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L'Homère d'alors

Il faut vous n'en disconviendrez pas un certain aplomb pour traiter en vingt-cinq minutes d'un sujet aussi respectable et rebattu que l'Iliade et l'Odyssée d'Homère. D'abord s'est posé un grave problème d'attribution : le style et les préoccupations des deux œuvres diffèrent assez, sans parler de leur différence de dates de composition, pour qu'il ait été nécessaire, fort tôt, de distinguer entre deux auteurs. Encore ne s'agit-il pas d'un auteur à proprement parler, mais de plusieurs, s'inspirant les uns des autres, et constituant ce qu'on appelle un « corpus homérique ». Une théorie veut que ces textes soient l'émanation d'une grande quantité de chants populaires anonymes, transmis de bouche à oreille, et enfin réunis sous les tyrans Pisistratides à Athènes.

D'autres dont je serais volontiers ont fait observer que le caractère savant, voire alambiqué, particulièrement littéraire, des compositions connues sous le nom d'Homère, ne pouvaient avoir été le fait que d'un aède, entendez un trouvère antique, particulièrement versé en versification. En effet, la langue d'Homère, que ce soit celle de l'Iliade ou de l'Odyssée, n'a jamais été parlée par aucune peuplade. Le fond est ionien, sans aucun doute : l'Ionie est cette partie de l'œkoumène hellénique correspondant à la côte occidentale de l'Asie Mineure, où l'on parlait le dialecte ionien. Mais il faudrait pour donner une juste image employé par les auteurs évoquer le mélange de parlers provençal, picard et poitevin, par exemple, sans oublier de mélanger les époques.

Ce qui importe en effet est la régularité, la correction des vers ; les vers grecs obéissent non pas à un système de rimes, mais à une succession de rythmes (« rimes » et « rythmes » constituent d'ailleurs un doublet étymologique) où les syllabes brèves et longues doivent se succéder selon des règles strictes, comme les blanches et les noires dans une partition. Donc, il faut allonger ou raccourcir les syllabes de façon à faire entrer le mot dans ces successions, à la fois rigides et souples. D'où le recours à différents dialectes, à différentes étapes de la langue, voire à des allongements ou élisions artificiels. Voilà bien de la technique, dira-t-on ; mais quid de Troie, de sa guerre et de ses légendes ?

Oui. Troie a existé ; souvent des documentaires télévisés nous rappellent la surprenante carrière de Schliemann, qui armé des seuls textes homériques et de son intuition, finit par découvrir des villes superposées, des trésors, exactement là où Homère avait indiqué le déroulement de son épopée. Vous savez également que la Troie qu'il avait découverte n'était pas « la bonne », qu'il s'était trompé sur les datations. Je vous renverrais donc volontiers aux nombreuses publications sur ce sujet. Mais je voudrais impudemment ajouter mes impressions personnelles à la lecture de l'Iliade et de l'Odyssée, au sujet desquelles les émerveillements archéologiques me sont restés assez étrangers.

Vas-y Pépé, on m'a parlé de toit..JPGPour autant que je m'en souvienne, j'ai fait connaissance avec les héros de ces épopées dans une collection qui faisait la joie des enfants instruits dans les années 60 : « Contes et légendes ». Il y en avait « tirés de l'Iliade et de l'Odyssée », des « tirés de l'Antiquité »... J'appris donc les histoires d'Achille et de Patrocle, d'Agamemnon et de Clytemnestre, dans ces éditions pour enfants. On ne parle pas chez Homère de Clytemnestre, qui assassina son mari à son retour de guerre (le siège avait duré dix ans !), mais les explorations de littérature grecque faites par moi m'apprirent très vite que toutes ces légendes se rattachaient étroitement les unes aux autres, depuis les épopées jusqu'aux tragiques hellènes, et aux poèmes alexandrins tardifs.

Toujours est-il que je ressentais à la lecture de ces textes, comme à celle des textes ultérieurs, les œuvres véritables cette fois, une impression de fraîcheur. Précisons : ces noms que je ne connaissais pas, si difficile à prononcer, me renvoyaient à l'inconnu, par leurs syllabes capricieusement assemblées ; les faits me semblaient parfaitement absurdes, jamais un homme comme les autres n'eût réagi comme ces reines, ces rois, ces guerriers. Ils s'agitaient noblement, proféraient des paroles lentes, toutes empreintes d'un air salin, méditerranéen. Il y avait toujours du soleil, du vent, de l'eau. Tout résonnait dans un espace particulier, où régnaient à la fois l'immensité et cet écho rapproché qui frémit dans les carrières sèches, aux parois verticales et calcaires.

Ces gens-là me semblaient à la fois extrêmement vieux et proches de moi par une grande jeunesse accordée à l'enfance, que je n'appelais pas encore puérilité. On aurait dit – ce « bouillant Achille » qui se vexait, qui boudait ; cet Agamemnon qui voulait à tout prix rester le chef , cet Ulysse astucieux et rechigné – on aurait dit des adultes qui jouaient aux enfants, avec ce malaise toujours perçu par les enfants vis-à-vis de ce décalage. Des petits vieux qui voulaient se mettre à danser, à jouer la tragédie, alors qu'ils étaient perclus, et n'évoquaient que des choses désagréables. C'étaient des histoires pour vieux enfants, ou pour adultes attardés : quelque chose de bien sympathique, mais de malsain, d'obligatoire (« On va jouer, tout le monde devra trouver ça extrêmement tragique ») - un second degré perçu par soi, lecteur, mais dont les acteurs, à qui manquait décidément quelque chose d'humain, de frémissant, d'actuel – n'avaient pas la moindre conscience.

Ce n'est que bien plus tard, et parce que mes manuels me l'indiquaient, que je me suis aperçu de l'humour de certains passages. Un humour vraiment lourd, ou beaucoup trop subtil. Un humour qui ne serait pas d'ici, ou d'un autre monde temporel. Tous me semblaient, les Ajax, Diomède qui blessa la déesse Aphrodite à la main, couverts d'une sorte de gloire picturale, de poussière divine mais poussière quand même, empêchant qu'on les prît tout à fait au sérieux, je veux dire, qu'on les mît en rapport avec notre humanité à nous. Bref ils me fascinaient et me détournaient à la fois, car je sentais sur eux des tonnes d'artifice. Bien plus tard, à cinquante ans peut-être, je me rendis compte de leur humanité. Cela me fut d'abord suggéré par les manuels, car les personnages de cette sorte, alourdis qu'ils deviennent de tout un arsenal, de toute une bibliothèque de commentaires doctes et systématiquement favorables, ne peuvent plus, très vite, se mouvoir librement dans un imaginaire de lecteur.

Donc, Jacqueline de Romilly (par exemple) aidant, je me rendis compte que ces héros, ces héroïnes (c'est plus difficile pour les femmes, engluées dans des conventions littéraires encore plus fortes) n'étaient pas si éloignés que cela de certaines parties de mon âme. Il ne s'agit pas d'une modification de mon jugement, d'une maturité acquise avec l'âge, mais bien d'une altération probable de mes sécrétions hormonales ou synaptiques. C'est très curieux. Cela se passe « sous les yeux de mon cerveau » : petit à petit ces héros figés dans leurs grandiloquences lointaines me semblent, peu à peu, et non sans malaise, car ces gens-là pouvaient bien sans inconvénient rester dans leurs musées de marbre, commencer à se transformer en personnes de chair et de sang.

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