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Quai de gare et cinéma

Jojdh et Arielle se retrouvent sur un petit quai de gare, Charlène a rejoint l'Arlésienne dans ses gazes. Moi, Jojdh, Fier-Cloporte, me trouve dans un cercle de brillants universitaires qui cette fois choisissent de parler ensemble. Je ne suis pas au centre de ce cercle, ni en limite de circonférence, mais j'aime bien d'un grognement ou hochement de tête montrer que je suis, qui je suis, un parmi les autres. Et lorsque le train arrive, vapeur en tête ! rien ne me surprend. Même sa forme ronde de vache grosse ne me cause pas le moindre émoi. La grosse dame y prend place Où partez-vous ? - Ligne frontalière » répond-elle, et avant que moi, Jojdh, j'aie pu reprendre la discussion de mes voisins sur Homère ou les moules, voici tout le groupe bien vêtu qui m'entraîne à l'intérieur du wagon sans cesser de papoter, trop tard pour réclamer ma valise archaïque au beau milieu du quai, toute seule et risible.

Me voici sans plus rien à lire, tout était là. La compagnie se rend à Borte-Folle, bourgade au bord d'un lac boueux, qui déborde. La poitrine déborde aussi de la grosse universitaire, qui prend cela comme un accès de gaieté dans le discours de Chubre, maître de conférence : « Ici se trouverait l'un des nombreux emplacements sacrés où Jean-Jacques Rousseau rencontra Mme de Warens. » Mais c'est faux. Archi-faux. La balustrade plaquée or qui empêche de fouler l'herbe indique un lieu inexact. Ce fut le long du bâtiment, sous un petit appentis. Un appentis sorcier. Chubre explique mal, d'une voix blanchie par le Lexomil. Chacun patauge consciencieusement dans les prairies honorées par les pas des deux tourtereaux qui jouaient à l'inceste, et qui jouissaient à l'époque d'un terrain sec, car pour nous, la boue monte à mi-mollet. C'est décidé, je quitte ces lieux crottés, me concentre à fond, dans la claire conscience de rêver – miracle ! Ma valise revient entre mes mains, le terrain se dessèche sainement, et me voici dans « une situation la plus agréable du monde », sicut fabulis dicitur, car une jeune femme bonde, mince et distinguée, se presse sur mon cul en se frottant à la petite cuillère, me retourne, me met sa langue en bouche au comble de la reconnaissance et me rappelle qu'une femme peut parfaitement se ruer sur un homme pour en tirer du plaisir.

Je reprends mon souffle et présente mes excuses, comme si j'avais été vulgaire, mais elle me sourit, heureuse. Mon plus grand regret de la vie, à l'instant de mourir, sera de ne presque pas avoir connu les femmes, de ne leur jamais avoir fait suffisamment confiance, non plus qu'à moi, d'avoir si rarement lu le plaisir dans leurs yeux ou sur leurs paupières. Même en moi, tu as peur des femmes. Et pas seulement de toi, mais de toutes. Et le 52 05 10, le voyage se poursuivit comme ceci : j'étais avec ma chère fille et ma chère femme dans un hôtel, cette dernière faisant chambre à part. Avec ma fille, lit séparé, mais ce n'est pas très confortable. Toujours est-il que mon épouse, à travers la porte ouverte, me gratifiait de ses plaintes sur son eau trop chaude (pas de douches en ce temps-là !), des chuintements grésillants de transistor à piles (mélodies à deux balles).

Nous étions en retard. Vous savez que dans les hôtels, il faut avoir déguerpi à 11h ! dans les petits, ceux d'autrefois, ceux qui n'avaient jamais entendu parler de normes européennes, aux temps bénis où l'on pouvait voyager, à 136F (25€ ) la nuit. Où les vieux robinets à pas de vis pouvaient goutter sans provoquer l'inspection générale des installations sanitaires… En Bavière, c'étaient déjà des prix effarants, à tant non pas la chambre mais à tant le touriste, alors qu'il est sans exemple qu'un couple coûte plus de dépense qu'une personne seule au requin d'hôtelier. Mais les Bavarois sont des gens riches. Et nous étions, en famille, à Munich cette fois. Ma fille et ma femme étaient la même personne, oscillant de l'une à l'autre, ce qui n'étonnera que les ignares, vous savez, ces analphabètes qui vont beuglant que les rêves, c'est que des conneries. Le train s'arrête à Munich et ne repart plus. Nous n'avons plus un centime, l'auberge où nous sommes descendus nous fait crédit, tout le personnel parle un français impeccable. C'est l'heure du cinéma, l'employé me demande si je la préfère à l'ancienne, sur écran devant moi, ou bien, juste dans mon dos, sur écran vidéo : je n'aurais qu'à tourner mon siège. Devant ou derrière moi, de toute façon, trois rangées de grosses têtes me bouchent un bon tiers de la vue. Que faire ? Ce que l'on fait en cas d'incertitude : on se rend en grande pompe aux Toilettes.

Les chats indécis se passent la patte sur l'oreille ; certains humains vont aux chiottes pour s'éclaircir les idées en se vidant la vessie. Adoncque, voici les toilettes du grand hôtel de Munich : inutile de la cacher, elles sont honteusement insatisfaisantes. Leur étroitesse n'a d'égal que leur frusterie : juste un trou à la turque, avec les fameuses semelles en ciment contre le dérapage. Très sec en tout cas, très propre. Ni dégoulinade ni suintement. Et quand j'en ressors, je me dirige vers l'une ou l'autre des aires de projection, j'entends d'images. Mais j'emporte avec moi un chef-d'œuvre de technique (« technologie » pour les pédants) : un clavier, un écran personnel. Cela me permettra de rédiger « sur la bête » ma propre critique cinématographique.

Jetée P.JPGD'autres spectateurs, je devrais dire semi-spectateurs, procèdent comme moi : ils ont les yeux fixés tantôt sur leur nombril (je ne sais ce qu'ils dactylographient) tantôt sur la séance publique, offerte par le Gasthaus. Pourquoi ne pas adopter le sans-gêne si largement répandu. Mais en voici pourtant une forte limite : une forte femme, retardataire, s'assoit à trois places de moi, écrasant de ses cartilages une mince jeune fille qui se met à protester : elle peut le faire, tout le monde s'étant enfoncé dans les deux oreilles ses écouteurs. Je bourre donc les miens bien à fond dans le conduit auditif. Ils correspondent, ceux-là, au film qui défile sous mes yeux. La séquence en cours propose un père de famille qui déclare comme ça, tout de go, son intention d'emmener son fils au cinéma porno : « Je repasserai le prendre à la fin de la séance », à condition peut-être pensai-je à part moi de ne pas le tenir par la main.

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