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La nuit je vis

Comme nous voyageons, mon Dieu, nous ne pouvons nous arrêter. Autrefois nous courions partout, nous avons même habité Vienne, chose inenvisageable à présent. Nous sommes si frileux. Il faudra que je baisse ce chauffage qui ronronne avant de tomber en panne. Jadis nous habitions un vaste appartement, comme dans le Guépard, Il Gattopardo, vaste comme un palais où l'on se saute sur les sommier, j'étais jeune au point de réviser mon bac, dans un livre d'histoire : L'Europe, un pays civilisé. Les autres apparemment ne l'étaient pas, ou autrement, autant dire pas du tout. Quant aux Tibétains, ils ne se lavent pas et sentent très mauvais. Perpillou, 1962. À la page où j'en suis, une armée photographiée s'avance en formation, pour civiliser l'Abyssinie et ses facette nere. Bon Dieu la pilée qu'ils se sont prise. « Une nouvelle vision de l'homme » : belle tête de chapitre.

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Plus loin, des cartes où figure l'Allemagne de l'Est intitulée Tiefes Deutschland, Germanie Profonde. La frontière est symbolisée par une succession de portes de prison. Invitation à l'évasion. Mais rempart : le reste, à l'ouest, n'est sans doute qu'une Allemagne superficielle, Oberflächiges Deitschland. La Civilisation Occidentale est venue tirer les Boches à l'ancienne de leur fosse commune. Il faut que le passé crève, tout admirable soit-il. Les touristes venaient admirer les culottes en cuir à larges bretelles brodées. C'étaient des Américains âgés, burinés, qui chantaient dans les autocars et sur les terrasses combles des refrains pleins d'entrain, déjà triomphants. En face, dans les usines de fond de vallon, les jeunes ouvriers de l'Est, maigris, la peau grumeleuse, crachaient leurs poumons entre leurs chicots noircis de tabac. Arielle et moi sommes partis cueillir de ces longues tiges d'osier fraîchement plantées. Il ne fallait pas nous faire voir dans notre œuvre de destruction, nous pataugions dans la boue des talus, glissant parfois dans les fossés sous les nuages.

Puis nous rangions les tiges dans le coffre arrière, afin de poursuivre notre avance : ces satanées plantes, nous ne les arrachions pas par plaisir, mais parce qu'ils finissaient par recouvrir toute la route ! Saleté de paysans de l'Est, ils ne pouvaient donc pas entretenir leurs voies de communication ? Les fossés, çà oui, pour les creuser, ils les creusent ! Soudain nous entendons, sourdant pour ainsi dire de la boue, des cris de jeune fille tombée : un fossé plus profond que les autres, véritable fosse individuelle, s'ouvrait sous nos souliers vernis : j'ai reconnu l'une de mes disciples, restée à son âge, qui appelait à l'aide sans pouvoir se dégager. « N'avancez pas, madame ! Vous êtes en chaussures de ville, je le vois d'ici ! Un pas de plus et le rebord glissant vous envoie jusqu'ici ! »

Ce qui doit arriver arrive : voilà ma Femme tombée au niveau de cette branleuse, qui pensait surtout à sortir du trou. Mais l'argile a des avantages : elle étouffe mais ne blesse pas. Elle soigne les écorchures, sous réserve de ne contenir aucun germe. Après bien des efforts, glissades et retombées, nous revenons dans une pièce chaude, où reste assis un étudiant penché sur ses dossiers. Il fait bien sec. L'étudiant ne réagit pas à notre intrusion, tout barbouillés de terre que nous sommes. À ses marmonnements nous devinons qu'il révise une biographie de Bismarck : n'est-il pas étrange, contre-productif, de l'apprendre par cœur ? Nous lui touchons l'épaule, il s'effondre de biais sans modifier sa courbure : est-il de bois ?

Il se déplie au sol et se dresse frénétiquement sur ses patte : nous étions suivi d'un chat tout griffu sous son badigeon de bouillasse, qui s'enfuit de biais à travers la pièce, puis les suivantes, moi-même à ses trousses, alors, quand je l'ai rejoint, coincé contre un mur, je l'élève sur ma poitrine et le caresse, étalant nos deux boues sur le pelage et les vêtements. Un peu étouffé il se laisse faire, car j'adore serrer les chats de toutes mes forces sur ma poitrine. Je le reconnais bien, il s'appelle Krakouf, sa disparition m'a toujours bouleversé, nous nous reconnaissons à nos contacts respectifs. Un chat, c'est bien pratique : dans le ciment frais, la boue, le vomi, toujours il est possible de le nettoyer, de le sécher près d'un feu ou d'un radiateur, et de le rendre propre et parfaitement caressant.

La nuit, je vis. Le temps se bouscule enfin, sans tyrannie d' « avant » ou d' « après », nous revivons

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