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Tolstoï de Romain Rolland

    Romain Rolland s'évertue à parcourir ces méandres, explicitant comme il peut les revirements, les contradictions, les énormes sottises du Russe qui n'avait pas beaucoup voyagé, faisait un recueil de poésies françaises en recopiant toutes les pages 28 des livres à sa disposition (je n'invente rien, c'est d'ailleurs extraordinaire d'insolence), et parfois, c'est agaçant : le génie Tolstoï a toujours raison. Forcément, il écrit Guerre et paix, La mort d'Ivan Iliitch qui est un chef-d'oeuvre absolu sans la moindre fioriture : le cancéreux agonise trois jours et trois nuits en ne reprenant son souffle que pour crier de douleur, si bien que toute la famille l'a relégué dans la pièce la plus reculée de toute sa vaste maison... on ne sort pas indemne de La mort d'Ivan Iliitch.
    Ce dernier ne trouve de soulagement que dans un paysan, à son service, qui se relève la nuit pour lui soulever les jambes au-dessus du matelas, seul soulagement possible pour l'agonisant, qui éprouve alors des élans de fraternité. Si tu écris, si tu composes,  si tu dessines, sans avoir plus ou moins conscience de ta fraternité avec les hommes, en te sentant supérieur, tu rates ton coup, tu manques à ta mission, que Dieu ou n'importe quoi t'ont donné par faveur spéciale. Tolstoï émancipa ses serfs, qui se méfièrent de crainte de se faire rouler. Il rendit sa femme dingue de jalousie, la chargeant de plus de recopier ses oeuvres en méprisant ce qu'elle composait elle-même.
    Ce fut un homme, Mann und Mensch, empêtré dans ses missions contradictoires, sublime et crétin, écartelé entre l'individu et le collectif, entre le grand Un-Tout-seul et le grand Un-tout-le-monde. Romain Rolland, nous allons le voir, cite souvent l'auteur dont il retrace la biographie, autant interne qu'externe  "Enfin, l'expiation volontaire. Nikita, acompagné de son père, le vieux Akim, entre, déchaussé, au milieu d'une noce. Il s'agenouille, il demande pardon à tous, il s'acuse de tous les crimes. Le vieux Akim l'encourage, le regarde avec un sourire de douleur extatique :
    Dieu ! oh ! le voilà, Dieu !
  

Vue de babord arrière.JPG

 Ce qui donne au drame une saveur spéciale, c'est sa langue paysanne.
    "J'ai dépouillé mes calepins de notes pour écrire La puissance des ténèbres", disait Tolstoï à M. Paul Boyer.  
    Ces images imprévues, jaillies de l'âme lyrique et railleuse du peuple russe, ont une verve et une vigueur auprès desquelles toutes les images littéraires semblent pâles." Distinguons cependant les expressions paysannes d'un peuple enraciné en lui-même du langage rudimentaire de certains éléments banlieusards. Question : la pauvreté culturelle peut être considérée comme le terreau d'une culture ? vous avez quatre heures, je ramasse les copies à midi. "Tolstoï s'en délecte ; on sent que l'artiste s'amuse, en écrivant son drame, à noter ces expressions et ces pensées, dont le comique ne lui échappe point (1. Il s'en faut que la création de ce drame angoissant ait été pour Tolstoï une peine. Il écrit à Ténéromo : "Je vis bien et joyeusement. J'ai travaillé tout ce temps à mon drame (La puissance des ténèbres.) Il est achevé." (Janvier 1887, Corresp. inédit., p. 159.) - oui, une pièce de théâtre, qui apparemment ne brille pas par sa subtilité - "tandis que l'apôtre se délecte des ténèbres de l'âme.

    "Tout en observant le peuple et en laissant tomber dans sa nuit un rayon de la lumière d'en haut, Tolstoï consacrait à la nuit plus sombre encore des classes riches et bourgeoises deux romans tragiques. On sent que la forme du théâtre domine, à cette époque, sa pensée artistique. La mort d'Ivan Iliitch et La sonate à Kreutzer sont toutes deux de vrais drames intérieurs, resserrés, concentrés ; et dans La sonate c'est le héros du drame qui le raconte lui-même.
    La mort d'Ivan Iliitch (1884-1886) est une des oeuvres russes qui ont le plus remué le public français. Je notai, au début de cette étude, comment j'avais été le témoin du saisissement causé par ces pages à des lecteurs bourgeois de la province française, qui semblaient indifférents à l'art. C'est que l'oeuvre met en scène, avec une vérité troublante, un type de ces hommes moyens, fonctionnaires consciencieux, vides de religion, d'idéal, et presque de pensée, qui s'absorbent dans leurs fonctions, dans leur vie machinale, jusqu'à l'heure de la mort, où ils s'aperçoivent avec effroi qu'ils n'ont pas vécu. Ivan Iliitch est le représentant de cette bourgeoisie européenne de 1880, ui lit Zola, va entendre Sarah Bernhardt, et, sans avoir aucune foi, n'est même pas irréligieuse : car elle ne se donne la peine ni de croire ni de  ne pas croire, - elle n'y pense jamais." Et nous avons ajouté en marge "Les autres non plus" ; oui, mais nous avons besoin d'exemples relatifs précis : nos générations ne ressemblent pas du tout, malgré tout, à ces gens de cette époque-là.
    Un peu, mais pas tout à fait. Poursuivons :
    "Par la violence du réquisitoire, tour à tour âpre et presque bouffon, contre le monde et surtout contre le mariage, La mort d'Ivan Iliitch ouvre une série d'oeuvres nouvelles ; elle annonce les peintures plus farouches encore de La sonate à Kreutzer et de Résurrection. Vide lamentable et risible de cette vie (comme il y en a des milliers, des milliers), avec ses ambitions grotesques, ses pauvres satisfactions d'amour-propre, qui ne font guère plaisir, - "toujours plus que passer la soirée en tête-à-tête avec sa femme", - les déboires de carrière, les passe-droits qui aigrissent, le vrai bonheur : le whist. Et cette vie ridicule est perdue pour une cause plus ridicule encore, en tombant d'une échelle, un jour qu'Ivan a voulu accrocher un rideau à la fenêtre du salon. Mensonge de la vie. Mensonge de la maladie. Mensonge du médecin bien portant, qui  ne pense qu'à lui-même."

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