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Le ravi de la crèche

"D'où tu parles, toi ?" Cette injonction stupide de 1968, permettant de disqualifier d'emblée le fils de patron ou d'encenser non moins d'emblée le Noir ou la Femme, quoi que l'une ou l'autre puissent dire, m'avait toujours semblé d'une agressivité sectaire. Emmanuel Carrère la trouve très légitime : il est bon de connaitre celui qui parle, sans pour autant tirer de conclusions hâtives. Emmanuel Carrère ne va donc pas jusqu'à blâmer ou louanger tel ou tel sous prétexte qu'il a telles ou telles origines sociales et culturelles. Et pourtant, nous l'avons fait : l'auteur du Royaume, paru en 14 aux éditions P.O.L., est le fils de Mme Carrère d'Encausse, de l'Académie Française, qui a prédit que l'URSS s'effondrerait à l'exception des pays Baltes, et qui s'est trompée bien des fois dans ses prédictions.

En tant que fils, Emmanuel n'a pu connaître aucune difficulté à faire publier son livre. Son livre est donc nécessairement mauvais, entaché d'une sorte de péché originel. Grief inepte évidemment. Second : "la monotonie la plus grande, celle de la véhémence affectée..." Ce grief provient de Mme de Staël, fille du ministre Necker, voir plus haut. Donc, je joue "fille de" contre "fils de". Seconde ineptie. "Je ne veux pas me faire lobotomiser" : note en marge. Et d'autres notes, tout au long de ce long livre (600 pages et plus) où le lecteur rétif râle contre la croyance chrétienne. L'itinéraire de l'auteur consiste en une foi ardente jusqu'à plus de vingt ans, puis en une désaffection, puis en un retour sur soi : "Comment se fait-il que j'aie perdu la foi, est-il possible de la retrouver, examinons les textes." Il étale donc sous les yeux du lecteur récalcitrant son itinéraire personnel, allant jusqu'à nous décrire ses délires pornographico-vidéastes ce qui m'a bien plu - mais "hors sujet". A présent, je reprends les procédés de l'auteur, j'étale mes tripes, mais comme ce sont les miennes, j'estime cela très bien et très honnête.

Il faudrait savoir. Une seconde lecture au moins partielle, plus calme, rejette les phrases rageuses figurant dans les marges, et découvre, ou feint de découvrir, une écriture moderne, scrupuleuse, documentée, imaginative dans les endroits où les sources deviennent floues ou elliptiques, mais sans exagérer non plus la reconstitution. Le ton est personnel, pressant, convaincu, perplexe, rien n'est caché des hésitations de l'auteur, les sources sont mentionnées sans notes exaspérantes en bas de page : Emmanuel Carrère est un excellent pédagogue, retarde ses conclusions, emboite un sujet dans un autre, retombe sur ses pieds, nous entraîne avec patience et passion sur le chemin cahoteux de sa découverte, de ce qu'il faut bien appeler son itinéraire spirituel.

carrère,croyance,PaulAlors les griefs s'effacent, les notes du lecteur paraissent sans objet, car il a résisté de toutes ses forces à la grâce de l'écrivain pour ne pas retomber dans le christianisme niais du ravi de la crèche. L'auteur est énervant, il s'extasie sur des légendes, un peu comme si nous voulions retrouver "en vrai" les femmes sautées par Jupiter ou l'emplacement exact de l'Enfer de Dante. Emmanuel, lui, y a cru, croit encore au caractère historique de toute cette histoire évangélique, propose de voir en Jésus, comme Renan, non pas bien sur le fils de Dieu, mais un homme exceptionnel qui aurait vraiment existé, aurait vraiment prêché, miracles mis à part.

Carrère ne croit plus, mais il a remplacé la foi par l'enthousiasme, l'admiration bêlante et virile en face de tant de lumières : il cherche sincèrement qui était le véritable Donald, qui était le véritable Mickey. Il s'extasie sur les conneries de Pluto, Dingo et Rantanplan. Alors forcément, ça agace. C'est qu'il ne redemande qu'à y croire, ce con. Mais il faut lui reconnaitre toutefois un vrai talent de persuasion et de reconstitution. Il compare sans cesse les faits de cette époque avec ceux de maintenant, rapproche l'extension de la culture latine de celle des Américains, compare les cercles de chrétiens aux clubs de yoga ou de relaxation jusque dans les petites villes : on s'exerce à la méditation sans pour autant croire aux dieux tibétains ni faire tourner les moulins de prières.

Comme tous les convaincus, il relate les légendes, comme celle de Saül devenu Paul après une illumination sur le chemin de Damas, ou celle du Christ ressuscité ("comment cela s'est-il pu faire, et avons-nous des preuves"), ce qui est agaçant. Accordons-lui le bénéfice de la bonne foi, et parlons du Juif Paul, qui exista réellement, ainsi que son disciple Timothée, et dame Lydie, qu'il rencontra en Thrace, car les premières communautés chrétiennes se composaient presque seulement de femmes :

"Une ville comme Philippes est peuplée pour moitié de Macédoniens de souche, pour moitié de colons romains. Sans doute y a-t-il peu de Juifs, car il n'y a pas de synagogue. Il existe en revanche un petit groupe qui se réunit hors les murs, au bord d'une rivière, pour célébrer informellement le sabbat. Ses membres ne sont pas juifs, ils n'ont qu'une idée très vague de la Torah. Je me les représente comme ces amateurs de yoga ou de taï-chi qui, dans une petite ville où il n'y a pas de professeur, s'arrangent pour pratiquer quand même, avec un livre, des vidéos, ou sous l'autorité du seul qui, parmi eux, a suivi ailleurs quelques cours ou participé à un stage." Précisons que la ville de Philippes se situait entre l'actuelle Bulgarie et la mer Egée au sud. Les derniers républicains romains y avaient été vaincus en 42 avant J.C. "Ce genre de groupe, en général, est majoritairement féminin et, si hétérodoxe que ce soit s'agissant d'une religion où le service ne peut être célébré qu'en présence d'au moins dix hommes, c'est le cas de celui de Philippes : Luc, dans son récit, ne mentionne que des femmes. Il est possible qu'il les connaisse déjà, qu'il ait déjà participé à leurs réunions et qu'il sache ce qu'il fait en leur amenant ses trois nouveaux amis".

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