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Till Eulenspiegel

Que veut dire "Ulenspiegel" ? Assurément pas "le miroir à la chouette", comme semblent l'indiquer les illustrations traditionnelles, mais la déformation de deux mots flamands signifiant "votre miroir", à en croire De Coster, qui a réutilisé le personnage. Notre bouffon belgo-international présentait en effet un miroir à chacun de ses interlocuteurs, tel un nordique Socrate, et prétendait révéler les gens aux gens.

L'ouvrage qui vous est présenté remonte au milieu du XIXe siècle, et fut écrit par De Coster donc, Belge bilingue, en mémoire d'un héros remontant au début du XVIe. Nous tous qui avons fait des études germaniques conservons en mémoire ce facétieux personnage, ne répugnant pas aux plaisanteries scato, mais plein de rires, de grivoiserie et de bon sens.

Bernant toutes autorités, médicales, religieuses, juridiques, recevant au besoin maints coups de bâton, mais avec les rieurs de son côté, toujours prêt à s'en tirer, même parfois vaincu, par une pirouette. Il n'est que de se rappeler le pari qu'il fit d'apprendre à un âne l'art de la lecture, puis menant sa bête devant un livre et lui montrant alternativement deux lettres, lui faisant braire "I-A, I-A". La farce peu fine où il fait goûter à des juifs (en toute innocence du XIXe siècle) des crottes qu'il prétend être des truffes conférant à ceux qui les mangent des pouvoirs divinatoires se retrouve dans l'ouvrage de notre Belge amoureux du passé. Mais c'est à peu près la seule de ce tonneau, et les nostalgiques de l'exactitude textuelle doivent se reporter aux illustrations de la collection "Récits" parue en 1956 (2003), introuvable, est-il besoin de le préciser.

Les premiers chapitres sur l'enfance (on dit en matière de légendes "les enfances") d'Ulen- spiegel nous réjouissent et nous agacent à la fois par la fraîcheur faussement retrouvée des légendes du quinzième siècle, si proches par leur ton du Roman de Renart. De Coster a su merveilleusement retrouver le parfum de cette langue, juste ce qu'il en faut pour que cela demeure compréhensible tout en restant dépaysant. L'agaçant consiste en ce parfum de déjà vu de toutes ces farces issues de fabliaux, en tous lieux et à toutes époques. Nous reconnaissons bien là les occasions de gros rires, qui ne nous arrachent plus que quelques sourires de commisération nostalgique. Mais très vite le ton devient plus grave. De Coster en effet s'est servi de ce héros représentatif, commun à la Belgique, aux Pays-Bas et à l'Allemagne du Nord-Ouest, pour évoquer le difficile et cruel accouchement de la nation belge, de la nation belge. Il met aux prises le héros qu'il a confisqué pour la bonne cause avec la répression qui s'abattit sur ces pays-là sous les règnes finissant de Charles-Quint et commençant de Philippe II. Vers les années 1570 en effet les souverains catholiques d'Espagne, possesseurs également des riches contrées de Flandres, n'entendaient pas que ces provinces fussent affectées par le mal nouveau du protestantisme.

Il s'agissait d'ailleurs bien moins de religion que de soulèvement populaire, contre un prince étranger certes (encore que Charles-Quint fût issu de pays wallon) – bien moins de religion donc que de justice. Les moines étaient en effet les agents de la tyrannie, aidant à prélever les énormes impôts et en retenant plus que leur part, semant aussi bien la terreur par leurs discours stupides concernant l'enfer et autres bondieusetés empoisonnantes. C'était la dictature : chacun pouvait dénoncer son voisin et empocher une partie de son héritage, le roi, d'Espagne s'entend, gobant le reste des biens du banni. les hommes étaient brûlés, les femmes enterrées vives.

Et tous torturés généreusement, au moindre soupçon. De Coster imagine que le père de son héros est dénoncé par un rapace, torturé ; que le fils, traînant déjà derrière soi un passé de joyeux luron fainéant et chapardeur, soit obligé d'accomplir un pélerinage, qu'il ne mènera guère à bien si ma mémoire est exacte. Ce pélerinage lui sera prétexte pour continuer d'errer, et de prendre les armes, finalement, avec bon nombre d'habitants révoltés, contre l'occupant qui saigne le pays à blanc. Il a pour compagnon, tel Don Quichote, un personnage gras et sympathique, Goedzak (mentionné dans le titre complet de l'œuvre du XIXe siècle). Cela veut dire "Bonne Parole", ou peut-être "Bon Sac" ( à nourriture), bon cuisinier, chagrin d'avoir perdu sa femme qui l'a abandonné pour suivre un religieux.

Plus il a de chagrin, plus il mange.

Ulenspiegel vit d'expédients, fauchant saucisses et bonnes femmes consentantes, Goedzak se maintenant en état de chasteté afin de retrouver sa femme infidèle disparue. Mais ils risquent tous deux leur vie, servant d'agents de liaison entre les différents acteurs de cette révolte, où il faut distinguer les nobles, pas toujours sûrs, et les gens du peuple ou de la bourgeoisie, comportant aussi leurs traîtres.

Ulenspiegel possède une fiancée qui l'attend, telle celle de Peer Gynt, jusqu'à ce qu'il revienne de ses aventures, triomphant ou menacé. Je crois bien qu'il est exécuté, mais qu'il se redresse avec sa fiancée dans les bras, proclamant son immortalité dans les âmes et les cœurs belges. Peu importe. La vérité historique est cernée de fort près, l'indignation serre le cœur du lecteur à la vue de toutes ces injustices inévitables : tous les mauvais pressentiments se vérifient, les

religieux de ce temps-là ne sont que des bourreaux plus hypocrites que les autres. Comment ne pas se sentir plein de pitié pour ces femmes que l'on torture pour les avoir vues parler à leurs vaches, ce qui leur vaut d'être accusées de sorcellerie, parlant à des animaux ? Comment ne pas s'exalter à la lutte de ces consommateurs de foire, qui se battent à l'intérieur d'une auberge pullulant de traîtres ? Je pensais au Chevalier des Touches de Barbier d'Aurevilly... Toutes ces luttes se ressemblent.

Et cette littérature de soulèvement populaire comprend ses morceaux de bravoure, que l'on retrouve évidemment. Il n'est pas jusqu'au langage de la Renaissance, avec sa truculence convenue, qui ne finisse par lasser quelque peu. L'intérêt universel pour Till Ulenspiegel, bouffon mystique et de tous temps, tenant de Scapin et de Figaro (pour anticiper), le cède à l'intérêt historique, d'aucuns diront anecdotique et réducteur. Ou amplificateur, selon qu'il est considéré du côté belge ou du côté mondial. Toutes les luttes pour la liberté se ressemblent, assurément...

Notons toutefois que cette langue française du XVIe siècle est censée recouvrir un original flamand, dont certaines expressions sont habilement introduites par l'auteur, qui nous familiarise ainsi avec le baes et la baesine, "le patron et la patronne", ou le bruinbeer, qui est de la bière brune. Mais de l'avis des meilleurs flamingants, la traduction en flamand qui fut tentée n'est pas terrible, et possède beaucoup moins de verdeur que le français

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