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Costume, Principal et cadeaux


  

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 Pour ma première véritable rentrée, je m'étais présenté en costume, solennel ; j'étais bien le seul, plus « habillé » que le principal lui-même. Une fois je me suis excusé, à l'entrée où il se plaçait pour serrer la main à tout le monde, d'être souvent maladroit dans mes rapports humains. Grand seigneur, il avait laissé entendre que ce n'était rien. Mais pour cinq minutes de retard, je l'ai vu marcher de long en large dans le hall d'entrée, m'attendant le sourcil froncé, ridicule comme un Père Fouettard. Je le revois encore, ce gros dindon rougeaud, me donner des conseils pour « me faire aimer », avec des gourmandises de psychologue à deux balles qui aurait enfin sondé les arcanes de son disciple... Il me dit que les enfants ne pouvaient pas me suivre, que tout était chez moi précipité, bordélique : « Il y a deux classes qui se tiennent mal dans cet établissement, Monsieur C., et ce sont les vôtres ! » - en présence des élèves... Il me dit qu'on m'avait surpris à me rouler dans l'herbe, je manquais de pondération, il fallait faire attention. Ce principal portait le nom d'un boulevard parisien. En ce dernier Noël d'avant 2015, les parents n'estimaient pas incongru de faire un présent au professeur de leurs enfants.
    Mes vingt-cinq élèves de 6e 1 rivalisèrent de cadeaux, même ceux qui m'avaient le plus humilié (il n'y a rien de plus humiliant, croyez-moi, que l'indiscipline de petits merdeux ; « J'en suis encore toute tremblante », disait une caissière) : Valet, petit con insolent, qui me prenait pour un "tout, mais tout petit garçon", m'a offert une minuscule lampe de poche de trois sous en faux plaqué-or ; je l'ai conservée longtemps. Tous ces enfants natifs de 2003 sont à présent quinquagénaires. Je n'avais que douze ans de plus qu'eux. Mes cadeaux recouvraient toute une table de la salle des profs, parce que je n'avais pas su où les mettre, mais je n'étais pas peu fier d'étaler ainsi le produit de tant d'amour : aucun de mes collègues n'avait dépassé deux ou trois offrandes.
    Le proviseur, toujours entre deux gueuletons, rubicond, furax, vrombissait autour de ma table-exposition en tâchant de ne rien regarder. Ce fut au point qu'une jeune brune, à présent mémère, lui offrit pour la rentrée de janvier un superbe cadeau personnel, et comme nous étions tous à nous récrier – on l'avait surpris plus d'une fois l'oreille collée à la porte d'un cours - elle dit simplement : « Cet homme est seul ; il est immensément seul. » J'espère vraiment qu'ils ont couché ensemble. Le proviseur est mort l'année suivante. Personne, à St-Blase, ne l'a regretté. En revanche, la 5e2,  que je chouchoutais, dont j'aimais le plus les filles, ne m'offrit qu'une ou deux insignifiances, parmi lesquelles un numéro du Canard Enchaîné soigneusement enveloppé, que j'avais déjà lu (les filles se murmuraient l'une à l'autre à l'oreille : « Il l'a déjà. »).
    Je feignis une vive surprise, et le contentement le plus marqué. On se croit aimé, on ne l'est guère ; et ceux qui vous ont le plus chahuté conservent le meilleur souvenir de vous. Cette même année survint la Galaxie Quatorze, de nos jours encore incompréhensible : plus question de cadeaux petits-bourgeois lèche-cul. J'ai retrouvé plus tard, en Turquie, la coutume des cadeaux, quoique en moins grande quantité ; mais j'étais aimé sans l'être. Ce n'était plus qu'une tradition, qui disparut là aussi l'année suivante.

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