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Patrons et clients à Rome

De nos jours on y met les formes, du moins en Europe, mais cela ressemble encore à bien des choses actuelles. Cela s'appelle du "clientélisme", voire du "népotisme". Adoncques un beau jour, les cortèges de nos deux zigotos se croisent, leurs arrière-gardes s'insultent, puis se tabassent quelque peu, et voici les deux troupes qui reviennent sur elles-mêmes, et la castame devient générale. Le vilain Clodius et le gentil Milon se retrouvent face à face, écumant de rage, et se foutent sur la gueule en personne. C'est le gentil Milon qui tape le plus fort, et la bande à Clodius emporte le cadavre sanglant (en un seul mot) du méchant Clodius, le brûle devant le Sénat en bois inflammable et y fout le feu.
    Vous voyez que nous n'avons pas encore brûlé la chambre des dix putains euh des Députés. Emeutes, hurlements, les braves gens restent chez eux et chient. Pompée, maître de Rome tout de même convoque le Grand Tribunal en Chef, et Cicéron, qui aime bien Pompée le républicain, mais admire le vilain César jusqu'ici très lointain, se met à plaider. A ses yeux, Milon a débarrassé l'Etat d'un brigand, lequel se serait bien vu consul autrement dit chef en chef, faisant et défaisant les lois au profit de sa seule personne. Milon, quant à lui, n'a usé que du droit de se défendre. Il fait le fier, d'ailleurs, ce qui indispose les juges. Les faits sont relatés, précis, pittoresques.
    Les protagonistes sont hissés jusqu'aux nues, ou traînés dans la boue merdeuse. On recherche tous les antécédents de Milon, qui sont foison : illégalités, délits, vols, débauches et autres assassinats. Milon n'est que douceur, angélisme et vertu. Il doit être considéré comme un héros, bienfaiteur de l'Etat, et c'est vrai : il ne reste plus qu'un fouteur de merde sur deux. Alors, c'est la grande envolée lyrique, la péroraison, où l'on rameute tous les dieux de l'Olympe et tous les grands principes, droits de l'homme, égalité des chances, amour de l'autre et de sa kalachnikov et tout le toutim, ce qui nous rappelle vaguement quelque chose. Ecoutez la péroraison, avec ce qui précède : chapitre XXIV, § 92 - "Mais en voilà assez sur la cause, et même trop peut-être hors de la cause. Que reste-t-il à faire ?"  La cause est entendue n'est-ce pas, il n'y a plus qu'à faire ronfler de belles phrases, en agitant harmonieusement sa toge de citoyen.  
    Auparavant, chinois, Cicéron s'était récrié sur l'incendie du Sénat, templum sanctitatis, "sanctuaire de sainteté", comme le traduit maladroitement le traducteur, "de grandeur, de sagesse, siège du conseil public, haut-lieu de la cité, autel des alliés, port de refuge de toutes les nations, demeure concédée par le peuple tout entier au seul ordre sénatorial, nous l'avons vu incendié, détruit, souillé ; et cela ne fut pas l'ouvrage d'une multitude aveugle - ce qui serait déjà lamentable - mais un seul homme en est l'auteur." N'en jetez plus, la cour est pleine! Qui pourrit encore dire cela du Sénat ou du Palais-Bourbon sans déclencher des tonnerres de rires ?
    Rappelons qu'à Rome, c'était non pas le roi mais le peuple qui était souverain par la grâce DES DIEUX. Ces derniers intervenaient dans la vie politique, par des présages, bons ou mauvais. Et malheur à qui méprisait  les avis des dieux ! "Et celui qui a ét apaable de tant d'audace, tantum ausus sit, comme brûleur de cadavre au service d'un mort, que n'aurait-il pas osé comme porte-enseigne de Clodius vivant !" On embrasait le bûcher en détournant les yeux. Le brûleur de cadavre, le tustor, était en ce cas non pas un prêtre mais un émeutier, vil instrument de Clodius.C'est donc, indirectement, Clodius son maître qui a foutu le feu, même après sa mort, au sacro-saint Sénat, véritable autel de la démocratie romaine !
   Les casemates.JPG Sacrilège. Lèse-majesté. Carrément. "Il a choisi la curié pour y jeter son corps, pour que Clodius l'incendiât mort, après l'avoir bouleversée de son vivant" - le maître et le simple exécutant ne sont pas ici distingués : "Et il y a des gens pour se lamenter à propos de la voie Appienne, quand ils  ne disent rien de la curie et pour penser que lorsqu'il respirait encore on aurait pu défendre le Forum contre lui, quand la curie  n'a pu se défendre contre son cadavre!" - la curie, c'est le bâtiment où se tenaient les séances du Sénat. La voie Appienne, c'est là que le méchant Clodius s'est fait assassiner. Deux poids deux mesures : on s'indigne de l'assassinat sur cette grande avenue, maais on ne s'indigne pas sur l'incendie du temple de la nation. De même ces temps-ci, le monde s'est indigné d'un exécuté, en oubliant totalement les 46 autres exécutés avec lui. L'indignation à sens unique n'a jamais cessé de régner. Nous croyons-nous si différents ? Admirez d'autre part comme l'image littéraire prend le pas sur l'argumentation, qui devient faiblissime ? Opposer les dégâts provoqués par un mort aux dégâts provoqués par un vivant ? Rien à voir, au point de vue de la logique : il aurait mieux valu aloirs le laisser en vie, ce méchant Clodius, ainsi, il aurait causé moins de dégât. Argument nul, appel à l'émotion au détriment du raisonnement. Nous  ne faisons plus cela, n'est-ce pas...
    Et Cicéron d'enfoncer le clou : "Rappelez-le, rappelez-le, si vous le pouvez, si potestis, d'entre les morts ; briserez-vous les violences d'un vivant, quand vous avez grand peine à contenir les fureurs d'un homme sans sépulture ?" - en effet, il n'a pas été brûlé selon les règles liturgiques ! Il reviendra vous tirer par les pieds comme une âme infernale !  Horreur et putréfaction ! "Avez-vous donc contenu ces hommes qui ont couru à la curie, ad curiam cucurrerunt, avec des torches, au temple de Castir avec des faux et se sont répandus dans tout le Forum avec des épées ?" Le Forum, c'était la grand-place où se traitaient de bouche à oreille toutes les grandes affaires de l'Etat, un peu comme les couloirs de l'Assmblée dirions-nous. "Vous avez vu massacrez le peuple romain, disperser à coups d'épée l'assemblée qui écoutait en silence, audiretur silentio le tribun de la plèbe Marcus Célius, valeureux serviteur de l'Etat, inébranlable champion de la cause qu'il soutient, tout dévoué àla volonté à la cause des gens de bien et à l'autorité du Sénat, et qui témoigne à Milon, dans la réprobation dont il est l'objet, comme dans son exceptionnelle fortune, une héroïque, une incroyable fidélité." C'est trop, c'est trop.
    Les notes en bas de page nous informent sur un mot qui ne figure pas dans le manuscrit H, de Cologne, et c'est en avoir assez dit sur le trublion Titus Annius Milon, qui rappela Cicéron de l'exil, ce qui expliue bien des choses, lui-même pour finir exilé à Marseille d'où il reviendra pour se faire tuer dans une révolte contre César. Moralité, ne vous mêlez pas de politique, dès qu'elle se fait à coups de poignards. Enfin si le coeur vous en dit...

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