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Aux frontières de la folie

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Ô voyages ! déplacements, plutôt, tout juste dignes d'un représentant de commerce en ce temps-là, où rien ne me réduisait à mendier ni personne, il m'était facile de gagner à pied l'extérieur d'une ville, de parvenir au bas d'une prairie, de sentir la véritable terre ou l'herbe sous mes pieds. C'était au bas d'une pente et le vent soufflait assez aigrement par les insuffisances d'une haie. Mais, voyez-vous, c'était de l'air, c'était de la liberté. Et à portée de mes papilles, d'énormes tablées occupées de convives, avec des banderoles : ici mangeait je ne sais quel congrès champêtre de gros producteurs de charcuterie fine : saucissons et foies gras de circuler dans les exclamations de satisfaction.

Mais peut-être les gros de la charcuterie fine sont-ils particulièrement susceptibles : à la suite d'une remarque déplacée, d'un compliment tiède ou perfide, les voici qui se jettent toutes leurs productions à la gueule en grouinant comme des porcs. Alors je reste au bas de ma prairie : juste voir, écouter. Messieurs, leur dirais-je, vous vous trompez de cible. C'est le gouvernement que vous devriez bombarder de vos productions. Je comprends vos hurlements : ils s'adressent aux financiers gouvernementaux qui réduisent à néant vos bénéfices à grands coups de taxes nécessairement "arbitraires". De rage, ils se détruisent tout sur la gueule les uns des autres !

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La scène vire à l'hystérie, les faces prennent des rougeurs de chair à pâtée. Voici un saucisson qui vole vers moi ; j'en vole une grosse bouchée, puis je le renvoie vers la mêlée : s'ils me découvraient, je servirais un peu trop vite d'exutoire ou de bouc émissaire, leurs intelligences étant réduites à néant : 51 10 10 - la vie n'est qu'une errance. Tantôt à pied, tantôt sur un tapis volant. Du nord de Madrid, en pleine campagne, mon ombre avait rejoint Tarbes. Elle avait rejoint une présence invisible nommé Lauronse, père génétique de ma fille. Il était dans sa chambre, sur un matelas à même le sol. Depuis quelques jours je sais que ma fille me lira quand je ne serai plus.

Il faut pourtant que j'oublie cela, pour ne pas cabotiner. Assis près de Lauronse, que j'ai toujours nommé par son nom de famille, je regardais avec lui un appareil de télévision à nos pieds. Ma foi, il irait plus loin : sous prétexte de reflets sur l'écran, mon hôte se soulève au-dessus de moi pour éteindre la lumière d'ambiance. Le bon moment pour lui rappeler que je suis "hétéro à plus de 100%" - pourcentage très hasardeux... "Ce n'est qu'en rapport avec le passé !" répond-il. Mais il n'y a pas lieu d'en être nostalgique. Il ne s'est rien passé, dans le passé... Il serait pour le moins déstabilisateur vis-à-vis de "notre" fille de nous engager dans un flirt homosexuel à retardement, voire une liaison amoureuse (car nous ne faisons pas les choses à moitié) : deux pères, passe encore, mais qui couchent ensemble...

Une seule solution : fuir courageusement par la fenêtre (du deuxième étage, tout de même) et regagner le trottoir, à la faveur de rebords de murs ingénieusement disposés ; l'architecte ne pouvait avoir prévu cela - la Providence, vraisemblablement, si. Extérieur nuit, pluie légère, Hautes-Pyrénées. Ensuite ?... que l'opium me l'apprenne...

Le 13 octobre 2051, il m'a bien fallu fêter mes soixante ans. à présent j'en ai dix de plus. Et je me suis tant de fois égaré en route, même en ces dix dernières années... Arielle mon épouse, dont le nom signifie "loin de Dieu", m'apprend à planer : au bout de mes voyages, subsiste encore et toujours Bordeaux, qui a supplanté ma patrie. Planer, cela signifie ne pas toucher le sol, sans avion, sans parachute ou ULM, sans soutien d'aucune sorte. Et sous nous deux, règne une forêt clairsemée certes, mais parsemée de petits mâts pointus : comme des troncs bien ébranchés, puis passés au taille-crayons. Il faut se concentrer, gérer son souffle, rester confiant : la moindre défaillance nous transpercerait.

Pour elle aujourd'hui tout est simple : elle se montre pleine de prévenance, régle notre atterrissage en clairière, côte à côte. Alors se redéclenche dans ma bouche une sécheresse que j'avais oubliée, comme si en vérité mes mucosités s'étaient suspendues le temps de l'envol, pour se redéposer en tapisserie sèche sur tout l'intérieur de ma cavité buccale. Une bière légère, ça ne passe pas. Deux bières légères, toujours pas. Telle une pute au-dessus d'un bidet, grattant ses croûtes, il me faut enlever ces mucosités de l'intérieur même de mes joues. Depuis ce lieu où nous atterrîmes, je remonte tout seul un vague sentier en pente, qui me mène dans une clairière, devant un restaurant.

Il suffit d'entrer. On boit, on mange. "Buffet, libre service". Mon Dieu que les gens sont snobs. J'attendais des bûcherons, du moins une population locale, acueillante, affable. Malgré ma soif et ma faim, tout se bloque dans ma gorge : est-ce qu' "ils" ne sont pas tous à m'observer, à me juger en chuchotant ? Je paye furtivement, ce qui signifie "comme un voleur", je redescends à grans pas vers ma forêt d'atterrissage. Elle n'est pas moins riche de traces et de présence humaine. Ainsi, telle cabane ornementale, où nul par conséquent ne saurait habiter, à moins d'être un de ces nains proprets de bande dessinée : tout est ouvert, je vois un lit, des figurines de guerriers en postures volontairement grotesques - mais par la volonté de qui ? - je reconnais Astérix, Obélix !

Tout cela m'inspire trois photos, que je n'aurais assurément pas prises là-haut, dans le restaurant-buffet, parmi les vivants. Arielle, que j'avais quittée, se retrouve entre les arbres. Elle s'est moins égarée que moi : en direction opposée, à quelques centaines de mètres, s'étendait la ville de Rodez. Et nous avons rejoint le centre, en montant. Rodez est perchée sur une butte à 600 mètres d'altitude. Nous aimerions nous reposer, pour de bon, sur les sièges de notre voiture - nous l'avions pourtant laissée là, sur ce parking en contrebas peut-être, terrain vague aux nombreux nids de poule. "Tu vois ce trou, là, devant ? il y avait là notre voiture" - une passante me trouve drôle, mais si le sol ici engloutit la ferraille, qu'y a-t-il donc de si comique ?

Nos jambes nous rentrent dans le bassin. Nous parviendrons bien jusqu'à ce petit jardin, non loin d'ici (mais mon Dieu quelle fatigue) : Lauronse assurément nous logera dans sa cabane, ou Jean T. - il faudra bien que ce soit l'un ou l'autre. Ici le soleil ne fait que briller, nous nous couchons aussitôt, réchauffés par notre épuisement, puis nous ressentons, petit à petit, le froid réel qu'il fait sous ces tuiles : "J'en ai marre qu'iil fasse deux degrés". Excellente raison pour ne pas sortir de sous la couette. Arielle est épuisée. Elle ne veut rien faire, ni jouer aux cartes, ni discuter, juste ne plus bouger. La maison est glaciale.

On ne peut même pas y pisser : tous les voisins ont vue plongeante sur le jardin. "Tu vas au petit bar d'en face, de ma part ; ils te laisseront utiliser leurs toilettes sans consommer, même en robe de chambre : tu es, en quelque sorte, de la maison". Jean T. m'exposerait bien quelques vagues liens de cousinage, mais l'envie de pisser l'emporte. Rien de plus important, de plus importun, qu'une envie de pisser. De plus, la cabine est vaste : je peux ôter ma robe de chambre, "procéder à quelques ablutions" comme on dit dans les romans bien, me heurtant presque en ressortant au sieur Cartron, ancien élève (mais qu'est-ce qu'il fout là, à Rodès ?) qui me regarde, en blouson, viril et décidé.

Serait-ce qu'il me reproche quelque chose ? ..d'être resté trop longtemps enfermé là, sans tenir compte que d'autres aussi pouvaient utiliser la cabine. Ma fois, je m'en fous bien. Je lui passe devant, sans lui adresser la parole. Qu'il aille se faire pendre. 51 10 14. Je suis venu ici pour présenter des textes. C'est moi qui les ai composés. J'en suis tout fier. Mes juges seront mes amis : un enseignant retraité, Jean-B., sa femme, septuagénaire imbibée de tabac. Et ce n'est pas n'importe qui : n'importe qui ne peut pas habiter un tel château, avec une grosse tour, en lisière de ville. Ce n'est pas la première fois que je viens.

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