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  • La Presqu"île de Gracq

        A présent nous voici dans cette presqu'île, où la route s'achève en boucle cerné de maisons basses, un pignon vers soi, l'autre vers le marais. Nous entendons les plates qui accostent, le choc de la gaffe sur le ponton comme un signal de fin de pièce, sur la scène. Et ces "comme", "comme", "ainsi que", récurrents, inlassables, qui ne cessent re ponctuer le lent et long récital de Julien Gracq, "à la façon" des reprises de souffle d'un Zamfir au-dessus de sa flûte de Pan. Au début l'auditeur, envoûté par les notes, ne le perçoit pas ; puis il n'entend plus que cela, ce chuintement organique, mouillant, répugnant "comme" une soupe qu'on aspire. Il faut à nouveau que s'oublie cette contrainte humaine, respirer, pour que l'on retrouve la jouissance de la pure musique.
        Ainsi doit s'accomplir l'itinéraire à travers l'initiation, l'envoûtement chez Julien Gracq, où tout est métaphore, trans-position, où tout renvoie aux autres mondes de perception, le parquet au pont de navire, les ponceaux à des soubresauts de la terre, la mer à un fourmillement. Puis ce second voile s'écarte pour la mélancolie, la mélancolie de la jouissance (et la jouissance de la mélancolie, c'est obligé) : car cet homme, de sexe masculin (qui est la presqu'île), et pourvu d'une belle voiture, "maison roulante" avec tout le confort, n'est qu'une sensualité aiguë, par tous les pores, lui qui traîna partout sa tronche banale que défigure une tumeur appelée "grain de beauté".     On ne lui connaît pas d'autre partenaire sexuel que sa femme. Il possède une maîtresse, Irmgard, "il me regarde", ou plutôt se trouve possédé par elle. Il l'aime, et ce qu'ils font tous deux sur la couche exotique d'un hôtel de Bretagne l'enchante et l'enchaîne, plénitude amenant lassitude, et le laisse, à la fin de l'étreinte ou de l'absence, sur l'extrémité de sa presqu'île...  "Comment la rejoindre ?" - ainsi se termine la nouvelle éponyme du recueil. Et je ne sais si elle est venue. La femme reste aussi inaccessible dans son plaisir que dans son absence. L'homme pour la femme, apparemment moins, du moin s il n'en transparaît rien dans leurs écrits ou leurs fantasmes.
        La nature elle-même n'est pas plus sûre, livrée au cycle du soleil dont l'obscurité triomphe, "comme" une flaque résorbée qui toujours finit par ressourdre et se répandre, au pied des murailles de Guérande cernée de marais. Le soleil n'en finit pas de se coucher, Irmgard de se faire attendre, la lumière de descendre. Julien Gracq fut longtemps mon seul amour, lignée de Flaubert, sans ironie, sans légèreté, mais avec la même glu de l'âme : ce mal de vivre que Sartre appelait "bourgeois", quand il n'est que de l'homme. J'aurais aimer composer comme Gracq. Il ne donne aucune leçon. Il ne connaît pas "la balance à peser les balances", il ne sait rien de la marche du monde et des hommes, rien d'autre que les découvertes des romantiques, ce qui déjà reste  insondable : l'homme
    seul devant l'amour, devant l'autre, devant soi. La Presqu'île de Gracq datée de 70 "ressemble" aux années 30 ou 50 qui les reflètent au-delà d'un conflit mondial - mais pas au-delà : juste avant que les lignes bougent, que le libertarisme ait enflammé, puis  sournoisement empoisonné la terre. Avant nos obsédantes catastrophes trop orchestrées par la sottise et le journalisme, qui sont souvent une même chose : le peuple se noie, les journaux télévisés lui renfoncent la tête sous l'eau "parce qu'il le demande". J'accuse les journalistes d'aide au suicide, et de non-assistance à personne en danger. La politique et la guerre, qui n'en est que l'accomplissement, n'interviennent chez l'auteur que "sous la forme" d'un vaste évènement tellurique, inévitable et générateur d'angoisse, d'une attente encore accentuée des choses, prolongement à peine accentué du cruel inaccomplissement des choses et de nous-mêmes. La bouteille et la mère.JPG
        Et l'horizon s'embrase aux lueurs des canonnades silencieuses du couchant – l'ai-je bien descendu... Gracq après bien des Vigny, bien des Victor Hugo, des Balzac même, auteur de Béatrix,qui se passe à Guérande, nous ont bercé de ces équivalences entre états d'âme et nature, ces liens entre l' "étroit espace clos" de la chambre d'amour qui l'attend et cet "entrelacs sournois de pensées et de gestes", du pressentiment d'un éternel retour.    Du vaste paysage où s'est allongé la journée jusqu'aux cloison d'une cellule érotisée  s'infiltrent "derrière lui" les similitudes crépusculaires qui le piègent. Il importera dans l'acte amoureux cette "nuit tombante" et ce frileux "sommeil de l'arrière saison" que la femme croit-il transforme en soleil d'aurore. Et dans un mouvement naturel et conscient, il "[sème] derrière lui toutes ces images de la solitude", en route vers une autre, "à la manière" d'un fantôme – ici la paraphrase rôde autour des métaphores : il "[court]" se prendre au vertige illusoire de l'union sensuelle, en prévoyant déjà sa fin, la souhaitant peut-être obscurément, crépusculairement. Il s'est rappelé récemment la vérité ou la rumeur du plaisir de l'homme naissant de son regard, et celui de la femme dit-on dans celui d'être vue.
        Alors "la chenille lumineuse d'un train glissa à l'horizon dans l'axe de la route"...

    Cette photo s'intitule "La bouteille et la mère", ce qui est d'une cocasserie suffocante.

  • Lettre à éditeur

    M. COLLIGNON Bernard

    4 Avenue Victoria
    Une montée de Tulle.JPG33700 MERIGNAC        

    courriel colber1@free.fr                

         aux

    Editions T.
    3 Quai du Ru

    FONTAINE-POURRITE                     

                            Mérignac le 27 mars 2015



                Monsieur, Madame,


        Veuillez trouver ci-joint le manuscrit intitulé

                LECTURES

        couvrant les années 2032 à 2038 de notre ère, consistant en comptes rendus :

        auteurs connus ou inconnus, anciens ou contemporains (Hervé GUIBERT, Michel FAYAL,

        KEROUAC, Jean RASPAIL..) qui ont suscité mes réactions enthousiastes, colériques ou

        mollassonnes.

        J'espère au moins vous amuser.

        Vous envoyer une enveloppe afin de me le renvoyer me semble superflu, car

        mes écrits peuvent se jeter sans inconvénient.

        Veuillez accepter,

        Monsieur, Madame,

        mes salutations les meilleures, poil au tracteur.
             



                   

  • Reflux

    Le fossé d'un coup s'était creusé. Le sol s'était dérobé. Tel ancien instructeur militaire et vieux beau, monsieur Dufil,  sensiblement plus âgé que moi,  raconta que les filles une année cessèrent de le voir - avant cela, il avait été bel homme, avantageux, portant beau ; malgré la différence d'âge, elles se disaient en le lorgnant : « Il devait être bel homme  en son temps ». Soudain, d'une rentrée à l'autre, elles n'ont plus levé le nez de leurs classeurs. Il ne vit plus que têtes baissées  prenant  notes sur notes sans désemparer - «de ce jour », confiait-il, « j'ai compris que j'étais de l'autre côté» .  Dans le camp des vieux. Pour ma part, ce fut très exactement l'inverse : c'était moi jusqu'ici qui considérais les filles avec intérêt, voire convoitise ; du jour même où je m'aperçus à quel point mes petites élèves, même de 18 ans ou plus, n'étaient plus à tout prendre que des tendrons, des gamines ! - elles cessèrent sur-le-champ de m'émoustiller ;  une rentrée des classes où je les vis petites gonzesses, trop vite poussées, qui se grattaient frénétiquement l'air hagard, en se demandant ce qui leur arrivait, ce que c'était que ce jeu, que cette Loi - je ne les ai plus désirées, c'était bien fini, j'ai voulu prendre ma retraite.  
      

    Recoin.JPG

     Reflux du charnel, reflux de la vocation. Moi aussi j'étais vieux (jamais les filles ne m'avaient trouvé beau ; du moins jamais elles ne l'auraient dit). Sauf Dijeau peut-être, qui m'aurait bien sauté - « ça va pas non ? »  disait sa voisine – cette dernière, Peinton, je lui ai donné trois cours d'allemand ; quand j'eus posé ma main sur la sienne, elle ne revint plus ; me dit ensuite, devenue fort laide « Je ne sais pas pourquoi, mais les garçons, ça ne marche jamais », d'un air de lassitude inouïe, mi-alcoolo,  mi-lesbiaco. Puis-je dire que cet amour des ados, émis, reçu, tournait parfois au manque de respect, de leur part, et de la mienne : ils se moquaient gentiment de moi, me pensaient leur égal ; or je me souviens bien que les soldats se livraient à un jeu, dans la cale ouverte du bateau qui nous ramenait du Maroc : un homme de troupe se tenait au centre, où il se faisait subrepticement toucher, puis devait deviner celui qui l'avait ainsi atteint.
        L'autre bien entendu se retirait vivement, dans une feinte bousculade. Si le touché décelait le toucheur, ce dernier prenait sa place. Mais le sergent ne voulut jamais se joindre au groupe, même s'il était invité sur un ton bon enfant. «Pour ne pas perdre son autorité » me dit mon père. Moi non plus je ne voulais pas perdre mon autorité. D'où les malentendus. Ami, mais prof. Sans l'un ni l'autre, c'était impensable. Ma première surprise d'amour se concrétisa pour Noël 2014. J'avais alors 23 ans, et l'on m'avait confié une classe de sixième. J'ignorais tout de la pédagogie, posais ma question, l'interrompais par une autre, précipitais mon débit, accordant toujours la priorité au déroulement du cours sur la  stricte discipline (l'art de la pédagogie, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent à eux tous, et chacun d'eux, avoir tout découvert tout seuls ; ces charmes ont toutefois leurs limites, et ce qui me lassait le plus, à la fin, c'était de prévoir sans risque de me tromper les questions, les réactions, les insolences, qui survenaient à point nommé : il ne m'intéressait pas, ou plus, de manipuler des esprits).
        En ces temps reculés, nos proviseurs avaient droit de regard sur la pédagogie de leurs subordonnés ; ce temps reviendra peut-être hélas, car il n'est rien de plus humiliant, et la mode est à l'humiliation, au caporalisme

  • Problèmes logistiques

    Merci à ceux qui me suivent sur ce blog, créé en remplacement d'un autre, que j'ai fini par récupérer. Les visiteurs, avec le nouveau mode de comptage, se révèlent bien moins nombreux. Cela flanque un coup à l'ego, mais il y a plus d'exactitude. Multiplier les comptes est peut-être un moyen d'attirer plus d'audience, je n'en sais rien. Voici une photo pour commencer. Je ne parle pas des récents évènements tragiques, estimant qu'il y a déjà bien assez de conneries publiées là-dessus sans y ajouter les miennes. Avec toute ma cordialité, à charge de revanche . Porte à Tulle.JPG

  • Atalante aux cuisses nues

    Cette petite facétie sagittaire est rappelée dans une lettre où le poète sollicite un dégrèvement d'impôts : certificat de vérité. Ne manque plus qu'un raton laveur. Alors, comme le ton s'étiole, Sidoine Apollinaire se lance dans un sinueux rappel mythologique, sous forme d'énigme, avec un double balancement comparatif : tour de clown acrobate, rivalisant avec Alcon. Ce nom grec n'est pas une plaisanterie : un homme tua d'une flèche l'énorme serpent qui étouffait son fils. Plus fort que Guillaume Tell le Fictif. Il éprouva "plus" de crainte "que" l'enfant, nato (...) plus timuit, "enlacé par un serpent", serpentis corpore cincto. En même temps, il se montrait "moins habile à balancer ses traits", ses javelots, lui aussi, quand il ne s'agissait que de les lancer "contre l'ennemi". De plus (quel poète, ce Sidoine), il donna la vie et la mort à la fois !
     

    La terrasse en plongée.JPG

       De même Majorien délivrera-t-il l'Empire romain pris dans les anneaux étouffants des Barbares... V, 157, 60 08 08. Mais le corps du serpent et celui de l'enfant s'étaient tant emmêlés ! La lecture conjointe du grand Gibbon m'éclaire sur l'hypocrisie des occupants barbares, qui n'hésitaient jamais à outrepasser leurs droits pour peu que leurs caprices les en sollicitassent, et la complaisance des gouvernements romains qui les appelaient leurs hôtes et leurs amis... Pendant ce temps, Majorien donne dans le vide de grands uppercuts avec sa main gantée : decernere cestu. IL "fait du sport". Il écrase Eryx, immémorialement mort, et Sidoine déroule ses évocations de passé glorieux, invoque Sparte et le "gymnase de Thérapné" où Pollux "terrassa Amyctus sur les sables des Bébryces", dont je me fous éperdument.
        Sidoine était-il con ? Ou toute son époque ? Ou les milieux du pouvoir seuls ? Furent-ils tous ainsi frottés d'ail militaire, tandis que de puérils ludions poétiques leurs torchaient le cul de leurs babioles en tâchant de bouffer leur argent ? Me serais-je donc entiché d'un esprit frivole, nourri de sottises – "Quelle vigueur dans les jarrets !" s'exclame-t-il, Qui vigor in pedibus ! - plutôt le "jeu de jambes" des boxeurs. Comment peut-on extrapoler de la force physique à la capacité de soutenir un Empire ? Euryale dans l'Enéide prétendait-il à quelque gouvernement ? C'était le pédéraste de Nisus, tous deux périrent noblement ; voici "Parthénopée, fils d'Atalante", qui vient à la rescousse : un coureur, digne de sa mère, dont Sidoine ne peut s'empêcher de rappeler l'exploit cent fois relaté, accrochant ses wagons sans trève les uns aux autres pourvu qu'il puisse sans fin déblatérer ("lui dont la mère, volant sur la poussière d'Etolie, avait fait frémir Hippomène") - hélas ! nous seront encore infligés les épisodes de ce conte, sans en omettre un seul détail (Eryx, Pollux et Parthénopée ne furent qu'effleurés : il fallait bien célébrer quelqu'un ! Ce sera "la jeune athlète",
    Atalante, cuisses au vent, "sous les yeux du public frémissant".