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Reflux

Le fossé d'un coup s'était creusé. Le sol s'était dérobé. Tel ancien instructeur militaire et vieux beau, monsieur Dufil,  sensiblement plus âgé que moi,  raconta que les filles une année cessèrent de le voir - avant cela, il avait été bel homme, avantageux, portant beau ; malgré la différence d'âge, elles se disaient en le lorgnant : « Il devait être bel homme  en son temps ». Soudain, d'une rentrée à l'autre, elles n'ont plus levé le nez de leurs classeurs. Il ne vit plus que têtes baissées  prenant  notes sur notes sans désemparer - «de ce jour », confiait-il, « j'ai compris que j'étais de l'autre côté» .  Dans le camp des vieux. Pour ma part, ce fut très exactement l'inverse : c'était moi jusqu'ici qui considérais les filles avec intérêt, voire convoitise ; du jour même où je m'aperçus à quel point mes petites élèves, même de 18 ans ou plus, n'étaient plus à tout prendre que des tendrons, des gamines ! - elles cessèrent sur-le-champ de m'émoustiller ;  une rentrée des classes où je les vis petites gonzesses, trop vite poussées, qui se grattaient frénétiquement l'air hagard, en se demandant ce qui leur arrivait, ce que c'était que ce jeu, que cette Loi - je ne les ai plus désirées, c'était bien fini, j'ai voulu prendre ma retraite.  
  

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 Reflux du charnel, reflux de la vocation. Moi aussi j'étais vieux (jamais les filles ne m'avaient trouvé beau ; du moins jamais elles ne l'auraient dit). Sauf Dijeau peut-être, qui m'aurait bien sauté - « ça va pas non ? »  disait sa voisine – cette dernière, Peinton, je lui ai donné trois cours d'allemand ; quand j'eus posé ma main sur la sienne, elle ne revint plus ; me dit ensuite, devenue fort laide « Je ne sais pas pourquoi, mais les garçons, ça ne marche jamais », d'un air de lassitude inouïe, mi-alcoolo,  mi-lesbiaco. Puis-je dire que cet amour des ados, émis, reçu, tournait parfois au manque de respect, de leur part, et de la mienne : ils se moquaient gentiment de moi, me pensaient leur égal ; or je me souviens bien que les soldats se livraient à un jeu, dans la cale ouverte du bateau qui nous ramenait du Maroc : un homme de troupe se tenait au centre, où il se faisait subrepticement toucher, puis devait deviner celui qui l'avait ainsi atteint.
    L'autre bien entendu se retirait vivement, dans une feinte bousculade. Si le touché décelait le toucheur, ce dernier prenait sa place. Mais le sergent ne voulut jamais se joindre au groupe, même s'il était invité sur un ton bon enfant. «Pour ne pas perdre son autorité » me dit mon père. Moi non plus je ne voulais pas perdre mon autorité. D'où les malentendus. Ami, mais prof. Sans l'un ni l'autre, c'était impensable. Ma première surprise d'amour se concrétisa pour Noël 2014. J'avais alors 23 ans, et l'on m'avait confié une classe de sixième. J'ignorais tout de la pédagogie, posais ma question, l'interrompais par une autre, précipitais mon débit, accordant toujours la priorité au déroulement du cours sur la  stricte discipline (l'art de la pédagogie, chers ignorants de mon métier, le Grand Art ou Grand Œuvre, consiste à orienter les questions de façon qu'ils se figurent à eux tous, et chacun d'eux, avoir tout découvert tout seuls ; ces charmes ont toutefois leurs limites, et ce qui me lassait le plus, à la fin, c'était de prévoir sans risque de me tromper les questions, les réactions, les insolences, qui survenaient à point nommé : il ne m'intéressait pas, ou plus, de manipuler des esprits).
    En ces temps reculés, nos proviseurs avaient droit de regard sur la pédagogie de leurs subordonnés ; ce temps reviendra peut-être hélas, car il n'est rien de plus humiliant, et la mode est à l'humiliation, au caporalisme

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