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Nous sommes des millions à écrire

Je manipule ces reliques archivées, propriété des morts et de leurs héritiers. Mes lettres ne figureront pas en face des siennes : futiles, surjouées. Ma sincérité ne saurait se manifester sans projecteurs ni plateau. Mes gambades raides compromettraient, corrompraient tout. C'est sa rudesse, sa modération, qui méritent la surface, et d'imaginer ce que je n'écris pas fera paraître ma prose absente plus profonde et plus méritante.

La première lettre est de juin 2055, nous sommes encore à nous vouvoyer. Kosta oublie autant que moi ce qui nous a fait connaître. Mes envois du Singe Vert se font au hasard d'un ordre plus ou moins alphabétique. Il se demandait ce que j'en ferais, plaisanteries de bon ou mauvais ton. Une liasse en est à classer une autre déjà classée. Il faut intercaler la première dans la deuxième. L'une d'elles a longtemps nagé dans un de ces classeurs munis jadis d'une pince à bascule, inadaptée aux formats « enveloppe ». En 2012, 2059 nouveau style, Kosta m'envoyait une page tirée de mon site d'édition en ligne : «Mais comment fais-tu pour être aussi célèbre ? » En effet, l'édition en ligne, quand elle fonctionne ! permet de donner l'illusion d'une mort illustre.

Oeuvres d'art d'une grande beauté dga.JPGIl écrivait aussi, heurté au mystérieux plafond de verre. Il me saluait «bien humblement », se payant nos deux têtes à la fois. C'était un jeu. Difficile à dater. « Le 18 ou 19 août 2 mille et quelques années après la naissance de notre Sauveur incompétent ». Au recto, une femme rondes à l'encre de Chine. Peut-être que souvent nous n'avions rien à dire. Tout sera-t-il brûlé ? Qu'attendre d'un héritier qui parcourant du regard mes étagères n'a rien trouvé de mieux à dire que « ça en fera du papier, tout ça... » J'ai effleuré la vie, j'ai remué bien du papier. Kosta m'envoyait de piètres poésies de province ou d'Outre-Mer. J'étais supérieur à eux, papier, papier. Alexakis par exemple donne en prose l'impression de mâcher du papier au point de m'en laisse le goût dans la bouche. Nous sommes des millions à composer, décollant du sol nos petites chansons. Courant 2061, à deux ans de sa mort, mon héros vêtu de gris (élégance suprême) m'écrivait encore, avec un timbre  qui représentait des poireaux. Il me dirait de moins écrire, « pour [lui] laisser le temps de [se] retourner ». De nombreuses jeunes filles écrivent ainsi, entre deux caresses énergiques, de ces consternants romans peuplés d'homosexuels aphones, ayant déjà délivrer par l'anus leur dernier messages. Ils tournent leurs verres entre les doigts comme chez Françoise Sagan.

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