs sont expulsés. Leurs enfants les attendaient près du vestiaires : «Mes chéris, nous n'entrerons ni les uns ni les autres. Un jour vous grandirez, nous serons grands-parents, vous aurez la revanche ». Expulsion, réintégration. Ceux qui se soûlent encore à la cuisine, entre blancs bien-portants. Stavrov et Bove laissés seuls, Je n'ai pas de plaisir dit-il à rester avec vous. Ni moi dit-elle. Délicatesse de la drague infuse. « Je me souviens d'un bijoutier pédé… - Vos propos sont déplacés dans la bouche d'un vieil homme de 72 ans !

    - Il s'est fait dépouiller par sa femme, c'était un bijoutier noir, et 8 millions dans l'immobilier. Je m'en suis foutu sur l'instant. La ville où je vivais parlait d'eux, mais j'aimerais parler de Myriam, à présent qu'elle vient de mourir ; c'est cette femme-là, cette voleuse, qui est devenue la mienne. Et l'homme expulsé, ce soir, le Noir remarié - c'était son premier mari. À présent il serait veuf. J'ai besoin de parler d'elle, à la première personne rouge que je vois. Myriam était une Juive de la Martinique, des tout premiers, vers seize cent cinquante. « ...Depuis, je déteste tous les accents, noir, martiniquais, Louisiane et Pays-Bas ».

    Bove savait de petits fragments de tout cela par Émilienne, qui par politesse comble souvent les trous des conversations par les confidences des autres. « Votre bijoutier se plaignait sans cesse. Le monde est petit, même sur l'autre rive de l'Atlantique ». Émilienne était épuisée de l'entendre. Pas question pour les deux sœurs d'héberger si peu que ce soit la Bove au Vieillards'Home (l'idée vient de Stavrov ; ce nom hybride fait tache dans l'annuaire. At Old People's répète Émilienne).

    - Nous ne sommes plus en Louisiane, ni à Grand-Rivière. J'approuve l'expulsion du bijoutier, le plus insignifiant des Caraïbes. Nous n'avons plus rien à lui dire. Personne ne le tuera. « Madame Bove, vous faites votre intéressante avec moi. Ils nous laissent seuls pour que nous nous parlions.

    - « Ils » ?

    - Elles. Pour nous marier.

    - Monsieur Stavrov, soyons sérieux : je n'ai que 58 ans ! Et tout ce remuement, n'est-ce pas justement pour vos fiançailles avec Miss Djett ? ...voulez-vous dire que je serais votre maîtresse ? ...vous soulevez donc encore la viande ? Vieil impuissant… Je suis entrée sans mes neveux et nièces, des amis me les gardent au jardin, ils sont à l'abri de vos ouvertures de braguette. Bien couverts, sans risque de rhumes. Je les rendrai à mon frère Dieu merci. Et vous par-dessus le marché. Trois pièces, bien encombrées.

    « Prêtez-moi donc plutôt votre jardin. Du moins la plate-bande qui entoure la maison. Et le ciment autour de la bordure. Ils leur faut de l'espace, vous aurez des hurlements jusqu'au ciel. » Stavrov répond qu'il lui reste à peu près quinze ans à vivre, qu'il lui faut tout son espace, Lebensraum, espace vital. « John, Java, Soniechka, retournez jouer dans le jardin, ne tombez pas sur le ciment mais dans les massifs – deux des petits mâles sont des filles, Herr Doktor. » Suivent d'autres recommandations, de ne pas creuser de trous, de ne rien arracher – Ciaire-Alice, Émilienne, vous voici, où étiez-vous tout ce temps ?

    - Nous revenons tous, Vieux-Stavrov, le bijoutier s'est fait supprimer, comme vous lesaviez sans doute, comme vous le souhaitiez. » Stavrov déglutit en baissant la tête, balayant l'air de sa main droite. Enfin nous allons repasser à table. Vous voilà bien débarrassé. » « Tu m'annonces cela le sourire aux lèvres » pense Stavrov, « en effet, je n'ai jamais toléré l'idée que son chaste corps ait pu céder aux assauts d'un bijoutier de troisième ordre » - Maman, est-ce qu'il y a de grands jardins après la mort ? - Nous n'avons pas voulu te prévenir, pour les enfants… -Mais ces petits salauds ont deviné tout de suite, complète Bove. Émilienne pose un baiser qui éclate sur et sous le front de Stavrov. « Tu te serais inquiété.- Je serais mort, comme Myriam, dit Stavrov. Mais on sent bien que son épouse n'est qu'un point dappui de coude avec lequel il balance ses combats dans la gueule des autres.

    Émilienne, à Miss Bove : « Ça lui passera. » <Elle se tourne vers le Vieux-Stavrov : « Vous ne nous facilitez pas la tâche, aujourd'hui : résigné, teigneux, brusque !

    - Ni vous, Émilienne : pourquoi m'avoir abandonné entre ces deux masques ? Pourquoi ces enfants lancés dans mes pattes ? Pourquoi ne puis-je voir ma fiancée, Johanna ? Miss Bove est charmante : pourquoi la lancer sur moi ? Dois-je vraiment rejoindre un état confusionnel ? »

    Faute de mieux, Bove a ri. Stavrov l'imite.

    X

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    Je ne sais ce qui se passe. Toujours la rue doit prendre le dessus. L'air jusqu'ici tout à fait silencieux résonne de klaxons emmêlés et violents. Émilienne se précipite, traverse au pas de charge la salle à manger avec ses longs bureaux encombrés de manger. Stabbs et Nico, infirmiers en civil, déposent à cet instant précis, aux seuls endroits encore libres, un plateau de charcutailles. Dehors le hourvari se précise, la porte-fenêtre cède sous la poussée. Il faut que la rue prenne toute sa place, déteigne, charrie son roulement : nous vivons un monde dangereux, cerné de routines intéressées, tout peut cesser d'un moment à l'autre, comprenez-vous ? Parois qui s'effondre, seul convient le chaos pour rendre compte de la vie humaine.

    Elle revient plus haut à chaque fois, la marée des corps et des vins. Vins morts et corps frelatés. Émilienne tient tête à des négociateurs, deux vieux mâle et femelle se déchaînent. Partout confusion, nulle part construction. Je vais enfin souffrir. Les autres se servent comme ils l'ont toujours fait. Stabbs et Nico dont personne ne se soucie plus disposent méticuleusement, parmi le jeu de table, des rondelles de mortadelle aux câpres. Le nombre de concurrents à la prise en charge augmente considérablement. Des agents de police montre une exaspération perplexe : on ne frappe pas les vieux. La bouche de l'homme s'ouvre ente tout ses poils, et c'est le pisseux caprin d'une barbiche mais c'est le vieil Evguéni ! s'exclame le veux Stavrov.

    Et à partir de ce moment, tout le monde crie.

    Émilienne crochète Stavrov par le cou, le tutoie Comment peux-tu le reconnaître – Tu sais crie l'ancêtre dans le tumulte, je reconnais tout le monde. Dis-toi ça.

    - Nous sommes relâchés, dit Alfonsinka ; nulle part où aller. Il n'y a pas de place pour tout le monde ; nos infirmiers nous fournissaient de l'alcool. À présent il faut payer.

    - C'est un comble, dit Émilienne.

    - Nous sommes obligés de vous inviter, dit Nico, frisé, calme et homosexuel. C'est de l'hospitalité forcée. Voyez l'heure ! » - il montre, descendue du plafond, une lourde horloge contournée de Grand Central. Stabbs propose aux deux infortunés de dormir chez lui. « Pour que nous vivions ensemble ? » Vieux-Stavrov s'indigne. « Serrés, emprisonnés ? » Mes peuples. Tous mes peuples sont passés par ses chemins, et avant eux les singes et les primates. Nous ne sommes que du sel et de l'eau. « C'est à toi seul que j'ai prêté le pavillon ; pas à d'autres. » « Je veux officialiser notre amitié.

    - Quelle amitié ? » Stavrov incohère. Il n'a jamais été question qu'il prête un pavillon dont il est un hôte, uniquement un hôte. Stabbs et Nico n'ont pas eu de relations avec lui. Stabbs, amant de Émilienne, ne lui suggère que répulsion. Nico et ses boucles grossières n'aurait suscité chez lui que refus purement homophobique. Il grommelle quelques réflexions dont les seuls mots audibles ont une parenté avec « tarlouze », « tafiole » et autres injures. Autour de lui la gêne s'étend. Personne ne l'a connu aussi grossier. Evguéni et Alfonsinka roulent des yeux effarés de l'un à l'autre, puis les reportent jumellement sur le Vieux plus jeune qu'eux.

    Evguéni et Alfonsinka Mazeyrolles ne savent s'exclamer que ceci :

    « Dis quelque chose, Émilienne Mazeyrolles ! » car c'est le moment de révéler leur homonymie. Je peux bien écrire ce que je veux. « L'oncle Stavrov peut bien vivre tout seul, comme convenu, son entrée reste indépendante, je ne savais pas que des vieillards pouvaient encore se montrer aussi prude ». Ces derniers mots impliquent condamnation. Et comme on doit passer à table, la scène continue. Tout est comme prévu. Les repas : la circonstance la plus pratique, un peu comme la messe. Mortadelle en amuse-gueule et rôti. Personne ne croit en ce qu'il mange. Je ne savais pas que je deviendrais impuissant si vite : les conversations tutoient les sommets de la platitude, et pourtant, tout cela revêt la plus haute importance.

    Evguéni e tAlfonsinka mangent et s'abreuvent proprement. Ils sont intimidés par l'empesage des serviettes, en banals bonnets d'archevêque. Pourquoi tout repas est-il une cérémonie, et non pas le repassage ou le torchage ? Le très vieux couple oublie ses revendications. Tout le monde oublie toutes ses revendications. Nous ne sommes pas dans un livre de lecture du premier cycle. Personne ne boit avec excès. Personne ne flirte. Personne ne sait où il dormira ce soir. Nico l'infirmier, dont il fut récemment question, semble avoir transformé cette célébration du masticage en l'un de ces bals où personne ne veut avouer sa tare profonde, sa tare évidente. L'essentiel est d'avoir pu fuir, juste une heure ou deux, ou trois, cet épouvantable asile où tout est réglementé, jusqu'à la taille des pansements.

    Ah, je m'arrache pour vous. Ah, que je souffre. Stavrov, à côté des Mazeyrolles, leur passe tous ses meilleurs morceaux. Il en oublie son nom de famille, qu'il a dissimulé « à la slave » pour ne pas se faire remarquer. Il le révèle aux authentiques Mazeyrolles, dont les véritables liens de parenté restent indéfinissables, indémontrables. Evguéni fronce les sourcils, avale en se tirant (alternativement) la barbe. Tu ne m'as pas reconnu dans le train. - Ma foi, quel train ? De quoi parle-t-on ? Alfonsinka rôle des yeux, roule la bouffe dans sa bouche et déglutit sans boire. « Vous êtes les cousins de Myriam !

    - Quelle Myriam ?

    - Ma femme, ma feue femme, qui est morte… C'est une authentique Mazeyrolles. Moi, c'est Protopovitch. » Evguéni se cure les dents et réclame « une description, vite une descriptions de ces cousins, homme et femme ». « Facile, dit Stavrov : elle n'a qu'une seule dent, sur le devant, une canine. Elle soigne sa chevelure, oxygénée, peroxydée, qu'elle tire en chignon l'été. Sa voix porte loin, vous diriez une poissarde. Et jamais vous ne l'entendriez parler de la mort. Elle déteste cette conversation.

    - Je n'ai rien de commun avec cette femme », déclare Alfonsinka.

    - Je ne suis pas cette femme, confirme Evguéni. Alfonsinka explose C'est tout le contraire de moi, j'ai tout un squelette à habiller, moi (« toute ma vie j'ai vu des gens se permettre tout ce que je m'était interdit, à présent je suis libre, etc.) - je suis brune, piquante, à long nez » - Étais - chacun joue son numéro, dans un ricanement perpétuel, «qui sont ces gens, répète-t-elle, qui sont ces gens,malgré mon grand âge il faut qu'on me respecte curieuse époque où l'on doit s'excuser d'être vieux d'être incohérent je ne me rappelle même pas les avoir vus au Vieillards'Home » Evguéni exige enfin de son épouse qu'elle se taise, qu'elle se taise nom de Dieu il ne peut plus placer un mot. À leurs deux oreilles (la droite de l'une, la gauche de l'autre) Stavrov confie la crainte qu'il éprouve de les voir eux-mêmes revenir, eux-mêmes s'installer à sa place, se réinstaller, retrouver leurs habitudes. et leur vieux papier moisi aux murs, j'ai compris ce jour-là ce que c'était de « touiller » et de « brouiller » en posant au génie. Mais déjà les oreilles se sont éloignées, les têtes aussi, les deux Mazeyrolles misérablement se glissant le long des fauteuils de table à travers la salle à manger, haillonneux, graillonneux, insupportables et subreptices. Il fait chaud, très chaud. A gauche de la table Émilienne s'est retranchée dans son contentement, exhibée derrière sa barrière, inexplicable (« une Vierge d'Annonciation »), suivant des yeux (le reste est immobile) cette lente dérive latérale des Mazeyrolles qui les mène à ces pièces du fond où jamais pensionnaire n'a pu survivre plus d'un hiver et demi.

    À côté d'elle Miss Bove sans le moindre accent demande ce qu'ils font, à part se donner de l'agitation, comme il arrive à ceux qui vont disparaître en s'imaginant qu'on se souvient d'eux. Ils découvrent d'autres meubles des couches précédentes, plus délabrées encore, montrant ce qu'ils seront, les vieux papiers qu'ils laisseront sur les fonds pourris. Dans leur dos, très loin, l'amant Stabbs mâche en entassant la viande entre ses joues pleines. Leurs vies et leurs ventres se sont frottés l'un à l'autre, meubles et cœurs vides à jamais battant sur le vide. Ils n'ont rien déplacé ni vendu. Ils ont vécu longtemps d'abord loin d'ici, et toutes les armoires se ressemblent.

    Retour des deux amants suivis des yeux par tous ceux qui les suivaient d'une embrasure à l'autre, comme s'ils nourrissaient plus l'assemblée que tous les plats dont on l'assomme. L'homme épaissi semble-t-il par tant de passé et de poids obture toute la porte et renfonce le béret qu'il extrait de sa poche . De sa voix sourde et forte il reprend possession des lieux, rabâche qu'il se réinstalle, avec Alfonsinka, sa co-éternelle,, que la maison sera bien toujours assez grande, qu'il a toujours payé scrupuleusement ses loyers, son eau, son électricité, son gaz. « Il mourra d'un coup » dit Bove au milieu d'un silence épais. Les vieux Mazeyrolles hantent l'espace entier où l'on mange. Ils repartent tous deux parcourir le sombre.

    Comme il est difficile de reprendre sa bouchée en plein milieu de mâchoire, de respirer sur le fumet des viandes ce vieux parfum acide des vieux épidermes contrariés, qui après leur passage les suit comme un sillage – piège les vivants tout autour de la table. Johanna Mazeyrolle 23 ans cheveux noirs, lèvres rouges, émet bruyamment le vœu d'attirer à son tour l'attention : ses funérailles (elle se reprend) ses fiançailles forcées sont célébrées ce jour même, à ce repas même, et la vedette devrait lui être accordée. Car ce n'est pas elle, Miss Johanna, dont le Vieux Fiancé est « amoureux », mais sa sœur et néanmoins bien aimée Émilienne, que tout le monde admire la bouche pleine.

    Cet avant-propos, qui laisse présager du pire, est accueilli avec enthousiasme, tant il est vrai que l'ennui et la peur sont les vrais moteurs de l'homme ; ajoutons-y l'envie. Peur en particulier (revenons-y) de la vieillesse, possédât-on la meilleure institution de l'arrondissement.

    Il y a trop de vieux autour de cette table.

    « Ma vie se passe à voir défiler toute la déchéance humaine du monde. J'espère voir un jour tout le quartier purgé de ses vieilles loques, par confiscations d'appartements spécialisés, puis relégations en crevoirs honnêtes et pudiques. À vingt-trois ans et six mois, il est temps de jouer le rôle exceptionnel que je me suis choisi depuis l'enfance : éprouver de l'amour, inspirer le respect, dégager du mystère. Continuez à manger je vous prie. Vieux-Stavrov ici présent, fiancé malgré moi, et malgré lui, Émilienne tais-toi, ne m'a offert ni bague ni cadeau que ce soit, pas même une banane

    « Il a déposé pour ma sœur aînée des sommes non négligeables sur un compte d'épargne à son nom, on a savings account in her name. Il n'y a ici que des hommes rassis, de tous les âges. Je ne suis appréciée de personne. » Johanna Mazeyrolles laisse entendre que même si elle montrait son cul, personne ne le verrait. Et les autres mangeaient toujours, par peur de la fixer. Stavrov s'étouffait avec son rôti le plus discrètement possible. Lorsque Johanna Mazeyrolles a repris du porc, la conversation,

    la confusion, redeviennent générale. Stavrov, les doigts dans la gorge, se demande ce qu'il va devenir : il n'a que 65 ans ; les cousins éloignés par alliance, 82 et 5. S'ils sont encore ici, c'est que, de l'Autre Monde, Myriam les lui envoie. Maus Evguéni, Alfonsinka, se sont envoyés seuls.

    Ils apparaissent, disparaissent, on ne voit plus qu'eux, surtout pendant leurs absences, tels ces fâcheux de Carnaval, seuls à ne pas s'être déguisés mais soucieux de participer à la fête, errant de toute part, et que l'on voit toujours surgir de tel ou tel coin de la vidéo. Evguéni et Alfonsinka, de tous les groupes, grignotent ici, s''empiffrent là, lèvres toujours pincées, le nez en lame de couteaux. Evguéni protège sa barbe, il est chef de gare en retraite, parle comme un pasteur, prenant bien soin d'avoir vidé sa bouche auparavant.

    Les Mazeyrolles ont envahi une bonne partie de chez moi, constate le Vieux-Stavrov. Émilienne dont il est épris lui fait observer qu'il a usurpé leur espace, qu'ils occupaient ces lieux bien avant lui. Qu'il n'est ici que par faveur. « Nous avons connu nos prédécesseurs, dit Alfonsinka entre deux bouchées. C'étaient aussi des Mazeyrolles. Ils menaients un raffut terrible. A fond du jardin, où il ne pousse plus que des » - ici, voir Nodier, Colette, et autres fanatiques de la botanique prétentieuse et chiante. « Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, dit le chef de gare en lissant sa moustache ; elle a failli faire dérailler le Calais-Bâle. - Ils s'introduisaient chez nous, rajoute Alfonsinka. La vieille soulevait mes couvercles : vous allez manger ça ce soir ? - Encore tout jeunes, reprend Evguéni. Cinquante-trois, cinquante-cinq. Ils voyageaient sans tickets. Leur fils a menacé mes contrôleurs avec son cran d'arrêt. - « Ses » contrôleurs » : ça commence. Tantôt il prêche, tantôt il ment. - Le cran d'arrêt, c'est du vrai. Je suis intervenu. J'ai balancé le fils sur le ballast. Et le schlass (il le tire) je l'ai gardé. »

    « Si vous ne savez pas quoi écrire, faites entrer un home avec un revolver ». Ici une simple navahha, et tout le monde se met à frissonner, empieza a tiritar.

    - Pose ça, pépé.

    Stavrov : « On ne dit pas pépé. »

    Miss Boves s'exclame avec la plus grande vulgarité qu'on aurait pu « lui confisquer ça à l'asile ».

    Stavrov : On ne dit pas « l'asile ».

    Étrange réaction. Étrange syndrome de Stockholm. Alfonsinka calme ses voisins. Se ressert en vin. Justifie son vieux. Il faut se protéger. À tout âge, même si la raison ne suit pas. «La sainteté non plus  ajoute-t-elle. Vieux-Stavrov acquiesce à son tour : Myriam n'était pas une sainte. Cela ressemble aux conversations de l'Est, où chacun reprend au mot près les propos du précédent/. Le centre d'intérêt s'est déplacé sur ces vieux-là, menacés par dédain, réhabilité par inexplicable favoritisme. Tous ressassent dans leur tête les innombrables exemples de brouilles et de réconciliations qui ont éventé leurs vies. Stavrov découvre dans le Vieux l'occasion d'une familiennerité d'expériences.

    Il est un temps où tout ce qui fut vécu se transforme en vaste magma farineux, de ceux qui virent en pâte molle sous le rouleau pâtissier. Tout est réinvention. Tous les repas convertissent au temps cyclique. Ces gens qui bâfrent en s'engueulant sont aussi fatigants, rebattus, que ces familles russes élaborant sans cesse leurs stratégies matrimoniales. Evguéni, peu remarquable à part son bouc pelé, rappelle en pontifiant son rôle sous l'Occupation : « Je fournissais à l'occupant des listes de réquisition : tant de poules, tant de lapins, tant de vaches... » Ensuite, il en mangeait en compagnie des officiers, von Offizieren begleitet. - Tu confonds avec mon oncle, imbécile, grogne Stavrov ; à 18 ans… - ...tu résistais ?

    - Je me cachais, vieux con. » Oui, ils se connaissaient. S'étaient connus du moins, en des vies plus qu'antérieures. L' « altzheimer » du vieux n'arrangeait rien. Stavrov avait épousé une Mazeyrolles, Myriam, dont la mort l'avait moins affecté qu'il ne craignait, sans soupçonner les dégâts serpentent à l'interne, ou bien les avantages, qui savait… Evguéni confondait les exactions d'un de ses fils avec celles qu'il n'avait pas commises. Il se repentait en lieu et place de ce collaborateur mort. Dans les autres récits, les liens familienneux restent eux aussi très mal expliqués. L'auteur se comprend ; mais est-ce bien essentiel. Du côté Mazeyrolles, on était resté pétainiste, jusqu'au 30 juin 1944, où la contre-attaque allemande de Baron-sur-Odon s'était soldée par un échec teuton. Stavrov Prastintiovitch, époux Mazeyrolles, pièce rapportée, engueule ses beaux-parents, les traite d'excessifs et de menteurs, assène des vérités nerveuses : « Jamais je ne vous aurais logés chez moi. Vous n'avez cessé de boire que très récemment. Votre couperose en témoigne encore. »

    - Nos petites-nièces y sont bien, nasille Alfonsinka. Elle devait s'éteindre trois ans plus tard, en refusant de s'alimenter. Une forte femme, aux pommettes saillantes peu à son avantage en cette position défensive. Evguéni et Alfonsinka n'avaient rien accompli de remarquable pendant cette guerre où tant de gens ont fait tant de choses. Au point que les actions imaginaires dont on a comblé romans et films excéderaient de beaucoup les capacités chronologiques ou géographiques de tous les théâtres militaires ou civils possibles. Miss Boves mange. Elle est bien la seule. Isolée, mais pleine de bouffe. Johanna Mazeyrolles, 23 ans, cheveux noirs, lèvres écarlates, petites-filles d'une sœur morte d'Evguéni, remet tous ces discuteurs à leurs places.

    Toujours dans ces repas faciles intervient un élément apaisant, qui recentre les attentions sur les plats. Il faudrait reclasser ce cadre narratif, en étudier les incidences, on dit « l'impact », sur les évolutions, et comparer cela aux effets réels des repas réels sur d'authentiques situations vécues. La mort nous engloutira, soyons libres. « Je paye mon loyer » dit Stavrov. - Quel loyer, Vieux-Stavrov ? Vous êtes ici depuis trois mois, nous n'en avons jamais vu la couleur – on ne vous demande rien, notez. » Pendant ce temps s'éteint avec des bruits de vagues sourdes les conversations guerrières. Une dernière percée a lieu, comme dans les Ardennes, sur le thème des cheminots qui bloquaient les trains trop tard, après les départs des derniers convois de juifs.

    Nous aurions apprécié un débat sur le sexe des anges, la différence entre l'homoousie et l'homoïousie. Mais il faut bien que banalités se passent. Rien ne devrait être banal. L'extermination cheminait silencieuse, sous ses habits d'employés de bureau, ronds-de-cuir et lustrine, pendant que le fracas nimbaient les batteries et les prises de ponts. On s'est aperçu trbp tard que la doublure était bien plus essentielle et atroce que l'endroit – les convois de la mort, que l'on sache, ont bien été conduits par la SNCF ? « J'ai fait de la Résistance » dit Evguéni en hochant la barbe. La grève, pou bloquer les départs de trains. - Après les avoir favorisés pendant quatre ans. - C'est tout ce que nous avons pu faire ! couine Alfonsinka.

    Tout cela n'a de rapport avec rien, toutes ces réflexions furent déjà si souvent malaxées. Il n'y a plus qu'eux pour en prendre la mouche. Pour s'imaginer coupables de tout le monde s'en fout. Le vieux regrette son sifflet de départ, quand les recrues futures tuées chantaient par les portières il est cocu le ch… de g… Il siffle avec la bouche en cul de geline. Il compte à haute voix, éraillée : Miss Bove, One. Vieux-Stavrov : deux. Émilienne, trois, sa sœur Johanna quatre et

    Nico 5. Stabbs (« l'Insolent ») six, plus nous deux, huit ! Jamais nous ne tiendrons tous ! .
    Stabbs suggère (insolemment) qu'à Varsovie, ils seraient moins à l'aise. Le guide montre au musée de Thouars une cage où se pressaient huit personnes. Après s'être chié dessus à bout portant pendant trois jours, elles en ressortaient dingues. Irrécupérables. Ces commentaires détendent l'atmosphère comme on peut le deviner. Le problème. Le grand problème. C'est de savoir qui prendra la place de qui. Nous ne parlons que de cela. Stavrov exige que ces deux énergumènes quittent le terrain sitôt finie la dernière bouchée de dessert. « Tu te serais inquiété.

    - Je serais mort, dit Stavrov.

    - Ça lui passera, murmure Émilienne à Miss Bove.

    Elle se tourne vers Vieux-Stavrov : « Vous ne nous facilitez pas la tâche aujourd'hui. Teigneux, résigné, battu. Remonté. Rien de fixe.

    - Je me fiance avec la mauvaise personne. Tu m'as abandonné pour ces deux masques entretués. Sans la moindre perspective d'adultère. Des enfants m'ont été lâchés dans les pattes. - Vous délirez, stary Stavrov. Le mot n'a été si présent que pour souligner leur absence absolue à cette fête. Vous imaginez-vous des gosses lâchés dans cette empoignade ? Êtes-vous fou ? Pourquoi ignorez-vous ma sœur Anne-Johanna, votre fiancée ? Pourquoi s'attarder auprès de la Bove, cette cruche rougeaude et britannique ? »

    Faute de mieux, Bove a ri. Faute de mieux. Georges l'imite, on lui voit tout le dentier.

    X


    Cela n'a pas de fin. Ni queue ni tête. Au risque d'être rattrapé par la mort. De violents coups de klaxon retentissent dans la rue.

     

    Le problème est tel : comment loger tous les vieillards à bénéfice et rester la conscience nette ? Comment se débarrasser d'une telle affluence de candidats. Est-il certains que tant de destinées rédupliquées presque à l'identique aient été si indispensables. Comment apaiser ces angoisses élémentaires, le dedans, le dehors. Stavrov veut arrêter tous ces frais de bouffe. Johanna la brune lui rappelle encore les loyers qu'il doit : «Trois loyers, Stavrov, trois. Nico veut loger Stabbs chez lui. Stabbs qui n'est pas vieux se sent dragué, s'étrangle sous son spencer Nico ne fait rien pour atténuer cela, déforme les Auteurs en déclamant : « Si ma mère est morte, alors, tout est permis ». Bove s'amuse. Depuis le début, un rien l'amuse. 64 06 07


    Émilienne s'aperçoit de monceaux d'absurdité. « On ne s'ennuie pas chez vous » confie la Bove à Vieux-Stavrov, qui n'est pas chez lui. Un rien amuse Miss Bove. Pour faire diversion au sein de la diversion, elle annonce :

    « Je suis enceinte ». Évidemment, et sottement, tout le monde applaudit. C'est comme un automatisme. Stabbs applaudit en sursaut, disparaît en cuisine, revient en sursaut chargé de desserts sur des présentoirs métalliques. Le temps de l'aller-retour, il est devenu rubicond. Ce qui es étrange à ne pouvoir le définir, avec son teint naturellement verdâtre. Nico l'homosexuel le fixe avec furie : « Toi ! Toi qui disais que la reproduction était la pire tare de l'espèce humaine ! Tu applaudis tellement que tu renverses la sauce au sucre. Stabbs, père présumé, décharge ses bras sur toutes les tables à portée : « Je t'explique ». Anne-Johanna-Johanna supplie qu'on cesse de s'expliquer une bonne fois pour toutes.

    Elle a mal au crâne. On crève de chaud. Ce n'est pas elle qui tomberait enceinte au début de ses fiançailles. À la fin non plus. Nico invective son ami, qui fait des gosses à sa future belle-sœur. Il tire trois balles sur son ami qui s'effondre parmi les pyramides des coupes. Alfonsinka Mazeyrolles, ravie, se précipité sur le téléphone mural, totalement hors d'usage. « Puisque c'est comme ça » s'écrie Émilienne « je ne le suis plus ». Evguéni et Vieux-Stavrov, plus forts que leur âge, transportent le blessé dans une chambre. Stabbs meurt dans la nuit. Nous avons à peine eu le temps de le connaître. Émilienne et sa grossesse avortent. Le temps passe.

    Le 20 août 1992 (2039 n.s.) Nico Sourgueil, arrêté pour meurtre, se rend sans résistance. Le 2 février de l'année suivante (2040) il est déclaré irresponsable 'au moment des faits » et transféré à l'hôpital de Cadillac.

    Le patient Nico S. fait preuve d'une bonne volonté exemplaire dans le suivi de son traitement. Il s'est toujours proposé avec une grande douceur aux travaux de nettoyage et de vaisselle. Il est serviable et raffiné. Nous envisageons de le faire bénéficier de ^permissions de 24h non renouvelables.


    Nico Sourgueil. Regarde-moi bien. Tu ne m'as jamais vu. Pourtant je t'attendais, toi qui casses les codes, et le cours de l'histoire. Et si tu me regardes encore mieux, moi simple infirmier, je dois te rappeler quelqu'un : peau rouge, tifs en pétard, les yeux dans les fonds de trous… Vraiment pas ? ...le petit frère de Stabbs, ça te dit ? 

    - J'ai beaucoup changé.

    - Lui aussi. Même qu'il en est mort.

    - Tu veux que je rembourse ?

    - Ni argent ni vengeance.

    - Il ne m'a jamais parlé de toi.

    - À moi, si. Mon frère a la vie double. Tu l'las descendu sans le connaître. Mais moi je te connais.

    - Je ne me reconnais plus.

    - Un grand calme ! Excité d'un seul coup ! Sans personnalité, qui sème la zone sans prévenir, farces et attrapes, une grosse bouffe et plus rien – pas pédé, attention. Taré. Émilienne se précipite.

    - Six mois de taule contre six mois d'asile. Je te demande pardon pour ton frère.

    - C'est ce qu'on dit. Tu ne comprends même plus l'histoire, ni même tes trouvailles ; ce qu'il faut inventer, ou cacher, tu ne sais plus.

    - Je vous interdis de me tutoyer. Ce n'est pas vous que j'épouserai. Jamais.

    Suivent trois mois de déménagements incessants. Le sujet de Lancelot, c'est la Ferraille. Le sujet de Fleurs et couronnes, c'est le domicile, c'est la Demeure. L'avant-dernière avant le caveau. Le frère de la victime prend tous les soins de l'assassin. Noël l'homo a buté le frère de Stabbs, jadis, naguère. Un homo gras, frisé, mou, a tué le petit maigre. Stabbs, frère du petit maigre, se détourne de l'infirmière aide-soignante-en-sous-cheffe, forme couple puni-punisseur avec le gros lard mou, pousseur de balai entre les lits, en cognant bien les pieds à grands coups de manche pour emmerder les fainéants qui n'ont rien d'autre à foutre que de taper leur déprime pendant que nous on bosse. Et le Stabbs-Frère, celui qui est mort, c'était un malade de l'Établissement Vieillards'Home.

    Toi compris ? Stabbs est un malfrat. Rangé. Repenti. Sans style. Que des phrases courtes. Il bosse à Bègles, dans une imprimerie. Avec une Anne-Johannaxe où des figurants experts reproduisent les anciennes méthodes, avec plaques électrographiques et tout le toutim. Le pédé râle, son gros nez mou le rend aisément reconnaissable une fois sorti du Vieillards'Machin. Il s'est fait virer illico presto. Il fuit de rue en rue, son protecteur court les particuliers pour négocier après telle planque telle autre. De ses cambriolages et de ses condés Stabbs petit ami de Émilienne a tiré tous les tuyaux souhaitables. Il sait tous les arrangements de locataires imprésentables à proprios en cessation de légalité.

    Il flirte avec le recyclage. S'encotonne dans la vie calme. Choisit d'espacer les rencontres de Émilienne. Juste la toucher dans les couloirs fades ne l'enchante plus, quelles que soient les cachettes où l'on baise. Entre hommes pas question. Non non n'insiste pas. Noël veut revoir sa famille. Il est invraisemblable, inconvenant,qu'un pédé possède une famille où que ce soit. Il doit avoir été vidé hors par un coup de pied dans le cul, pas trop près de la raie. Je n'aurais jamais cru que c'était si dur de ne plus voir sa mère. Ses nièces. Il veut revoir la scène du crime. La pièce ou le taudis où sa main lui a échappé. Dans un corps d'homme, avec un poignard au bout. Stabbs lui aussi veut revoir la scène, comme un éléphant revenant sur les os de sa mère. Il n'a jamais vu ce meurtre, mais voir le lieu du crime lui représenterait peut-être la douleur du tué. Il envoie des piques à l'infirmier homosexuel, ne fût-ce que pour le piquer : « Tu as besoin de ta mère. Elle te manque. Tu dois consulter. - Je n'aurais jamais dû me confier » répond l'autre, qui ne s'est jamais, explicitement, confié. - Tu n'as pas changé. Tu ne sauras pas ce que mon frère disait la veille de sa mort. Chacun sa part. Garde-toi le corps et la sensation du couteau qui tourne dans la chair.

    - Je ne l'ai pas fait exprès. »

    Stabbs ne peut s'empêcher de rire.


    X


    « C'est le vent » dit Émilienne

    - C'est Nico, dit Anne-Johanna. »

    Les deux sœurs partagent le même lit, comme deux sœurs le font. Nico erre, de nuit, au rez-de-chaussée, dont il a enjambé la fenêtre. Liberté absolue. Stabbs l'accompagne, et le meurtre, invisible. Ils montent à l'étage, présentent aux deux filles effarées l'éclair d'un schlass aux lumières du chevet vite allumé en hâte. Elles reculent devant le cran d'arrêt qui joue dans le reflet jaune. Ça n'a pas l'air d'une plaisanterie, malgré les protestations empressées du grand Nico : « C'est une blague ! une blague... » Émilienne elle-même ne reconnaît pas son amant : « Je suis le frère de Stabbs. - Il avait donc un frère ? - ...avait ?… avait ? tu ne savais pas que j'étais en deuil et tu m'aimes ? » Les narines de Émilienne se pincent.

    Stabbs a perdu vingt ans. L'assassinat lui va bien. Les reflets ôtent successivement puis reposent la dignité sur son visage, la distinction British. He is a very distinguished man. Voici un aperçu des répliques probables :

    - mais vous êtes fou. - Oh oui !

    - nous sommes surveillées (réseau de caméras, etc.)

    - ils n'y penseront jamais

    - nous vous cacherons ; glissez-vous là » (sous le drap)

    - c'est trop gros ; votre humour, bien entendu.

    - il ne faudra pas que vous sortiez ; plus jamais – Plus jamais.

    « Monsieur Stabbs, ou son frère, il faudra nous donner de l'argent.

    - Bibatts. Je suis mon frère. Il s'appelle Bibatts. Nous ne sommes pas des bandits. Quant à lui (désignant l'infirmier) vous l'appellerez Bilko. Vous demandez pourquoi nous sommes revenus. Moi, Bibatts, je ne suis jamais venu ici. Les identité passent de l'un à l'autre. Ainsi les traits, les ressemblances. Je suis curieux de nature. Votre sœur cadette ici soupçonne un expédition punitive : nous sommes doux comme deux agneaux.

    - Rangez ça.

    Les deux expéditeurs s'asseyent sur des chaises. Ils négocient leur admission parmi les pensionnaires eux-mêmes du Vieillards' Home : non plus infirmier (Noël Homo dit Bilko) ni Stabbs, qu'il soit son frère ou non, mais véritables hôtes vieillardiques et égrotants. « Nous serons » disent-ils « accueillis du mieux qu'il se peut ; ce n'est pas la place qui manque, ni les doubles issues.

    - Accordé, dit Anne-Johanna.

    - Comme si c'était le genre de la maison grommelle Émilienne. Nico dit Bilko demande après Stavrov.

    - Il dort. Les Mazeyrolles sont revenus, mais à l'écart, dans le pavillon derrière la haie. Ils dorment aussi ; ni Evguéni, ni Alfonsinka, n'ont voulu repartir. Nous ne pouvons retenir personne. C'est ici l'antichambre de la mort. Nul ne ressort que les pieds devant. Stabbs se ressert en scotch (un petit tiroir de commode bien commode pour des femmes) et ricane :

    « À vos âges, vous ne pouvez pas vous séparer de vos parents – de votre parentèle ?

    - Tu as entretenu toi-même te mère jusqu'à sa mort.

    - Et au-delà. Un splendide enterrement.

    - Il a changé depuis, précise Nico-Bilko. Nous aimerions dormir à présent.

    Émilienne prend du whisky à même le verre. Affirme nach einem Schluck et contre toute vraisemblance qu'elles vivent en vase clos, se suffisent à elles-mêmes. Nico-Bilko tire des verres du petit tiroir, qui suffisent à tous, ce qui démontre d'éventuelles visites nocturnes masculines, dirons-nous (ressortant son couteau) qui a prévenu les flics après l'accident ? - C'est Alfonsinka Mazeyrolles. Sans elle, tout pouvait s'arranger. » Émilienne bougonne en regardant le Bilko d'un œil torve : «...un accident… un accident... » - C'est un an de ma vie détruit » dit-il. Stabbs : Mon frère avait plus d'un an à vivre. Il ne croit pas visiblement, lui non plus, à l'accident. « Je donne trois jours à Nico… Bilko… pour se faire arrêter.

    - Ultimatum ou supposition ?

    - Raison de plus pour faire vite répond Stabbs. Fait ranger le couteau, trouver des chambres libres.Tout le monde boit, rapide, en rasades. Se couche, ronfle dans les deux pavillons. Dans la pièce il n'y a qu'un lit. Noël, tu es homosexuel, tu dors par terre. On se croit important quand on a quinze ans. Pas question dit Noël, tous les deux sur le même. Au moins n'enlève pas tes chaussures. Je lave mes pieds répond Noël, je lave mes chaussettes. Cela n'empêche pas de vaporiser du déodorant. Quelqu'un qui les trouverait les verrait habillés, côte à côte en chaussettes, bien écartés sur les deux bords du lit.

    C'est ainsi qu'ils se parlent dans le noir, doucement, lourdement :

    « La rue est trop proche. Même pas moyen d'allumer la veilleuse.

    - N'exagère pas dit Stabbs.

    - On se chipote comme un vieux ménage.

    - Crève, dit Nico.

    Leurs profils se découpent sur la lumière bleutée. Ils sont revenus. C'est donc qu'ils ont un plan. Mes nièces n'ont pas d'argent dit Stabbs, amant d'Émilienne. Le grand Noël, précisément, aurait un plan. « Ce n'est pas de nous faire passer pour des vieux. - Il nous faudrait un certain temps. Mais nous avons la chambre. - Je nous donne trois jours pour nous faire arrêter. - Pourquoi ? Tu sais bien que les pensionnaires s'entassent là-bas, mais qu'ici, les chambres surabondent. Pas aux normes, mais nombreuses. Nous ne risquons rien. Nous allons nous planquer Pavillon B, en face -...le pavillon bondé ? - Justement, Stabbs. Partager la condition commune. - Tu veux expier ton homosexualité ?

    Noël ne répond pas c'est trop con, il le pense et enchaîne : Evguéni et Alfonsinka rappliqueraient ici, sans faire un pli. Vieux-Stavrov repartirait là-bas - ...ou resterait. - Électron libre tranche Noël. Il ne présente aucun danger. Ne représente plus rien. Nous l'avons supplanté. - Nous sommes des personnages de Dostoïevski dit Stabbs, flous dans nos intentions. Mais déterminés. - C'est l'asile, ici, reprend Noël, un asile inviolable. - Nous sommes indélogeables. Mon plan est celui-ci : Bilko, il faut vendre. Tout vendre. Après tout, c'est toi qui as tué mon frère . - Je ne l'ai pas fait exprès ! - Morpion pédé, un peu de maturité. Tu va me faire le plaisir de me refiler tout le pognon de tes nièces.

    - Il n'y a pas d'argent ici.

    - Je te parle des deux maisons. Il me les faut. Nous ne serons plus des internés ordinaires, mais de riches vendeurs. Puis on se tire tous les deux en Nouvelle-Zélande ou aux Philippines. J'ai un réseau, un plan, une série de coups ; appelle ça comme tu veux. Anne-Johanna est sensuelle, travaille-la au corps.

    - Mais c'est ma nièce !

    - Demande une dispense au pape. Je me charge d'émilienne. »

    Bilko-Nico, infirmier homosexuel, ne semble pas convaincu. Il ne comprend pas de quel droit lui et son ami pourraient vendre des bâtiments qui ne leur appartiennent pas, sauf à se faire passer pour leurs propriétaires. Il pense que les deux sœurs, franches et abruptes, voudront expulser leurs parents, Evguéni et Alfonsinka : « Vieux-Stavrov suivra dans la foulée ». Bilko ajoute ceci : « J'ai tué ton frère sans préméditation. Mais ce que ces deux garces sont en train de faire, à petit feu, dépasse mon déshonneur ». Ce dialogue se déroule dans une pièce de l'asile, où les deux hommes se sont fourrés dans le même lit, tout habillés, pour bien montrer qu'ils sont dingues. Ils ne sont plus maîtres de la situation, ni de leurs liens de parenté.

    Ils se prennent peut-être pour quelqu'un d'autre. Il se pourrait même qu'ils prennent tout le monde pour quelqu'un d'autre. « Demain, nous changeons de lit. Est-ce que mes deux nièces couchent ensemble ? - Tu exagères, murmure le frère de de Stabbs.

    Le temps clair contrarie le dessein des deux hommes. Chacun pourrait les voir, dès qu'ils abandonneraient leur lit commun pour s'aventurer au dehors. Un coup comme celui-là se prépare avec la précision d'une expédition de haute montagne. En pleine nuit, alors qu'ils échouent à s'endormir, serrés l'un contre l'autre dans leurs habits, il entendent des frôlements contre leur porte. « Je sais que vous êtes là. » Ils reconnaissent la voix de Miss Bove, fureteuse, décoratrice. Sans même tenter d'ouvrir la porte, sachant que leurs oreilles sont collées au panneau, elle leur assène à travers la serrure les noms, les domiciles qu'ils ont empruntés ou violés, les impostures qu'il ont montées toutes ces dernières semaines.

    Ils se consultent du blanc de l'œil , et doucement, ouvrent la porte. La dénonciatrice est là, débraillée, aussi avinée que discrète. - une ivrogne qui chuchote, chuchote Stabbs. Les deux hommes la font entrer, avant que ces chuchotis ne sèment l'alarme. Au moindre vieux qui prend peur, c'est le sauve-qui-peut. « Comment je sais tout cela ? » susurre la Bove entre deux hoquets. « Le vieux Mazeyrolles en remontrerait à n'importe quel détective ». Elle ajoute, embarrassée : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier. - Tu noies le poissons » répond Noël, infirmier, homosexuel. Miss Bove s'offusque du tutoiement, donne paquet d'argent, disparaît sous les veilleuses du couloir.

    Ces gestes resteront inexpliqué. De même, les deux hommes, dont Bilko remplace son propre frère assassiné par Noël, ne manigancent aucun projet réalisable ni même possible. Ils volent en rond dans leur bocal, comme des Verkhovenski, des Stavroguine. Mais les Possédés savent où ils vont, si le lecteur ne le comprend pas. Ici, l'auteur lui-même ne comprend plus rien, et s'imagine refaire du Dostoïevski. Émilienne et Johanna, rejoignent les deux hommes avec l'intention de les aimer, tout est possible. Le vieux Stavrov, extrait un instant de la vase par le récit, replonge dans son anonymat besogneux. Les deux couples, prisonniers de leurs fonctions, de leurs intrigues administratives internes, de leurs désirs forcené d'abri, seraient bien aise de prendre connaissance de leurs aspirations : fuir d'ici avant que la mort lente ne les prenne, assassinat ou pas.

    Les deux femmes se consultent du regard, les deux hommes se regardent, tous quatre inspirent doucement, cernés par les silences des couloirs avoisinants. Mais ils ne savent pas bien voir encore. Elles leur donnent l'autorisation d'aller et venir comme bon leur semble. C'est le moment de s'occuper des autres, de se réintéresser au Vieux Stavrov, qui souffle comme un hippopotame dans sa fange, et pourtant, il n'est pas gros. « Vous le verrez demain au petit-déjeuner. Il se place toujours devant le mur, sous la télévision. « Réponse de femme » dit Bilko. Le lendemain de bonne heure, ils se dirigent vers le restaurant où fument les cafés dans le bol. Stavrov est assis à l'endroit indiqué, sous une chemise anonyme.

    Des bonnes sœurs, des laïques, circulent entre les tables en formica, distribuant la lavasse dans des brocs d'aluminium luisants comme des chromes. Stavrov commande des croissants pour tout le monde. Il est bien, ici, très bien. Que deviendrait-il dehors. Il insiste, Croissants ! Une sœur lui jette «c'est toi qui croâsses, Stavrov   Protopovitch ». Il n'est pas de bonne humeur. Son domaine rétréci lui ronge le cœur. Malgré les assurances des deux sœurs et leurs douceurs intermittentes, il tremble toujours de finir sur un bas-côté. Il assigne à chacun sa place, joue les bourrus bienveillants, « mauvaise tête mais bon cœur ». C'est encore lui le pus jeune de la salle. Il bouscule sa chaise en se levant.

    Sa gêne humaine a disparu. Il se dit « occupant légitime ». La cadette et l'aînée constatent qu'il s'est figé : quelle est ma place, mon identité, ma légitimité, il n'a jamais dévié de ce chemin, de cette ligne droite. Le temps passe. Tempus fugit. Il fuit en rond. Stavrov suggère au quatuor debout près de sa table un coup de force : retourner s'installer dans la « maison des filles ». Il déplore de s'affaiblir. Il demande aux deux hommes, aux deux femmes, de le seconder, à leur détriment. « Les Mazeyrolles n'en sauraient rien ; ils ne feraient rien : Alfonsinka se borne à montrer sa mauvaise humeur, Evguéni se resservirait à boire. Stavrov reprend du lait, du café. Il passe au salon des pensionnaires, dans le matin ensoleillé.

    Il existe aussi des chambres pour vieux couples, 51, 55 ans de mariage ou plus. Deux canapés mous sont occupés. Il se jette fesses en avant sur le troisième, contemple les deux hommes restés debout, attendant le moment sans doute de lancer leurs cacahuètes. Stavrov a rapporté une tasse et sa soucoupe, les pose en équilibre sur le bras du meuble. Demande s'ils s'appellent « Stabbs » et « Noël ». Stabbs prétend être son frère, Noël, infirmier, homosexuel, montre sur son visage, vu d'en bas, les traces de son remords. Interrogé naïvement à ce sujet, il répond qu'il a tué le frère de Stabbs, « sans le faire exprès », et qu'il faut désormais l'appeler, personnellement, Bilko. Noël bat des paupières : bientôt ce sera aussi difficile qu'un roman péruvien. Stavrov tremble repose et relève la tasse et la soucoupe : « Noël, ou Bilko, pourquoi revenez-vous ici ? Et avec le propre frère de celui que vous avez tué ? - selon vous... »

    Il désigne de sa »Nos e main libre la touffe rousse de Bibatts, tourne vers Émilienne un regard effaré. Celle-ci explique posément que cette touffe roux irlandais distingue en effet le frère survivant du frère mort, qui n'était que blond. Et vous me dites ça dans le calme ? ...dites moi, Émilienne, êtes-vous capable d'aimer ? je ne parle pas de moi, ajoute-t-il hâtivement. Les deux hommes se regardent à leur tour, marmonnent l'un sur l'autre qu'ils se croyaient attendus – pas du tout, coupe Johanna ; elle les a virés, oui ou non ? Stavrov s'empresse, veut commander du thé, du chocolat, Bilko pose la main sur son bras restez assis calmez-vous – C'est moi qui sert les jus de fruits dit Stavrov – puis il explique embarrassé que c'est lui qui s'en charge, « parce que je suis le plus valide ».

    Bibatts : « Résumons-nous : vous faites le service en échange de votre chambre, Les Mazeyrolles aussi veulent retrouver leur place. Et nous aussi. Même à l'article de la mort, c'est pousse-toi de là. - Je ne l'ai pas fait exprès. - Nous n'en doutons pas » dit Bilko, ancien Noël, ancien infirmier. Jeune encore, et si jaloux de la paix des vieux. De leur abandon, de leur lucidité, de leur bienheureuse inertie. De leur autorité proportionnelle à leur infirmité. On ne contrarie pas un squelette en fauteuil. « Je n'ai que 72 ans » dit Stavrov. Sans infirmité, « pardon, handicap » et les autres rigolent, car c'est ici une vieille plaisanterie, les autres canapés, ma foi, « garnis » - c'en est une autre – s'animent un instant.

    « Nous ne sommes pas des sauveurs » dit émiliennement Nico-Noël, détenteur à lui seul d'une double fête chrétienne, avant de s'éloigner avec Bibatts, complice probable du meurtre de son frère, en se tenant pas les épaules : « Que voulait-il dire ? - Qu'il a 72 ans ». Noël-Bilko se demande ce qui s'est passé pendant leur brève absence. Il se distingue de l'autre par la transparence de son visage. Bientôt les deux sœurs les rejoignent au dehors, laissant Vieux-Stavrov se démener sur son canapé en s'efforçant de préserver l'équilibre de sa tasse : tirez-moi de là, bande de vieux! (en opposition avec les « bandes de jeunes ») (les jeux de mots sont sa spécialité ; il les a tous, à peu près, introduits ici).

    Émilienne et Johanna ont revêtu de longues robes de chambre et bâillent. On voit leurs trous du cul à la dérobée. « Tu reviens de là-bas ? .. Tu as vu le vieux schnoque et ses bêtes ? ...Pour le petit déjeuner demain matin, thé ou café ? - Banane dit Bibatts. - Voulez-vous écouter Good by strangers ? - Garde ça pour ton vieux, dit Noël. - Vos langages se ressemblent, dit Émilienne. Vous étiez dans la même cellule ?

    - Je n'étais pas en cellule ; c'est moi qui l'ai guetté, à sa sortie. 

    - Permission, rectifie Bilko, qui est le même que Noël.

    Ainsi nos deux héros se voient-ils pourvus d'un arrière-plan chronologique, ce qui les étoffe considérablement. Nous savons à présent d'où ils sortent. Johanna fait observer qu'ils ne se sont pas entretués ce jour-là. Mais ici…

    - Les Mazeyrolles n'ont pas digéré leur éviction. Ils nous ont imposé un forcing pitoyable. Nous les avons relogés deux suites plus loin.

    - Ils sont revenus comme deux rots dit la Johanna.

    - Nous avions pensé que Vieux-Stavrov aiderait à les démoraliser, à les abattre. Mais Stavrov est un sentimental. Pris de remords il les a encouragés à survivre.

    - À présent c'est inextricable.

    - Mais nous sommes là ». Bibatts se redresse, sous sa mèche rouge ; nous vous débarrasserons de tous. Vous pourrez vendre la part du fond.

    - Je ne peux pas mettre ces gens-là à la rue !

    - Pas des gens, des vieux, dit Bibatts en se curant les dents.

    - Bibatts, tu exagères. Tu n'es pas chez toi. Tu tranches, tu disposes… Il ne suffit pas de changer de nom pour devenir un Assassin. »

    Émilienne pressent que son amant au toupet roux a dû commettre des quantités d'insolences. Elle rougit. Elle écoute tête basse leurs conciliabules, ponctués de vigoureux coups de menton. C'est à l'un d'eux, plus appuyé que les autres, qu'Émilienne comprend tout : ce petit jeu de taquin, ou de chaises musicales, n'est pas destiné à l'amélioration des conditions de vie ou de voisinage à l'intérieur du Vielllards'home ». Le but du jeu, le sujet du livre, est de virer tout le monde, propriétaires, locataires, pensionnaires, pour s'y mettre, s'y incruster à mort, le faux assassiné Bibatts alias Stabbs, le faux meurtrier véritable infirmier homosexuel Noël abréviation de Nico.

    Dans un accès malsain de lucidité, Émilie ressent un vertige qui la fait boire au goulot du Vittel, car si les vieux, les 110 vieux, se font virer du jour au lendemain, ils clopineront tous dans les rues vers leur mort. Ils veulent tout. Ils pousseraient même les deux sœurs, l'aînée et la cadette, hors d'ici, quitte à nager dans leur merde par faute d'entretien. Au minimum, au sommet d'une tour dans une cité à problèmes, d'où elles géreraient tout par téléphone ou « internet », mot magique en circulation. « Cela nous est bien arrivé », disent les moins gâteux d'entre eux. À 94 ans, telle vieille a dû quitter son logement à cause d'un nouveau voisin qui désirait une piscine. « Juste retour des choses ». Les vieux pissent et glapissent. Johanna grommelle « Quel retour ?… Il n'y a jamais de retour.  - Pardon, pardon ! Les Mazeyrolles sont de retour, après avoir été chassés avec pertes et fracas ! C'est uniquement parce qu'ils sont de vos familles ! » Stavrov se sent inclus dans cette réprobation.

    Il commente avec lucidité : « Cette séquence de pousse-toi-de-là est particulièrement inconvenante, il n'y a plus que cela qui vous intéresse tous ». Un coup de téléphone strident interrompt cette réunion improvisée : une voix inconnue à fort accent de Wellington informe en dépit du décalage horaire que Bibatts et Bilko, puisqu'ils sont jeunes et jouissent de plusieurs identités, possèdent assez de qualités pour vivre en Nouvelle-Zélande : This phone call comes from New Zealand.


    X


    Le couple à deux noms ne cessait d'y penser. Il était déjà très fort d'avoir trouvé un allié capable de téléphoner ainsi, sans justifications ni preuves, du bout du monde habité. Restait à se procurer deux places, à calculer leurs prix, faudrait-il mettre en vente ce foutu Vieillards'Home, dont les titres de propriétés s'étaient perdus depuis des décennies, comme s'il s'agissait d'un héritage corse. La réunion improvisée de vieux de longue date tourna court, chacun s'éloignant à grands grincements de roues de fauteuils vers le prochain feuilleton télévisé. « La prochaine fois, grommelait Johanna, il faudra les choisir plus gâteux encore ». Puis les deux sœurs, de part et d'autre d'un poulet froid, se réconfortaient en énumérant les galères de l'exile en hémisphère sud : « Ils n'auraient plus de maison, ils seraient libres de nous, des obsessions que nous leur procurons » - car ne pouvant les posséder ils ne visaient plus qu'à les déposséder. Ils fuiraient de refuge en refuge, comme ici en France. Émilienne réfléchissait enfin aux inconvénients qu'il y avait de loger, à proximité de vieillards déficients, et même parmi eux, en tant qu'infirmiers qui plus est, ce couple pervers : Stabbs (Bibatts) donnait dans un lit toute satisfaction, Noël (Bilko) tenait de même un autre rôle auprès d'autres partenaires, mais leurs névroses viraient à l'incohérence la plus extravagante. « Ils ont de la veine », dit Émilienne à haute voix.

    Pourtant cet appel téléphonique semblait bien proche. Il leur fut bientôt impossible d'y croire. Entre les déménagements de tous, expulsions, réintégrations, interversions de chambres, fuites et retours, Johanna et sa sœur Émilienne s'étaient fabriqué une stabilité de plomb. L'amant d'Émilienne, et Noël, pédé de base, étaient revenus pour vendre ce qui ne leur appartenait pas. Leur désertion en Australie semblait une fiction. Une vente se fait en trois mois. D'ici trois jours nous saurions tous ce qu'ils manigancent ou feignent de manigancer. Ainsi parlait Johanna. Même si tout le quartier se liguait contre les sœurs pour accréditer leur départ, cela ne pouvait tenir la route. Peut-être d'ailleurs parmi ces alliés se tenait à l'affût un homme de paille prêt à tout négocier à perte. Mais qui peut imaginer de tels complots dans ces âme frustes et malades ? Noël (Bilko) pouvait-il se figurer convaincre qui que ce soit de ses qualités d'assassin ? Une victime et son frère pouvaient-elles ainsi permuter d'un corps à l'autre sans que nulle différence ne se montre ? Les jumeaux ne sont-ils pas une ficelle prête à se rompre ? « Stabbs est un mou », disait Émilienne. « Cela me suffit, à moi. Mais de « mou » à « mort »... » Chacun se replie sur soi-même, regrettant les occasions manquées de les connaître tous les deux. Vieux Stavrov cependant émet à part soi des doutes profonds : ne serait-il pas possible de sortir de ces domiciles et de ces soucis pour découvrir, dans le vaste monde humain, d'autres personnalités bien plus affirmées ?

    Est-il vrai qu'il n'existe qu'un seul être les comprenant tous ? Ne sommes-nous pas tous rongés par le sentiment de l'inéluctable, de l'invariable ? Ne secoue pas tes boucles dit la cadette à haute voix, tu es ridicule. Un grand repos de gestation gît sur toute la maison. Chacun va au bout de soi-même, et donne du meilleur. Chacun se fait reconnaître de soi, chacun se prépare aux jugements de Bilko, de Bibatts. Puisqu'ils ont changé de nom, pourquoi ne changerions-nous pas de pensées, de statuts internes ? Ce sont des fantômes. Nous ignorons qui dit cela, mais il faut que cela soit dit, et non seulement écrit. Ces esprits faussement assassins ou porteurs de stigmates sociaux, tels que l'homosexualité, ne sont pas destinés au jugement, mais à la bienveillance, à la confiance qu'ils dispenseraient… si nous les connaissions achève Johanna.

    Johanna éclate aussi le lendemain, comme une fleur sur un fumier, stimulée par l'aigreur et l'acidité de l'engrais. Le bâtiment du fond sent la merde dit-elle. Bon sang ! C'est un tombeau. Elles en crèveront peut-être toutes deux, en attendant le tour des hommes. « Laissons-nous traverser » dit l'aînée, ce que l'assistance interprète aussitôt de façon univoque et tendancieuse. Il faut le vendre. Le tombeau-maison. Tombeau en tête. Partir. Toutes deux. J'étouffe. Nous étouffons. Tu étouffes rectifie Émilienne. L'après-midi même, Bibatts et son acolyte, grand, frisé, homosexuel, s'introduisent (sans acception graveleuse) dans ce bâtiment du fond où leurs membres se sont mêlés dans le même lit, sans que chacun fasse glisser de lui le moindre vêtement. Au fondn au fond. Va bien au fond. Et c'est vrai.

    Ce bâtiment sent très fort. Les mouches y piquent plus qu'ailleurs, et tournent pour digérer ce sang. Les insectes ailés ne touchent pas les revenants d'Australie (à quelques kilomètres). Vieux-Stavrov est parti en courses. C'est souvent lui le volontaire, trop souvent. Il se sent très utile. Alfonsinka épouse Mazeyrolles et Evguéni cuvent sereinement. Ils entendent des oiseaux et sourient. L'alcool ne manque jamais, l'article du règlement qui l'interdit n'est plus appliqué, mais abrogé. « Bonjour, Monsieur Mazeyrolles. - Il ne peut plus vous entendre, a dit Stavrov ; voyez comme il dort. » Bibatts se penche et le secoue. Le vieux voit la touffe rouge et se redresse. Son épouse Alfonsinka l'imite, conformément aux tropismes. « Nous savons pourquoi vous êtes revenus, dit-elle entre ses mandibules. Vous voulez nous expulser. Vous le voudrez toujours. Les jeunes (poursuit-elle en montrant les fenêtres de son aiguille) (elle tricotait) nous auraient expulsés pour se loger, eux ou leurs vieux parents. Mais nous récusons ces piétés filiales excluant les autres ancêtres.

    «Mais à leur place, ils ont introduit cet inconnu, Vieux-Stavrov, de Pologne, intrigant, qui s'est abaissé une fois jusqu'à nous porter au lit les résidus de son propre petit-déjeuner, jusqu'à nous confectionner des emplois du temps : à telle heure, ceci, à telle heure, cela. Mais nous avons suffisamment payé par notre vie pour être libres. »

    Ce entendant, Stavrov baissait la tête. Et le vieil Evguéni marmonnait entre ses lèvres à ne rien foutre, à ne rien foutre. Seuls en effet les humains sans projets précis se fortifient de béquilles appelées L'emploi du temps. Et le vieux grinçait dans son fauteuil. « Quand ils ont vu cela » poursuivait Alfonsinka, « les deux plus jeunes ont voulu revenir. » Alors Noël, alors Bilko, reprit la parole. Du haut de sa taille, il exhorta les plus âgés, assis ou non, valides et moins valides, à se soulever du fond de leur nombre, et de choisir entre l'évasion, ou le confort. Ils étaient trop serrés là-dedans, trop divers dans leurs symptômes.

    Qu'ils se joignent donc à l'Alfonsinka et à Mazeyrolles. Même décrépits, ils se défendaient par un bon bagout. Ils sauraient argumenter sur l'haleine empestée des pensionnaires, souillée du vin distribué à pleines bouteilles et clandestinement. Partout se choquaient les verres et sautaient les bouchons. Cela coûtait moins cher que d'appliquer les normes de sécurité. Soûs dès le matin, les vieux n'avaient plus l'idée de bander ou mouiller, ils se rendormaient aussitôt. On les croirait d'autant mieux en haut lieu que les accusations seraient invraisemblables. Les auditeurs hochèrent la tête, reconnurent l'ancien infirmier en cavale, avec sa haute touffe de cheveux noirs sur le sommet du crâne.

    Ils le trouvèrent beau et rigolo, « poilu comme un grand singe ». Noël en profita pour leur suggérer de prendre de la distance, de battre froid au personnel soignant. Le vieux Mazeyrolles dressa l'oreille : Et quel intérêt ? Pour quoi faire ? L'infirmier homosexuel répliqua « Pour agrandir votre prison sans tuer personne, en ne laissant partir que ceux qui voudront bien : « Vous êtes à l'étroit ! Mon bon Monsieur ! » Lorsque les deux incitateurs tournèrent les talons, les vieux s'agitèrent, et le vieux Mazeyrolles, pivotant sur son fauteuil, dit à sa femme Alfonsinka qu'il ne fallait pas se borner à soi, et se proposa comme porte-parole. Alfonsinka l'interrompit : «Les hommes ! tout en mots, rien en bas. C'est moi, pauvre tricoteuse, qui donnerai le signe de la révolte : dès ce soir, munie de ce tournevis » (qu'elle tira de sous son caraco noir) « je fausserai les portes de toutes les boîtes aux lettres en métal. Si le vent se lève, elles grinceront toute la nuit au bout de l'allée. Émilienne et Johanna se déplaceront en personne pour les refermer proprement ». Les autres pensionnaires renchérirent, sans penser que les boîtes grinceraient aussi pour eux, englués dans leur métal comme autant de chauves-souris métalliques prises par les pattes dans le ciment.

    Les Mazeyrolles en s'endormant le soir (Alfonsinka s'était abstenue en raison de la longue distance à parcourir) mesurèrent leur impuissance en dépit de leurs beaux discours. Ils prirent conscience une fois de plus de leur vulnérabilité, dans ce jeu de taquin où chaque pièce devait se décaler sans repos. Leurs réflexions évasives se tournèrent ensuite vers Vieux-Stavrov, dont personne n'aurait su l'exacte provenance, car il parlait très bien le français. « C'est vrai, ça, maité, d'où qu'y sort-il, ce Batthel ? »


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    Entre les deux bâtiments de destinations incertaines, parallèle à la haie et aux cordes à linge, passe un sentier agaçant : tout le monde s'y croise : il faut s'y croiser, Détourner le regard, échanger quelques mots : il n'y a pas d'autre alternative. « Bonjour monsieur Stavrov. - Bonjour, Monsieur, Madame Mazeyrolles. Quel bon vent ? - Juste voir le jardin, en traversant la rue ! » Mais au lendemain de cette prise d'arme, rien n'était plus pareil. Vieux-Stavrov n'a plus cette allure nonchalante de touche-à-tout, mais les Mazeyrolles, plantés au milieu du chemin, forment un obstacle infranchissable et buté.

    Stavrov devant eux danse d'un pied sur l'autre. Il les engueule, Bibatts autrefois Stabbs, Bilko ex-Noël. Leur subterfuge onomastique est digne d'un mauvais roman belge (Vaes?) »Qu'est-ce que vous êtes revenus foutre ici ? » « On m'a repris ma place, on me l'a rendue, revolée » - une circonstance finit par rattraper tous ces postulants, concurrents, adversaires : le fait d'être tous des usurpateurs, vieux ou jeunes, des imposteurs ou -trices : diplômes ou qualifications, légitimités familienneles ou favoritismes, âges réels ou supposés, passés judiciaires chargés ou inexistants. Tout est en double, flouté, tremblé. Quel contraste avec les comportements francs et si tranchés d'Émilienne ou d'Johanna, ingénieusement opposées ?

    Si l'on objectivise, les deux plus méritants seraient les plus ivrognes, les plus hâbleurs et déagréables, Evguéni et Alfonsinka Mazeyrolles. Mais combien d'autres sont restés dans l'ombre, juste pour le nombre, et bien plus misérables (culs sales ou nez morveux). « Occupe-toi de ce client, il me drague et veut me faire croire qu'il aime Marseille ». Evguéni et Alfonsinka occupaient les lieux en premier. Leur similitude onomastique avec les deux loueuses, Émilienne et Johanna Mazeyrolles, aux liens familienneux mal établis (descendant tous d'u de prestige, voire de revenus bien ronds. Vieux-Stavrov est le seul qui aime, dans la mesure où ses débris le lui permettent. Les plus âgés détestent tout le monde. Le Vieillards'Home est comble et personne ne meurt. Quelle rage, pense tout haut le vieux Protopovitch, de vouloir d'abriter. Il n'est pour rien dans cette affaire, se voit en jouet de tous, ballotté en tous sens. « Un toit, un toit », roucoule Alfonsinka en joignant les mains. Son mari renchérit en jouant sur le sujet : il râle Mon tombeau, mon tombeau ; Alfonsinka explose d'un coup, passant de la supplique à la beuglante Suffit maintenant chacun découvrant à cette occasion sa toute dernière molaire droite, bleue de tartre et pyramidale, unique point d'appui d'un bridge palpitant.

    Le vieux Stavrov finit par écoper, s'entend dire à voix entrecoupée, par tous, qu'il aurait tout manigancé, dirigé, lui le dernier venu, commandé, régenté. Il lui est reproché jusqu'à ses croissants chauds, ses fonds de lait qu'il proposait aux édentés. Les pensionnaires font chorus, chacun s'accrochant à son studio comme un Brésilien à son m² de terrain aurifère.

    Vous voulez retrouver tous vos mètres carrés !

    Vieillards'home chorus - choir of the elders :

    - Loin de moi…

    - À d'autres !

    La danse macabre est inversée : tous ces vieux os branlants n'aspirent qu'à la pétrification.


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    Ainsi nous acheminons-nous tous. Il ne faut qu'une glaire gurgitale pour appréhender le pire. Dialogue entre Evguéni, à jeun, et Pan Protopovitch, d'origine incertaine :

    «Mój brat Rev Protopovitch…

    - Monsieur Mazeyrolles…

    - Appelez-moi Evguéni.

    - Vous auriez voulu me parler.

    - Savez-vous prier ?

    La question a de quoi surprendre dans la bouche édentée d'un vieux chef de gare. Surtout s'il ajoute sur un ton pieux qu'à de certains âges, il est temps de se rapprocher de Dieu. Vieux Stavrov répond : « Êtes-vous les parents des deux gouvernantes ?

    - Nous les avons élevées nous-mêmes.

    Vieux-Stavrov demande si leurs vrais, leurs véritables parents biologiquess, s'étaient permis de « divorcer sans se soucier de leurs destinées ? »

    Le vieil Evguéni parle au nom d'Alfonsinka et en son nom propre. Il affirme que les temps précédant le divorce avaient fortifié chez les deux sœurs une disposition naturelle à la confidence, Vieux-Stavrov revendiquant aussi cet avantage, « ces derniers temps précisément, où la « valse bloquée » des places libres en hospice avait « déstabilisé les langues ». Evguéni en doute. Il admet cependant que l'enfance des deux tricheuses ne s'était pas toujours déroulée facilement, cr Alfonsinka et lui n'étaient que « deux pauvres pécheurs ».

    - Au lieu de prier, grand saint Eugène, apportez-moi de la colle, un marteau et des clous, afin de réparer ce vieux banc de bois où nos pensionnaires viennent de temps en temps laisser tomber leurs culs branlants. Le travail est une prière, et nous éviterons des éclats mal plantés. Précurseurs des six planches où nous gésirons tous. - Gésirons ? - Gésirons. Evguéni représente qu'il se sent très solide encore. Qu'il a rapporté tous ses outils. Qu'il faut le suivre. Et les marteaux entrent en danse. Émilienne apporte sur sa hanche une huche de linge. Le banc extérieur sera flanqué d'un séchoir, vite installé : deux pieux, une corde. Tandis que le vieux Russe monte en hâte un vieux banc de bois, elle étend ses premiers vêtements sans cesser de parler à celui qui l'a élevée, le vieil Evguéni, receveur du dernier plateau de prestiges : car enfin, son rôle n'était pas reconnu

    Il est temps à présent de remettre son dû à chacun. La blonde Émilienne rappelle honnêtement les faits : à quelques années de leur mort, Evguéni et Alphonsinka séjournaient sans histoire en ce glorieux asile, Vieillards' Home, où l'on tentait, de temps à autre, de les désintoxiquer. Car l'alcool tue. Ils occupaient au fond du petit parc une maisonnette basse, facile à chauffer. Les jeunes femmes avaient préféré, de loin ! une autre branche des Mazeyrolles, au risque de se perdre parmi les dossiers. Un couple sobre cette fois, cousin des Evguéni, ce qui permit de libérer le parc des inconvenances sonores de nos ivrognes, sans cesse en querelle parmi leur grand amour, Impossibles à désintoxiquer.

    Les éclats de voix, suffisamment espacés dans le temps mais vigoureux, poursuivaient déjà les deux sœurs dans leur appartement. Toute leur enfance en avait déjà retenti. Elles en avaient trop enduré, en vérité. Jamais elles n'auraient révélé qu'on les surnommait, à l'école, les Sœurs Pochtron ! C'était la première fois de leur vie qu'avec cette maison dite « de repos », qu'elles exerçaient sur eux leur autorité tatillonne. Émilienne choisissait ce moment de labeur commun, linge et banc, pour se confier. Evguéni, le marteau parfois suspendu, des clous plein les lèvres, écoutait sans répondre. C'était en effet sa propre petite-fille, à présent de 26 ans passés, qui lui représentait la nécessité d'un prochain départ, définitif peut-être cette fois, afin de ne laisser qu'un souvenir à peu près gérable.

    La folie fit le tour à cheval des murailles, et la citadelle d'Evguéni se rendit. La Folie trôna sur son autel au centre de sa ville. Evguéni reposa son outil, ôta un par un les clous de ses lèvres serrées, ses bras retombèrent ballants de part et d'autre. Sa tête investie resta haute et vague. Le lendemain, Émilienne s'exprima en ces termes :

    « Evguéni Mazeyrolles, restez parmi nous. Réparez votre banc d'œuvres, disposez vos armoires et nettoyez Votre Logement. Votre présence répondra de notre existence. Le bruit traînant de vos pantoufles sacrées nous est devenu famiier, indispensable sur l'Allée que vous parcourûtes. Nous vous demandons pardon de vous avoir un instant expulsés, mais resterons cependant la tête haute. Vous ne sentez pas le vin, vous n'évoquez pas Dieu à chaque coin de phrase. Jamais vous ne tournez les yeux vers nos fenêtres lorsque vous passez. Mais jamais nous ne demanderons de comptes de l'un à l'autre. Vous êtes en tout préférables, Evguéni, Alfonsinka, à nos propres parents enfuis, et nous vous avons adoptés.

    « Vous rapporterez vos biens dispersés, pour les disposer ici, et attendre la mort tardive et généreuse. Quant à Vieux-Barthek, nous lui conserverons sa chambre, en restaurant ses ornements. Il vous apportera, comme Chambellan, vos croissants et pâtisseries du matin, et s'installera dans d'autres pièces libérées pour lui. Mais il y vivra seul pour toujours. »

    Evguéni écoutait tête nue, couronnée de folie, devant tous. Il s'assura que les planches du banc ne s'effondrerait pas, et regagna son domicile reconquis. Vieux-Barthek le suivit en murmurant des insultes polonaises, mais sans autrement lui parler.Émilienne descendit de son estrade proclamatoire, et partit étendre son linge.


    X

    En début d'après-midi, Johanna Sœur Cadette convoqua Bibatts, victime survivante, à l'en croire. Debout sous l'auvent de la buanderie ; entre les pièces de linge ils apercevaient la tête et les bras d'Alfonsinka, préposée au pliage sacerdotal de ce qu'il faut bien appeler à présent le Temple. Elle pliait, puis tricotait assise, pliait debout puis se rasseyait pour tirer trois lignes de points. La fenêtre était ouverte. Après chaque rangée de points, elle avalait une gorgée de rouge, qu'elle posait entre deux piles de linge. C'était une reine accomplie. Voici ma grand-mère et ma mère, se récitait Johanna) (vingt ans de guignolet-kirsch, ça conserve) Mes parents commence Bibatts aussitôt interrompu : Vous les cambriolerez. Leur ascension, que j'ai faite, doit s'accompagner d'épreuves. Si vous êtes le fils de ces embryons-là, élevés par moi-même au plus haut rang de ce temple-communauté, vous ne pouvez être que mon oncle en personne. Et l'instrument de leur façonnage. Vous ne tiendrez compte d'aucun fantôme d'affection. Il ne s'agira d'ailleurs de rien leur voler. Que peut-il leur rester de fortune apaès toute une vie passer dans les liqueurs ; l'art alchimique en effet enferme dans l'alcool-roi ses secrets. Les deux vieux souverains de par ma volonté repassent et ressassent leurs souvenirs et réminiscences, Pendant ce temps, passez par-derrière, au rez-de-chaussée où nous les restreignons, Vous fouillerez bien tout, titres,, tiroirs, arrière-salles, paquets de lettres et correspondances sous les faveurs bleu et rose, votre indiscréton…

    - Effraction…

    - …

    -...délivrera toutes les têtes de leurs sales parfums 'écuries. Action ! Ekcheun ! Et Bibatts d'acquiescer. Il partit le matin sur son cheval rouge. La vieille Souveraine Mazeyrolles à la dent bleue traîne à présent sa chaise près de la fenêtre et songe auprès de son 70cl posé sur le rebord. Jamais Bibatts n'aurait prévu de telles allures de fierté absente. L'âge parfois engendre une extrême dignité. Il se relève pour chercher à l'intérieur un pantalon à recoudre, porté plié sur l'avant-bras. Il travers la cour, bien en vue, parfaitement droit. Comme si les fenêtres des deux bâtiments le fixaient. Il entre chez Vieux-Stavrov par les arrières, le Nouvel-Homme (de son autre nom) est absent de son unique pièce : il a bien déchu, plus une clef ne lui est confiée.

    Bibatts entrouvre la porte, dépose sur un lit froissé le pantalon soigneusement plié, puis se penche pour lire, un à un, les titres de l'étagère : ce sont des documents reliés, bien épais, sur Jérusalem ou l'Amérique du Sud. Bibatts aux pas feutrés s'oriente sans difficulté dans le couloir où il s'est reculé. À l'autre bout, deux vieux hommes classent de vieux outils, dans un bruit modéré de rouille ; dans son dos, à l'extrémité sud, ce sont des vieilles femmes qui parlent. Elles sont deux, ou trois, selon les voix, enchaînant et superposant leurs répliques sans la moindre pause. Et tous le long des murs, dans les deux directions, entre chacune des portes ouvertes ou fermées, des armoires inégalement délabrées laissent couler leurs modestes entrailles papetières et vestimentaires.

    Bibatts de ses deux mains libres tire à présent de leurs caches naïves tout ce que les sœurs temps en temps, mollement, des albums d'illustrés jaunis, des coussins crevés, des lainages. Cinq ou six clichés de noces, avec leur lot de trognes et de bambins figés. On ne s'amusait pas. Qu'est-ce que vous farfouillez là-dedans ? Vexée, Alfonsinka. Atterrée. Libre d'aller et de venir aussi bien qu'une autre du ferraillement des uns au cisaillement vocal des autres. Alfonsinka sort de sa sieste aux alcools, bien redressée elle aussi, de l'arête du nez jusqu'aux fanons. Nul ne sait ce qu'elle va dire. Elle a retrouvé ce port de tête royal et wisigoth qu'elle arborait sur ce cliché des « 18 an », si fière.

    Bibatts lui remet un carnet de tickets d'autobus qu'il avait dérobé (de quelle ville?) - Sors de là » dit-elle d'un ton inconnu, pas de giton ici, pas de chapardeur ». Son souffle la ferait bégayer de colère, pour peu qu'elle s'avise de poursuivre. Elle se contente d'expirer très fort par les narines. Bibatts est revenu bredouille, il rejoint son complice Nico-Bilko, «adieu », soupire-t-il, « adieu la Nouvelle-Zélande ». Et Nico-Bilko pour le consoler dit que se sont « de petites gens ». Bibatts le Rouquin affirme qu'il tient « une superbe planque », « j'en ai ma claque » enchaîne Nico-Bilko, « toutes les personnes d'un certain âge excédant de vingt ans le mien [lui] courent sur le paletot, il veut « voir du pays », toutes les nièces « [le] laissent froid », tout fini par des voyages, un lourd envol d'ici-bas, des pages qui se précipitent et Henri III qui les ramasse, lui aux portes duquel on faisait la queue quand on était femme, et dont la porte souvent s'entrouvrait.

    « C'est toi qui a voulu revenir sur tes pas Nico.

    - Je ne sens plus rien de ma mère ici.

    - C'est donc pour cette morte que nous aurons pris tous ces risques ?

    - Je ne t'ai pas envoyé fouiller. Tu ne rapportes pas un seul carnet de transport.

    - C'est Johanna qui m'a commandé cette expédition.

    À ce moment Vieux-Stavrov surgirait dans leur dos, désireux de reprendre en main toutes les clés. Il déclamerait Vous ne vous en tirerez pas comme ça et tirerait un revolver de sa poche, un revolver plat pour tirer à l'horizontale, C'est une passoire que tu dégaines, Vieux, mais si tu braques le pistolet vers moi, je vois d'ici la languette à la verticale car « tout ici est une arme d'alarme » - Il n'y a rien à voler ici Pan Stavrov. Les paquets de billets en fond de lessiveuse ça ne se fait plus, tu es demeuré à ce point double sens Vieux-Brasov double sens.  - Je ne crois pas «  répond Stavrov en reglissant très calme son revolver plat dans sa poche à mignonnette (L'atelier d'Jean). Dehors des gens se précipitent et s'invectivent, car Evguéni, Alphonsinka, sont sortis en se démenant dans l'espace-entre-les-bâtiments et focalisent l'attention, comme chacun brûle de le faire.

    Ils portent sur eux, déposent dans l'allée tout un bric-à-brac de vieille vie, encadrés qu'ils sont d'Émilienne et de Johanna, Les deux sœurs, les deux nièces, maintiennent autour d'elles, du coude, et du genou, un ensemble de paquets difformes. Bilko ne pensait pas qu'un temps si long se fût écoulé, permettant d'ensacher si vite un tel fatras de mise à la porte. « Vous nous avez reçus très incorrectement, dit Evguéni, malgré nos nombreuses insistances » - il maîtrise mal le français - « il faut absolument que n'importe qui, n'importe quels clowns de coins de rues, nous expulse. Nous sommes dignes en vérité du Gérard-Sosthène, entrez ou sortez, mais cessez ce va-et-vient ridicule ».

    Oui. L'essentiel serait de jeter dehors tous ceux qui ont nourri les jeunes fille et femme ingrates. Non, les plus belles n'ont pas le beau rôle (« Dieu pardonne, pas nous »)- « et nous trouverons, achève Nicolas, infirmier homosexuel, un asile lamentable à trois rues d'ici. Nous ne fouillerons plus que dans nos propres chambres, dans nos propres poches ». Émilienne rappelle, en rattrapant un sac, que jamais Nicolas-Bilko n'a tué avec intention de tuer. On s'en fout répond Bibatts appelle-nous un taxi. Nul ne saurait dire à qui appartient la victoire. Le calme des amibes est apparent.


    X


    Les troubles de Vieux-Stavrov ne sont apparus qu'à la mi-novembre. Il s'est voûté. Il a traîné ses pantoufles. Il a monologué comme suit : « Je me sens bien. Fatigué, mais bien. Mes tibias me portent encore. Bientôt, il pleuvra. Nous ne pourrons plus sortir au jardin. Tout le monde s'y est rencontré. C'est le lieu des tragédies. Je peux me souvenir en paix de Myriam décédée depuis 20 mois, le temps pour un enfant de courir en tombant. J'aime sans obstacle Émilienne et sa sœur Johanna. Les Mazeyrolles sont trop vieux, objets de sautes d'humeurs. Ils ne demandent jamais de nouvelles de ma femme morte. Je veux dire de moi, dans les rapports que j'ai avec elle. Alphonsinka et Evguéni habitent derrière les glycines, dans l'appartement même que j'occupais l'an dernier.

    « Sœurs Émilienne et Johanna reçoivent des visites. Ce sont des candidats aux chambres. Ce sont surtout des hommes, jamais les mêmes. Elles se les partagent, j'entends sur le plan administratif. Je suis trop âgé pour jouir désormais de certains privilèges ; il ne me reste plus désormais que celui d'entrer partout, à de certaines heures. Il n'y a plus rien au réfrigérateur. Elles cachent les sucreries et les fruits secs. Je suis inquiet. Trop d'ordre dans le salon. Les portes individuelles trop souvent fermées. J'ai beaucoup d'idées, tellement d'idées. » Il parle sans fin, tout haut, d'une pièce à l'autre, d'un bâtiment à l'autre, puis c'est la pluie.

    « Stavrov, dit Johanna, nous avons envie de vous tuer.

    - Vous avez le sens de la plaisanterie.

    - Nous profitons de vos bons moments pour vous parler à cœur ouvert.

    - Je me sens parfaitement lucide.

    - Nicolas-Bilko n'a jamais été puni, dit Émilienne. Dix semaines de « mise en observation psychiatrique », ce n'est rien. Quant à votre lucidité, elle peut se remettre en cause d'un jour à l'autre.

    - Voire disparaître totalement, renchérit Vieux-Stavrov.

    Johanna demande s'il connaissait la victime.

    « Stabbs ? Parfaitement.

    - Je veux dire, excepté son nom ?

    - Stabbs et Bibatts sont deux personnes différentes. Le premier était votre amant, Émilienne. Comment s'en débarrasser. Il n'y a pas de substitution de jumeaux, ficelle indigne. Plutôt un rappel de Vaes (l'allusion devient tout à fait obscure : nul ne sait qui des deux frères a violé cette nuit-là, et, parole, ils étaient tous les deux tellement bourrés qu'ils ne rappellent même plus si la victime était une femme déguisée en homme, ou un homme déguisé en femme). Stabbs était l'amant d'Émilienne, plus petit qu'elle, avec un toupet roux sur le crâne. Bibatts est une grande perche molle, qui prétend que son frère, l'homme au toupet, a tué Stabbs. IL est impossible de confondre les deux hommes.

    Oh ! lecteur ! Tu dégages, oui ou merde ? Qui est-ce qui t'a forcé à lire jusqu'ici ? Tu ressembles aux deux sœurs, au choix : l'une et l'autre aimerait virer Vieux-Stavrov, celui-là même qui écrit, mais le retiennent avec affection – dans le livre : « Nous aimerions vous garder près de nous ». Stavrov croit qu'il a bien compris, conclut à la nécessité de partir de soi-même. Pèse dans son esprit les incessants jeux de balance entre les Vieux Mazeyrolles et lui-même. Myriam était Mazeyrolles. Lui-même n'était que Stavrov Protopovitch. Il remet depuis des années son projet d'arbre gynécologique. La vieille Alfonsinnka n'a plus qu'une grosse dent sur le devant, bleue de tartre. Bluetooth. « Cette dent est son pivot, rétorque Johanna. Nous serons vieille nous aussi, souhaitons de conserver au moins une dent bleue, aussi fixe et ferme ».

    - Vos dents luisent comme l'ivoire du clavier.

    - Quel poète, Stavrov. Vous n'avez jamais joué pourtant du piano de votre appartement, que j'avais fait entrer spécialement pour vous. Les déménageurs s'en souviennent encore et vous maudissent toujours. Pas une note, Stavrov, pas la moindre note. Comment pouvez-vous comparer nos dents -

    - Je pars immédiatement, coupe « le » Protopovitch. Votre attitude, vos revirements, me restent difficilement compréhensibles. J'aurais voulu dire « Je vous aime », à l'une ou à l'autre. Vous m'avez fiancée à l'une, alors que je souhaitais l'autre. Mais l'âge me rattrape, plus vite que vous. Voici la Scène des Adieux. Une de plus. En annexe à mon arbre généalogique, une colonne, en bas à droite, sera indispensable pour traduire vos cruelles alternatives. Je suis tout à fait lucide, répète-t-il. Sa voix tremble. Johanna se tourne vers sa sœur : « ces évènements marqués devaient s'accomplir ». Vieux-Stavrov, sans partir, tend l'oreille avec dignité, Petit à petit cependant sa tête s'incline, son regard s'éteint. Il existe une profonde relation entre la pratique de la métaphysique et la circulation du sang. « Raccompagnons-le » dit Émilienne.

    - C'est plutôt ton rôle, répond froidement Johanna, Qui d'entre nous n'a pas déjà soutenu ce vieux sac d'os ?

    - Johanna !!

    - Il ne peut pas nous entendre.

    - Vous ne savez pas ce que j'entends, dit Stavrov. Où m'emmenez-vous ?

    - Chez Miss Bove, répond l'aînée.

    - Gentille répond Stavrov en hochant la tête.


    X


    L'accueil est chaleureux chez l'ancienne convive. On l'a ressortie du placard, époussetée, brossée, maquillée. Miss Bove présente son mari, lové dans un canapé confortable, very cosy sofa. Il est fort étrange pour les deux sœurs (finalement) de découvrir ce si grand homme vêtu de larges carreaux clairs lové dans une couverture à fleurs parfaitement jurantes. Bove fait observer en minaudant qu'elle mériterait désormais du Mistress [misiz] et non du Miss. L'époux, sans bouger ni répondre, darde un œil féroce : les hommes sont atteints plus tôt et traînent jusqu'au bout. « Avez-vous bien viré les malfaiteurs ? dit-elle - nous nous sommes perdues de vue depuis cette étrange - pardon ; sympathique – soirée. Johanna lui dit qu'ils sont revenus, installés derrière le rideau de glycines au rez-de-chaussée : seuls vieux directement apparentés – coup d'œil – à Stavrov. Ce sont des chics vieux, sans problèmes. L'expression est vieillie, même chez la sœur aînée.

    Vieux-Stavrov pense en outre en peau de chèvre qu'en vérité, ces deux-là sont tout, sauf « chics ». Ils ont fait chier tout le Vieillards'Home, en alternance avec lui-même. Ils ont bien mis en lumière la difficulté de concilier le bon droit et le népotisme. Stavrov baissa la tête et sentit une larme glisser le long de son nez, manifestation de ces lassitudes du corps accoutumées chez les vieillards. Le couple Bove le ressaisit sous les aisselles, le consola sans bien savoir exactement de quoi, lui montrèrent une chambre pour lui seul cette fois, dont un lit confortable et de grosses couettes par-dessus. Que faire des vieilles personnes ? Comment s'en débarrasser ? Pendant que le Stavrov s'affalait sur un fauteuil réglable, ils disposèrent sur une étagère une rangée de livres historiques, retrouvée chez le garde-meubles : le vieux en avait parlé, un soir d'abandon. C'était la première fois qu'il évoquait sa vie d'avant, d'avant l'internement, lorsqu'il collectionnait les collections par souscription, sans jamais en ouvrir en volume (un feuillettement, et le placement au-dessus de la bibliothèque, d'où les volumes ne redescendaient jamais. « Il ne me reste plus rien » disait-il d'une voix éteinte.

    Autour de lui le couple Bove, les deux sœurs inséparables, s'affairaient ou faisaient semblant, répétant de bouche en bouche que vraiment, Vieux-Stavrov avait bien de la chance, comparé à d'autres épaves qui ne laissaient rien du tout derrière eux, surtout pas chez un garde-meubles « hors de prix »n répétaient-elles, « hors de prix ». « Que de souvenirs, Vieux-Stavrov ! » s'exclamait Émilienne. Avec Missiz Bove, elles ouvraient les volumes, s'extasiaient sur les reliures, l'originalité des titres, mais le vieil homme restait muet, en proie à ces émotions sans sujet qui rongent les vieillards, hors de propos, comme les larmes amères. Ils se séparèrent dans le mutisme. Et lorsque les installateurs bénévoles se furent entassés dans leur voiture, Stavrov, qui s'était enfin levé, riait derrière sa fenêtre, tandis que les passagers passaient des « V » de Victoire à travers les vitres arrière.

    Ils avaient tous réussi à l'éloigner de 20km, et le rire de Stavrov à son étage manifestait une de ces sautes d'humeur sans raison qui souvent s'empare des vieillards lorsqu'ils sont désemparés. Allô ? Allô – ici Mrs Bove, chère Émilienne ou chère Johanna. Nous avions proposé… oui, Pan Stavrov, justement, chez nous, ça ne colle pas, pas du tout, it doesn't fit at all, monsieur Braz est insupportable, il ne parle plus, il ne lit pas, il devient tout à fait inintelligent – il prend le livre, l'ouvre, le pose sur ses genoux et s'endort – allô ? hello ? Mademoiselle Émilienne ? … Il y a tempête ici – chez vous aussi ?… je vous entends très mal ! M. Stavrov, votre grand-oncle  - ce n'est pas ?… comment, « ce n'est pas » ? Mais il nous emmerde, you know, parfaitement, mon mari et moi !

    « Il urine ! Parfaitement ! Au lit ! vous ne nous avez pas prévenus - comment, « la première fois » ? Faites parvenir des couches, oui, layers, for the ager, en quantité ! Vous avez des prix préférentiels… Épaisses, oui, le plus possible, pour hommes ! Oui, c'est un homme ! ...Il appelle nous la nuit, quand nous arrive il a déjà pissé - ne coupez pas ! ...il est inintelligent, plus aucune conversation, où je suis, qui vous êtes, qu'est-ce que j'fous là ! » Mistress Bove ne peut plus raccrocher, raconte à l'employé, qui n'y peut mais, les brusques départ du Stavrov, ses errances, de nuit, de jour, il s'est perdu en pleine lumière, trois fois les flics l'ont ramené, il demande pardon, il recommence. « Mademoiselle Émilie ! (le lendemain) Nous ne pouvons plus le garder ! Trouvez autre chose ! - Je ne suis pas Émilie… - ...sorry ! » - le vent souffle avec rage, « Ma chère, dit le mari, vous en perdez votre français ».

    Vieux-Stavrov pense en français, grommelle en français depuis des années. Ce qui donne un monologue convenu, entrecoupé de reniflement : « On croit que je suis fou. C'est commode pour tout le monde. Je pense. Parfaitement, je pense. Les deux Bove m'ont viré. Ils m'ont fait enfermer à Bergensac. Il y en a des plus vieux, des plus dingues. Dès qu'on m'observe je repisse. C'est plus fort que moi. Jest silniejszy ode mnie. Je replonge. Ne pas montrer son esprit. Ici ces connes se mettent à croire que je veux, que je peux, je ne veux plus rien, je ne peux plus rien, merde, je ne veux plus de rébellion, Myriam et moi faisons peur, en ce temps-là je disais toujours nous, le psy répétait apprenez à dire je” les infirmières l'appellent Papi renfoncent les vieux dans leurs grabats comme des sacs à viande abus de l'italique je vous emmerde à la limite si j'obéis ça vous emmerde toutes parce que vous ne savez plus où placer votre saloperie – dialogue :

    „Nico Bilko je reconnais ta voix…

    - ...ne laissez pas Stavrov là-dedans j'ai plein de remords…

    - ...plus que d'assassiner…

    - ...n'est pas dignement traité…

    - …question non résolue ?…

    - ...reprenez-le…

    - ...tous notre expulsion pour rien ? - ...prends-le chez toi, Nicolas-Bilko !

    - ...nous vivons clandestinement Bibatts et moi – complicité pour lui, reçoit chez lui l'assassin de son frère ! Vieux-Stavrov est gâteux ! qui est-ce qui paye l'hôpital? c'est moi, c'est Bibatts et moi !”

    Johanna raccroche d'un coup.

     

     

    Tout va s'accélérer, comme dans les romans bâclés. Les dénouements bâclées. Les vies. Clinique, intérieur jour, intestins. Après 60 années de paix, les boyaux qui reviennent. Comme un volcan de tripes. À treize ans Stavrov s'est payé une intervention où „on m'a retiré tout l'intestin grêle du ventre, mètre à mètre”. Le chirurgien : „Ça ne se peut pas. Une incision là. Une autre en parallèle.” Deux tranchées dans le ventre. Stavrov marche en équerre. C'est fou ce qu'il est visité, tandis que j'agonise. „Un vrai monument historique” plaisante Émilienne.

    Stary-Stavrov , de colère, déchire ses bandages. IL EST DÉCHIRANT plaisante Émilienne. Celle qu'il aimait. Il veut rester seul. Il veut réfléchir. Il veut se sonder. On enlève la sonde attention le petit zizi Pépé recouché voilà le curé Pour la profondeur plus rien à craindre arrêtez de gigoter ou je vous rattache. Répétez Bénissez-moi mon père parce que j'ai péché Ça ne sert à rien qu'il me bénisse puisque c'est lui, Dieu. Le curé se retourne sur są chaise :

    Il a encore są tête, le pépé !

    - Je veux restez seul avec lui ! Vous m'entendez ? Seul, bordel de Dieu !” Émilienne referme doucement la porte. Le curé n'apportera rien. Il n'y a pas de profondeur chez Stavrov, dit Johanna. Il n'y a de profondeur chez personne.Grenouilles, blattes. Pareil au même. J'en ai claqué une grosse hier soir, sur le sol.

     

    X

     

    Sur son lit de fin de vie Stavrov déroule ses souvenirs, agrafe ses lambeaux. Marié. Seule femme véritable. Autres femmes non avenues. Confie tout ce qu'il n'a pu dire au paravent des mouroirs tendu autout de lui. Les coups sourds d'un feu d'artifice. Seul à les entendre, les panneaux de tissus surusés qui absorbent et la langue pâteuse agite des sons qui n'évoquent plus, hors du monde, hors de toute compréhension.


    X

    La veille de leur mariage, Émilienne et Johanna marchent toute la nuit à travers la campagne indécise. La brise agite leurs voiles jumelles sur leurs deux profils. Stary-Stavrov dit Johanna s'en tire encore pourquoi ne l'as-tu pas laissé crever où il était dans son asile avec son bac à pisse au lieu de le faire mourir ici, sans me consulter Millie sans me consulter quel abîme welch ein Abgrund même le chirurgien l'a recousu sans rien dire” Émilienne mène są vie comme une devinette Je mène ma vie comme je l'entends Tu 'avais pas besoin Millie pas besoin d'introduire ici cette larve lointainement apparentée pour nous laisser entre les pattes de la vie entière” Stavrov ne dit que des sottises Émilie se récrie et hâte le pas

    L'arrivée des deux sœurs en robes de mariées dans un bistrot en plein apéro jette une vive sensation porte poussée discussion poursuivie les hommes au bar fumaient encore en écoutant de toutes leurs forces Anne-Johanna dit Je veux ma part, le rez-de-chaussée au fond du jardin Émilie rappelle que personne n'est mort encore Ils te prennent tous pour une sainte ici (tournée vers les hommes) alors que tu n'as pas tenu parole Émilienne accueille recueille n'importe qui sur certificat médical qu'importe le nom de famille Bibatts ou Mazeyrolles qu'importe l'âge proche ou lointain Ce qui ne va pas Millie c'est que des ailes surpeuplées s'étendent juste près des chambres vides Johanna veut son salon son lit personnel Tu n'en auras pas répond Émilie sans consommer malgré les appels pressants du gérant

    Quand elles partent sans avoir bu ni mangé c'est ensemble et tous pans de tissus flottant, les fumeurs sans espoir fixent leurs yeux sur elles et les plus ivres demandent s'ils en ont vu une ou deux.
    Émilienne

    Demande pourquoi il ne peut se contenter d'une demi-maison

    Johanna

    Répond qu'elle en a [s]a claque de vivre avec [elle] („Pourquoi toute cette vieillerie ? ...j'ai 23 ans !”)

    Émilienne

    Ma vieillesse à venir me fascine

    Johanna

    Il y a des asiles pour ça.

    Émilienne

    Personne n'y reste (bis). On s'en évade, on y meurt.

    émilienne accélère. Les lumières disparaissent (quelles lumières ?) L'églse attend dans la nuit. Les voiles de mariées frissonnent tout noirs, l'étoffe de leurs robes se froissent dans l'effort de leurs pas. Johanna s'appuie contre un arbre et rajuste ses chaussures. „Millie, je ne pense qu'à moi. Je manque d'épaisseur. Vire-les tous, vire tout le monde. - Ça ne m'intéresse pas. - Plus rien ne t'intéresse – Ma sœur Johanna commence à comprendre.” Elles reprennent le chemin. On se repère aux pins sur main droite. L'aînée parle de la mort lente, du dépérissement émis par le cœur de la vie, elle dit je me demande comment la vie va commencer – Par le flétrissement du centre de ton corps – et plus personne ne nous suivra pour nous prendre Arrête arrête dit l'aînée Nos vêtements ne se dinstinguent plus.
    Le ciel se dégagea, elles se sont regardées, n'étaient plus que des fantômes, se sont assises sur un talus, massé les pieds,
    Que diront les voisins ? - Ce qu'ils veulent. Rien n'est assez bon pour eux. - Nous serons dans les journaux ? - Et combien même… Émilienne rêve d'un article complet, développé; où sera expliqué „ce que nous avons fait, ce que nous avons subi, supplément de dix pages, numéro spécial : „Ils s'étendront sur la situation, l'anecdote, la finition des robes et leurs longs accrocs, mais jamais sur ce que nous sommes, ce que nous avons été l'une à l'autre…

    - Je suis fière de ne pas savoir pourquoi je fais ce que je fais interrompt Johanna, nous nous sommes perdues, marche, marche, trouvons un hôtel à fous”. L'hôtelier les regarde en s'esclaffant : „Vous voilà fraîches ! les journalistes vous réclament. „Tu vois bien” dit Émilienne. - Comment êtes-vous arrivées ? …combien de kilomètres avez-vous parcourus, en robes de mariée ? - Cinq, six. Nous sommes venues jusqu'ici pour vous voir. Serons-nous en pleine page ?” Ils en doutent. Ils ne peuvent pas dire. La mort de Stavrov elle-même n'occuperait que l'emplacement d'un faire-part. „Dans l'édition du matinÀ vingt-trois heures quinze on peut paraître encore dès demain” Les questions se poursuivent, le gérant sert du café, des liqueurs, „Pour tout le monde!” braille un journaliste, un fort-en-gueule à barbe jaune, l'œil luisant : „Souitez-vous rester dans la mémoire des hommes ? - enfin de nos lecteurs. - Non.” Il demande aux sœurs si elles sont profondes.

    Johanna répond une obscénité, „nous manquons d'épaisseur” ajoute Émilienne, „qui va comprendre le sens de notre marche, non, je ne suis pas de droite”, les journalistes s'adressent des clins d'œil, Johanna dit „Qu'est-ce qu'on gagne ?” Le journaliste à barbe jaune devient grave. Émilienne en profite pour annoncer une grossesse. „De tes doigts ?” répond Johanna. Le journaliste prend un air tragique : „Vous avez ici hébergé un criminel, Nicolas dit Birko. Pouvez-vous nous montrer są chambre ? - Impossible. Il en a eu six”. Johanna complète : „Il ne se cache pas. Demandez à la police”. Rires. Silences évidemment „éloquents”. Émilienne reprend la parole : „Nous n'avons jamais vraiment connu notre oncle Nicolas. Encore moins są victime.” Johanna sursaute. „Stabbs était horloger.Premier sorti de St-Imier. Nous n'avons conservé ni photos, ni lettres. Pas la moindre carte postale. „Le véritable écrivain est celui qui n'a rien à dire”. Le journaliste cite ou croit citer. Sentencieux. Les deux sœurs n'ont pas quitté leur robe de mariée. Elles accompliront la cérémonie dès le lendemain, dès qu'un homme, deux hommes de l'assistance l'auront voulu, pour l'une, puis pour l'autre. „Nous demandons d'urgence une limousine, rose, à huit places. Marque Lincoln. RETROUVER LA PAGE 102 dans FLEURS 002 ci-joint


    - FICHES FAmilienneLES ET LOCALES


    ÉMILIENNE ET JOHANNA sont les petites-filles du frère d'Evguéni, lequel est leur grand-oncle.


    DÉMÉNAGEMENTS

    P. 6, Stavrov emménage chez Evguéni et Alfonsinka, internés pour ivrognerie, à la 4e visite. Ils viennent vivre au Vieillards'Home, et leur maison est revendue. Meurt page 14.

    La cinquième porte, elle, se trouve à l'intérieur de l'établissement ; derrière elle habitent des quadragénaires. Les Mazeyrolles-Turkovitch emménagent dans un pavillon de l'établissement, aussitôt menacés d'expulsion par ceux de la Porte 6, qui voudraient un pavillon plus avantageux que le leur, juste en face ? Ceux de la porte 6 sont des cousins d'Émilienne, mariés ensemble.

    ACQUATINTA, quadragénaires, porte 5, lorgnent le pavillon intérieur des Mazeyrolles-Turkovitch. Ce sont des cousins d'Émilienne et Johanna.

    EVGUÉNI MAZEYROLLES époux d'ALFONSINKA TURKOVITSA ; ils quittent un pavillon extérieur et rejoignent, après un séjour à l'asile, un autre pavillon intérieur. Evguéni est trapu, lourdaud, voûté. Les deux sont des cousins de feue Myriam, épouse de Vieux-Starov. Ce sont aussi les grands-oncle et tante des deux filles Johanna/Émilienne.


    Stavrov PROTOPOVITCH veuf de MYRIAM MAZEYROLLES

    On l'expulse de l'intérieur vers l'extérieur, dans le pavillon d'Eugène et Alphonsine. Puis il revient dans l'habitation des deux maîtresses, Émilienne/Johanna, provisoirement. Ses mains tremblent (p.20)


     

    VALHAUBERT = VIEILLARD'S HOME asile de vieux

     

    L'Oncle Gautier est le neveu d'Alfonsinka.


     

    PARENTS D'ALFONSINKA LE PÈRE D'EVGUÉNI A UN FRÈRE

    STANISLAS

    QUI ENGENDRE VIEUX STAVROV

    - UN FRÈRE - ALFONSINKA TURKOVITCH 00 EVGUÉNI MAZEYROLLES - UN FRÈRE, MICHEL

    | | |

    - GAUTHIER, neveu d'Alfonsinka FILLES DE MICHEL | |

    | |

    ÉMILIENNE – JOHANNA MAZEYROLLES

    nièces par alliance de Gauthier |

    |

    LE FRÉRE ANONYME DU PÈRE D'EVGUÉNI A ENGENDRÉ STAVROV qui est donc - d'une part LE NEVEU D'EVGUÉNI

     

    - et d'autre part le grand-oncle d'Émilienne et de Johanna

    (Stavrov a pour oncle et tante EVGUÉNI MAZEYROLLES et ALFONSINKA)

     

    NICO PERSO infirmier frisé, homosexuel

     

    STABBS, amant d'Émilienne, petit Gallois prétentieux

     

     

     

     

     

     

  • 24 Citations

    1855. L'univers nous ignore ; mais il est vrai que nous sommes le fragile bouquet d'achèvement placé un instant sur le toit.

    Michel DARD

    Juan Maldonne

    Dijon dga.JPG

    IVe partie Le désir d'une couronne ch. I Journal de Juan – Le pacte germano-soviétique - “Croyez-vous qu'elle croie vraiment ?” - L'adolescence - “Les générations poussent de mes bras comme des rameaux d'amandier.”

     

    1856. Mettre au monde, c'est mettre à mort. Un infanticide différé.

    id. ibid. ch. II “Vous l'auriez soignhé mieux que moi.”

     

    1857. Agir, quand l'affaire est ficelée, est-ce agir ?

    id. ibid. ch. III Le coup de main

     

    1858. Il sent bien que, jusqu'à présent, malgré l'idée altière qu'il se faisait de ce destin, il était gouverné par lui ; il se modelait à une statue imaginaire de lui-même, il ne la modelait point. Sa soumission se déguisait en orgueil parce qu'elle obéissait à des mythes qu'il avait lui-même préconçus.

    id. ibid. ch. IV Le navigateur solitaire

     

    1859. Thou, brightest in dungeons, Liberty !

    BYRON

    in Juan Maldonne deMichel DARD, IVè partie Le désir d'une couronne ch. V (titre)

     

    1860. Quiconque parlera contre le fils de l'homme, il lui sera pardonné ; mais quiconque parlera contre le Saint-Esprit, il ne lui sera pardonné ni dans ce monde ni dans l'autre.

    EVANGILES

     

     

    BERNARD COLLIGNON CITATIONS VI 71

     

     

     

     

    1861. Si l'on oublie que la révolution industrielle fut une entreprise dérivée, c'est-à-dire conduite sans objectif, sans dessein autre que la volonté de domination, on ne peut comprendre son ignorance, voire son mépris de l'homme. Elle fut outil de pouvoir pour une classe et son système de civilisation pour une société.

    François de CLOSETS

    Le Bonheur en plus – ch.2 – La Fuite en avant –

    La Production : un sous-produit.”

     

    1862. Ces contradictions entre une incessante agitation industrielle et une irréductible insatisfaction individuelle donne à penser que ce changement perpétuel n'est qu'un artifice destiné à masquer la perversion de l'entreprise. L'instabilité du progrès technique provient de son asservissement à l'impérialisme politique et industriel.

    id. ibid. ch. 3 La Maladie du changement

     

    1863. Le capitalisme comme le marxisme ont continué à exalter la victoire de l'homme sur la nature, comme si c'était l'exploit le plus épique que d'écrabouiller la nature. Cette idéologie conduit en fait au suicide. La nature vaincue, c'est l'autodestruction de l'homme.

    Edgar MORIN

    Article du Nouvel Observateur, Spécial Ecologie, dans un numéro de 1972

     

    1864. Le manque d'élégance en mangeant a brouillé bien des ménages.

    COLETTE

    Gigi

     

    1865. Chacun sait que les véritables fortunes ne s'édifient pas sur des salaires, si élevés soient-ils.

    François de CLOSETS

    Le Bonheur en plus

    ch. 5 – L'Espérance des pauvres – Les Privilèges

     

    BERNARD COLLIGNON CITATIONS VI 72

     

     

     

     

    1866. Ils avaient des goûts communs et des métiers diférents : c'est la recette même de l'amitié.

    André MAUROIS

    Les Discours du Docteur O'Grady ch. XVI

     

    1867. Il existe une contradiction flagrante, et qui provoquera tôt oou tard une crise grave, dans la coexistence d'un système politique démocratique et un système industriel autoritaire. Il est admis aujourd'hui que tout citoyen, quel que soit son niveau d'instruction, participe également à la vie politique, élit son maire ou son député, peut présenter sa candidature et voter aux référendums. Or ce même citoyen, majeur dans la cité, devient mineur dans l'entreprise. Comme ouvrier, il n'a plus qu'à obéir et subir. N'est-ce pas une aberration ? Si des individus incompétents peuvent délibérer des affaires de l'Etat, ils peuvent également délibérer de celles de l'entreprise. Les arguments invoqués contre de telles réformes ressemblent singulièrement à ceux qu'utilisaient les adversaires du suffrage universel et de la démocratie. Dans tous les cas, il s'agit d'alibis destinés à défendre les gens en place : les capitalistes et la technostructure en l'occurrence.

    François de CLOSETS

    Le Bonheur en plus

    Travaillez, prenez de la joie... - Les Horaires à la carte

     

    1868. Sans doute n'est-il pas facile d'être pour un animal doué de conscience. Son existence est un jeu de l'Oie dont les pires cases sont inévitables alors que les meilleures sont toujours incertaines. Jeton placé – mais par quelle main ? - sur une case “départ”, il ne pourra jamais retenir les dés qui roulent inexorablement pour lui.

    L'individualité n'est qu'une structure éphémère qui s'organise, se développe, se dégrade et se détruit. Rien n'en portait l'annonce, rien n'en garde le souvenir. Eternellement les atomes sont recyclés de l'Un à l'Autre. Hélas ! ce n'est pas l'esprit quui se perpétue, c'est la matière.

    Le spectacle de la nature montre que l'individu n'est que le moyen d'expression du vivant. La continuité appartient à l'espèce qui, elle-même, n'est qu'un rouage provisoire d'une “niche écologique” de la biosphère.

    De la bactérie à l'homme, les existences individuelles apparaissent et disparaissent BERNARD COLLIGNON CITATIONS VI 73

     

     

     

     

    comme des vagues sur la mer. Quel génie malicieux a coiffé de conscience certaines vagues de l'océan biologique ? Etre un homme c'est vivre ce conflit permanent entre une réalité biologique dompinée et une conscience individuelle dominante.

     

    LE CONFLIT DES VERBES

     

    Mais qu'importe la réalité objective, ce n'est pas elle qui est vécue. L'homme n'en connaît jamais qu'une vision très particulière : celle de sa société. Par son adhésion à une civilisation, il possède les réponses que la nature ne lui donne pas. Ses croyances sont plus importantes que ses connaissances, ce sont elles qui structurent son comportement, qui résolvent les problèmes de son existence. Croire pour être, c'est l'art de vivre traditionnel.

    François de CLOSETS

    Le Bonheur en plus

    ch. 9 – Le Divertissement - “Le Conflit des verbes”

     

    1869. L'individu ne peut plus trouver dans la société moderne l'assistance morale et culturelle qu'ofraient les sociétés traditionnelles. Au lieu de couler son expérience personnelle dans un moule collectif, il doit se construire un destin original, se déterminer à tout moment et à tout propos sans se guider sur un modèle de référence. Cela s'appelle la liberté. On en connaît la grandeur, il ne faut pas en oublier les servitudes.

    id. ibid.

     

    1870. Hélas, les affiches, les annonces, les films, les photos du système commercial disposent d'un monopole de propagande comparable à celui du système politique dans les régimes totalitaires.

    id. ibid. “La Publiculture”

     

    1871. L'homme cultivé n'est pas un homme de savoir, mais un homme de goût. Il est riche de ce qu'il désire connaître et non de ce qu'il connaît.

    id. ibid. “Triste l'Ecole”

    BERNARD COLLIGNON CITATIONS VI 74

     

     

     

     

    1872. Pour croître et pour produire, le talent artistique requiert non pas des projets bien arrêtés, mais un commencement d'action, fût-il imparfait.

    André LAGARDE – Laurent MICHARD – Raoul AUDIBERT – Henri LEMAÎTRE – Thérèse VAN DER ELST – XXe siècle – Collection “Textes et Littérature” - Ed. Bordas - “Critiques et essayiste” - “Elargissement de la critique” -

    Alain (1868 – 1951) Balzac au travail – Introduction

     

    1873. Agé de cent mille ans, j'aurais encore la force

    De t'attendre, ô demain pressenti par l'espoir.

    Le temps, vieillard souffrant de multiples splendeurs,

    Peut gémir : Le matin est neuf, neuf est le soir.

    Paul ELUARD

    Etat de veille 1943 Demain

     

    1874. Giscard est absolument génial sur un point : c'est qu'à chaque fois qu'il annonce quelque chose, on peut être sûr qu'il se passera exactement le contraire.

    MAUROIS, député, sur les ondes d'Europe 1

     

    1875. La civilisation technicienne a beau être matérialiste, elle n'est pas pour autant réaliste. En effet la réalité première de toute civilisation, c'est l'homme. Non pas le reflet d'une certaine condition objective, mais le centre créateur d'un univers affectif : une réalité subjective.

    François de CLOSETS

    Le Bonheur en plus

    ch. 10 – La nouvelle Fatalité – La Perte du réel

    1876. L'entrepreneur, - le décisionnaire, au sens le plus large – est réaliste dans un univers de fiction, et celui qui prétend prendre la vie comme elle est, paraît irréaliste, puisqu'il a perdu les structures d'action en retrouvant la réalité.

    Ce système n'est en somme que la transposition au niveau intellectuel de l'impérialisme bourgeois.

    id. ibid. Les Pièges de la rentabilité

    BERNARD COLLIGNON CITATIONS VI 75

     

     

     

     

    1877. Partout on prend la carte pour le territoire, la statistique pour la réalité, le produit pour le plaisir, et le bilan comptable pour la vérité sociale. Préférant la dissocitaion à la réconciliation, et l'image à l'objet, la société industrielle ne peut plus retrouver un monde qui n'est pas la somme de ses parties, mais la somme des relations qui les unissent. “Le sujet n'a pas été traité”, comme disent les correcteurs, mais on donne une mention au candidat qui possède cet art de traiter les faux sujets.

    Tel est, en dernière analyse, le secret de la fantastique efficacité qui pousse en avant les sociétés industrielles. Elles ont totalement libéré l'action. Elles lui ont donné le plus formidable moteur : la volonté de puissance. Elles ne lui proposent que des objectis aisément réalisables : des exercices de démonstration. Elles s'attaquent uniquement aux problèmes qu'elles savent résoudre. On ne triomphe si bien que dans le combat que l'on s'est à soi-même préparé. D'une condition humaine si difficile à saisir, si malaisée à transformer, la civilisation bourgeoise n'a retenu que les “problèmes pratiques”. Dans sa soif d'entreprise, elle a même créé des problèmes artificiels pour étendre le champ de son action sans s'aventurer sur le terrain difficile de “la vie comme elle est”.

    François de CLOSETS

    Le Bonheur en plus

    ch. 10 – La nouvelle Fatalité – Les Pièges de la rentabilité

     

    1878. Il est admirable de proposer à chacun des vacances ensoleillées ; mais il peut être désastreux sur le plan psychologique de développer le mythe du soleil. Car la population vit ordinairement sous des cieux gris et doit supporter les incommodittés du froid, du vent et de la pluie. A tant répéter que la vraie vie ne peut se passer de ciel bleu et de températures élevées, on augmente l'inconfort psychologique des intempéries. D'une main on offre quatre semaines de vacances, de l'autre on fait vivre les gens, onze mois sur douze, en état d'exilé. Les caprices de la météorologie sont de plus en plus durement ressentis, et chacun tend à se créer un “droit au soleil”.

    id. ibid. L'Eclatement de la vie

     

     

  • Repères de Fedora

    DESORMAIS VOUS AUREZ DES TEXTES ENTIERS PETITS VEINARDS

    ICI UN RECUEIL DE REPERES, POUR NE PAS ME REPETER. POUR NE PAS ME REPETER. POUR NE PAS ME REPETER. AH BEN NON C'EST AUTRE CHOSE, ce sont mes différents de mots de passe... Espions, à vos armes !

    Les jets de Dijon dga.JPG01afeb

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    (« FEDORA » sur singevert.blogspot.com ET google + !) (13 11 17)

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    - ne fonctionne pas avec camée AJ, fonctionne sans le camée 64 11 10

    troncalard260

  • Horloge, loupe, téléphone

    description,bureau,heureTout ce que j'écris sous la rubrique « Ce que je vois » est dédié à Xavier de Maistre, qui m'a enchanté de son Voyage autour de ma chambre, où ma frilosité m'a depuis longtemps consigné. Il ne s'agit que de décrire ces objets que j'ai sur mon bureau, sans pouvoir tricher : le fond d'écran reste masqué. L'écran lui-même a fait l'objet d'une évocation, avec ses « barres d'état » garnies de mystérieux hiéroglyphes : disquette, disquette et crayon, symbole inanalysable… Ici l'horloge de bureau, carré de quinze centimètres, une loupe offerte par une amie bien intentionnée, un téléphone dressé sur son socle comme un moa pascuan. L'horloge, de marque AKAI (« c'est écrit dessus », en blanc sur un rectangle rouge), se présente comme un carré de 15cm de côté, acier poli pur alliage, obtenu par Dieu sait quelles manipulations chimiques, merde d'agneau ou atmosphère de Vénus.

    La bande inférieure porte « AKAI », qui en japonais signifie « rouge ». La bande supérieure affiche une immaculation savamment rayée. Au milieu règne un rectangle noir, aux largeurs plus épaisses, au montants plus minces. En abîme encore (l' « y » n'est pas obligatoire ») un écran gris perlé foncé, où clignotent des symboles noirs plus ou moins énigmatique ; les deux points entre « 8 » et « 11 » indiquent des secondes un tant soit peu rapides. Les chiffres sont formés de cristaux en bâtonnets trapézoïdo-parallélogrammatiques, si j'ose ainsi m'exprimer. Sont indiqués dans deux structures en pistolets, emboîtés tête-bêche, le week day ou « jour de la semaine » (les Japonais supposent l'Occident tout entier anglophone), avec, à la verticale, les trois premières lettres de chacun de ces jours en anglais : MUN, TUE,WED, THU, FRI, SAT, et SUN en lettres rouges, akai moji de (l'informatick est magick) : toute la semaine s'illumine du dimanche à venir.

    C'est le THUR(SDAY, en noir, qui est encadré. Or nous sommes, précisément, le SUN(DAY), et je me garderais bien de rectifier, car la manipulation des changements nécessité un bon paquet de nerfs solides ; tant que les usagers meublent leur cerveau de manœuvres absconses, ils ne risquent pas de se perdre dans la sensibilité. En dessous, dans l'autre pistolet, COMFORT LEVEL. Si la température est satisfaisante, une émoticône paraît, bouche horizontale ou souriante ; si le petit bonhomme joufflu n'apparaît pas, c'est que mon COMFORT LEVEL est insuffisant : la temperatcheure, en effet, n'est que de 16.4 en Celsius (ce qui respecte ma civilisation latine : 61,7 en Fahrenheit). L'hioumidit'è atteint 50 %, les prévisions du temps annoncent des nuages avec éclaircies, et le temperature trend est, tout simplement, le temperature trend.

  • Des rêves

    52 09 01

     

    Dans cette longue période d'abondance, Arielle et moi nous trouvions dans une salle d'examen, comme nous en avons tant subis. La vie à cet égard n'est qu'une soumission à un perpétuel saute-moutons. Il faut, très archaïquement, disserter sur un Empereur, époque ou nation sans précision, qui se défendrait des complots de son entourage. Auguste et Cinna, Bonaparte et tel général oublié : tous les récits d'histoire nous montre une lutte pour le plus fort, la viande, le fric et les femmes, ô faiblesse. Même les étrangers sont du complot. Les Girondins faisaient appel à l'Angleterre : le saviez-vous ? Non. Le peuple, vous et moi, ne savons rien. Prenons donc un empereur au règne court, afin d'avoir très peu de notes à compulser.

    Le règne de Tout-Ankh-Amon n'est-il pas le sujet rêvé ? Ou de Louis XVII, proclamé à Marseille, avec tentative d'enlèvement ? Ou le duc de Reichstadt – la matière ne manque pas. Les talents d'écriture non plus. Et stylos de courir sur les feuilles. Et dans la salle, un appariteur déclare, d'un coup, à haute voix, qu'une pause déjeuner est prévue. « Il y a de la viande ! » proclame-t-il. Tous alors de se précipiter en cuisine, car il existe une cuisine tout à côté, d'où s'échappent de succulents effluves, poil au pédiluve. Mais nous deux, Notre Couple, ne bougeons pas. Juste un voisin se lève pour dérober, dans une petite soucoupe, une tranche de viande froide abandonnée, dont le propriétaire s'est absenté pour en prendre, là-bas, de la meilleure. « J'en profite », dit-il en riant.

    C'est un grand blond très germanique, bien, bâti, le front haut,

    Pourquoi ne suis-je pas intervenu pour avertir une candidate qui s'escrimait sur un thème grec, avec des dictionnaires de grec, alors qu'il s'agissait d'une épreuve de thème latin ? Pourquoi l'appariteur et moi, qui nous apercevions de cette désastreuse étourderie, avons-nous préféré quatre heures durant et sans sourciller, que cette jeune femme perde ainsi toute une année d'efforts désespérés ? Je voudrais tant être parfait, avoir été parfait.

     

    52 09 05

    Puis, nous sortions de ce traquenard, et j'étais seul, Arielle tantôt se montrant, tantôt se dérobant de notre vie, et mon but, pour me rafraîchir de tant d'Empereurs, était de couper à travers ville, par le parc botanique, où certains arbres procurent un peu de feuillage. Et si, de plus, je pouvais éviter le plus de monde possible afin de bien jouir de mon repos, de sentir la marée redescendre, je n'en aurais été que mieux. Hélas, je ne suis qu'un morveux. Des envies me traversent, un filet de pisse demande à sortir, j'avise une plate-bande de mâches, déjà bien aplaties, que je m'empresse de piétiner pour mieux les compisser : le jardinier sera bien sot, s'il ne les lave pas avant de les servir. Les enfants pissent avec délices en leur sommeil. Moi c'était les mâches, en avant mâche, et je pisse. Sur mes pieds, sur mes doigts, tandis que par le haut, dominant la pente légère, une jeune femme de ma connaissance, venant sans doute de rendre une copie de grec ancien, remplit au robinet de gros vases d'arrosage, que l'on appelle, communément, « arrosoirs ». Deux robinets de laiton, made in Latvia,, deux arrosoirs. Lorsqu'elle nous a interpellés, avons-nous refermé nos braguettes, ou nous sommes-nous acharnés à pisser ainsi publiquement ? « Les vases, les arrosoirs, nous dit-elle, sont laissés sales par leurs utilisateurs précédents – je ne dis pas cela pour vous, s'empresse-t-elle.

    Aussi ne le prenions-nous pas. Je dis « nous », parce que des connasses nous reprochent notre « narcissisme ». Les arrosoirs s'emplissent dans un bruit sourd et ample. Une sonnerie grêle trahit un portable, qu'elle porte, justement, à son oreille joliment ourlée. Elle s'allonge sur l'herbe détrempée – je n'ai tout de même pas pissé jusque là ? Les amphores n'ont pas débordé que je sache ? Mais il ne s'agit pas d'eau, car c'est ça, l'eau : il s'agit bel et bien de feu. « Alice ! Alice ! Vous êtes de service ! Un feu vient de prendre, n'oubliez pas votre volontariat ! » Que ne ferait-on pas pour 7 euros 61 de l'heure… Elle se dresse et s'enfuit, moi aussi, le dernier sirti ferme les robinets.

    Donc nous ne verrons pas ce fameux incendie. Nous n'en serons pas même spectateurs, crainte sans doute de passer pour incendiaire. Au mieux, la vie fut un spectacle, et mieux encore, une imagination. Rien de plus fatigant que l'imaginaire. Et ce que j'avais vu, ou imaginé, je le transmettais, participant à la fraternité. Qui a vécu le plus ? Ô Shakespeare, ô Hamlet à deux balles !

    52 09 06

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    ...Trouverons-nous plus de repos dans une ville étrangère ? Qui suis-je, et qui fuis-je