Les vautours de Quatorze (Lemaître, Au revoir là-haut)
Les vautours font ripaille, les portefeuilles s'épaississent, Le court extrait à venir concerne le capitaine Pradelles, escroc très bien considéré dans les hautes sphères, qui s'entretient de finances avec la plus pure désinvolture :
"La Commission d'adjudication des marchés publics se réunissait ce jour-là, elle était en conclave depuis quatorze heures. Grâce à ses interventions et à cent cinquante mille francs de dessous de table, Pradelle l'avait bétonnée : trois membres, dont deux à sa botte, devaient trancher sur les différentes propositions, décider en toute impartialité que la société Pradelle et Cie présentait le meilleur devis, que son spécimen de cercueil , déposé au magasin du Service des sépultures, était le plus conforme à la fois à la dignité des Français morts pour la patrie et aux finances de l'Etat. Moyennant quoi, Pradelle devait se voir attribuer plusieurs lots, une dizaine si tout allait bien. Peut-être davantage.
- Et au ministère ?
" Un large sourire s'épanouit sur le visage étroit de Jardin-Beaulieu," (c'est un petit bonhomme qui vendrait son âme au diable pour faire partie de la haute société pourrie) "il avait la réponse :
" - L'affaire est dans le sac !
" - Oui, ça, je sais, cracha Pradelle, excédé. La question, c'est quand ?
" Son souci n'était pas seulement lié aux délibérations de la Commission d'adjudication. Le Service de l'état-civil, des successions et des sépultures millitaires dépendant du ministère des Pensions était autorisé, en cas d'urgence ou s'il l'estimait nécessaire, à attribuer des marchés de gré à gré. Sans passer par un appel à concurrence." Barrière bien insuffisante, susceptible même d'attiser plus encore les convoitises. " Une vraie
situation de monopole s'ouvrirait dans ce cas pour Pradelle et Cie qui pourrait facturer à peu près ce qu'il voudrait, jusqu'à cent trente francs par cadavre...
" Pradelle affectait le détachement que les esprits supérieurs adoptent dans les circonstances les plus tendues, mais il était, en fait, d'une nervosité folle. A sa questin, Jardin-Beaulieu n'avait jhélas pas encore de réponse. Son sourire s'effondra." C'est du Pagnol, carrément, du Topaze, en plus sinistre.
" - On ne sait pas.
" Il était livide. Pradelle détourna le regard, c'était le congédier. Jardin-Beaulieu battit en retraite, fit mine de reconnaître un membre du Jockey et se précipita piteusement à l'autre bout du vaste salon." Quand je vous disais qu'on s'amusait bien. "Pradelle le vit s'éloigner, il portait des talonnettes. S'il n'avait pas été miné par le complexe de sa petite taille, qui lui faisait perdre tout son sang-froid, il aurait été intelligent, dommage. Ce n'était pas pour cette qualité que Pradelle l'avait recruté dans son projet. Jardin-Beaulieu avait deux mérites inestimables : un père député et une fiancée sans le sou (sinon, qui aurait voulu d'un pareil nabot !), mais ravissante, une jeune fille très brune avec une jolie bouche que Jardin-Beaulieu devait épouser dans quelques mois. A la première présentation, Pradelle avait pressenti que cette fille souffrait en silence de cette alliance avantageuse qui discréditait sa beauté." J'aurais plutôt dit "désavantageuse", mais après tout, le fils d'un député... "Le genre de femme qui aurait besoin de revanches et, à la voir se déplacer dans le salon des Jardin-Beaulieu - Pradelle avait un oeil infaillible pour cela, comme pour les chevaux, disait-il -,il aurait parié qu'en s'y prenant bien, elle n'attendrait même pas la cérémonie.
" Pradelle retourna à l'observation de son verre de fine, considérant pour la énième fois la stratégie à adopter.
" Pour fabriquer autant de cercueils, il faudrait sous-traiter avec pas mal d'entreprises spécialisées, ce qui était rigoureusement interdit par le contrat avec l'Etat." La vie, la mort, le sperme, les asticots, la soupe est prête. "Mais si tout se passait normalement, personne n'irait y voir de plus près. Ce qui comptait - l'opinon était unanime -, c'était que le pays dispose, dans un délai décent, de jolis cimetières peu nombreux, mais très grands, permettant à tout un chacun de classer enfin cette guerre parmi les mauvais souvenirs." - et de se remettre à baiser pour la prochaine. Ceux qui n'aiment pas lire ont tort : ils se privent de la mathématique même de la vie, car les situations obéissent assurément à des schématisations caricaturales, mais qui représentent très bien la géométrie des rapports humains, dans toute leur simplissime puanteur ; la littérature dévoile tous les rouages, de même que l'algèbre permet d'envoyer, finalement, des sondes sur les comètes.